Plutôt que de garantir l'apaisement politique, le partage du pouvoir entre le président Félix Tshisekedi et son prédécesseur Joseph Kabila attise de plus en plus les tensions. © TONY KARUMBA/belgaimage

Dix clés pour comprendre les dessous du bras de fer entre Tshisekedi et Kabila

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Cinq mois après l’investiture de Félix Tshisekedi, tensions et incidents mettent à rude épreuve la coalition qui lie le clan du président à celui de son prédécesseur.

Ceux qui, en RDC et à l’étranger, ont vu dans le pouvoir bicéphale mis en place il y a cinq mois à Kinshasa un moindre mal, une formule garantissant l’apaisement politique et la stabilité du pays, doivent déchanter. Les tensions sont de plus en plus vives entre les partisans du président Félix Tshisekedi, investi le 24 janvier, et ceux de son prédécesseur, Joseph Kabila, qui a conservé la mainmise sur le pouvoir grâce à son écrasante majorité dans les assemblées. L’alliance entre pro-Kabila du Front commun pour le Congo (FCC) et pro-Tshisekedi de la coalition Cap pour le changement (Cash) ne tient que parce que le contact est maintenu au plus haut niveau. La base de chaque camp, elle, affiche une défiance croissante, tandis que kabilistes et tchisekedistes ne sont pas encore parvenus à se mettre d’accord sur la composition du prochain gouvernement. La coalition est-elle au bord de la rupture ? Tshisekedi, qui profite du vide politique pour prendre des décisions, peut-il faire évoluer le rapport de force en sa faveur ? Décryptage de la crise en dix questions.

Tshisekedi tient à avoir un contrôle sur le budget de l’état et sur le système sécuritaire.

1. Nouveau gouvernement : pourquoi ça coince ?

Selon nos sources, le bras de fer entre les négociateurs du FCC et de Cash a surtout pour objet deux portefeuilles clés du futur gouvernement congolais : les Finances et l’Intérieur.  » Tshisekedi tient à avoir un contrôle sur le budget de l’Etat et le système sécuritaire, tandis que Kabila ne veut pas céder ces deux postes « , glisse un proche de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS, composante de Cash). De plus, le président rejette les candidatures de figures de l’ancien régime, accusées de détournement de fonds ou visées par des sanctions européennes ou américaines. Faute d’accord entre le clan du président  » honoraire  » et celui de son successeur, le gouvernement n’a pu être mis en place avant le 15 juin, date de la fin de la session ordinaire du Parlement, l’institution habilitée à investir l’exécutif national. Une session extraordinaire pourrait être convoquée. A suivre…

2. FCC-Cash : quel équilibre au gouvernement ?

Pour les pro-Kabila, pas question de concéder au clan présidentiel plus de 20 % des postes ministériels, plafond porté à 26 % par la suite. Mais Tshisekedi réclame 45 % des postes. Selon la règle appliquée sous le règne de Kabila, le nombre de portefeuilles accordés à un parti de la majorité est proportionnel au poids de son groupe parlementaire. Cette comptabilité ne convient pas au clan Tshisekedi : le FCC compte sept fois plus d’élus que Cash au Parlement et la majorité kabiliste vient d’être renforcée : le 10 juin, la Cour constitutionnelle a invalidé 23 élus nationaux issus des rangs de l’opposition, sièges attribués au FCC, fort désormais de plus de 360 députés sur 500.  » Les décisions de la Cour ne peuvent être attaquées, relève un opposant. De plus, la Ceni, la commission électorale, n’a pas publié les PV des résultats électoraux complets. Sur quelle base légale un élu pourrait-il contester son invalidation ? « .

En juin, des militants de l'UDPS s'en sont pris à des bureaux du parti de Joseph Kabila pour signifier leur mécontentement. Félix Tshisekedi suivra-t-il sa base ou s'en démarquera-t-il ?
En juin, des militants de l’UDPS s’en sont pris à des bureaux du parti de Joseph Kabila pour signifier leur mécontentement. Félix Tshisekedi suivra-t-il sa base ou s’en démarquera-t-il ?© JOHN WESSELS/belgaimage

3. Vers une rupture entre Tshisekedi et Kabila ?

Au sein de l’UDPS, l’accord secret de partage du pouvoir entre l’actuel et l’ancien chef de l’Etat fait grincer des dents. Des militants réclament avec insistance sa publication, voire la fin de cette alliance. Elle est encore plus vivement contestée depuis l’accès de fièvre du 7 juin : des députés FCC ont remis en cause la régularité d’ordonnances présidentielles de nomination à la tête de la Gécamines et de la Société nationale des chemins de fer du Congo (SNCC). En réaction, des députés de Cash ont accusé la plateforme politique de l’ancien président d’  » outrage  » et de  » propos injurieux  » envers l’actuel chef de l’Etat. Des incidents ont opposé des militants du PPRD, le parti de Kabila, aux  » combattants  » pro-Tshisekedi de l’UDPS. Les députés UDPS accusent le FCC de vouloir conserver tous les leviers du pouvoir.  » Une rupture entre Félix Tshisekedi et Joseph Kabila déboucherait sur une grande instabilité politique « , commente le politologue Bob Kabamba.

4. Tshisekedi va-t-il suivre la base de son parti ?

En novembre dernier, après des manifestations de militants de l’UDPS, Félix Tshisekedi s’est retiré de l’accord de Genève qui désignait le député Martin Fayulu candidat unique de l’opposition à la présidentielle. En mars, après la défaite écrasante de l’UDPS aux élections sénatoriales, ces jeunes militants ont manifesté dans plusieurs villes du pays contre la razzia électorale du FCC. Tshisekedi a alors suspendu l’installation des sénateurs élus. Mais cette décision a été qualifiée d’anticonstitutionnelle par le FCC et Tshisekedi a fait marche arrière. En juin, les  » combattants  » de l’UDPS ont incendié et pillé des sièges locaux du PPRD de Kabila. A Kinshasa, ils ont envahi l’Assemblée nationale et s’en sont pris à des élus. Le mécontentement croissant des militants de l’UDPS place Tshisekedi devant un dilemme : soit il suit sa base, ce qu’il s’était engagé à faire, soit il s’en démarque, au risque de la voir se retourner contre lui.

5. Pourquoi la « guéguerre » au sein de l’UDPS ?

Félix Tshisekedi a nommé pas moins de 110 conseillers à la présidence. Ces nominations récompensent des fidèles de l’UDPS et de l’UNC, le parti de son directeur de cabinet Vital Kamerhe. Ce cabinet pléthorique et budgétivore a suscité des critiques. De plus, la base militante de l’UDPS ne se reconnaît pas dans l’équipe présidentielle, composée notamment de personnes revenues de l’étranger et d’anciens collaborateurs de Kabila. Ainsi, le Kasaïen François Beya, chargé de la sécurité au sein du cabinet Tshisekedi, a été à la tête de la Direction générale de migration (DGM) sous l’ancien président. En outre, le fossé se creuse entre la base  » fondamentaliste  » du parti et ses responsables qui participent à la coalition au pouvoir. Parmi ces derniers, le plus contesté est Jean-Marc Kabund, nommé par Tshisekedi président intérimaire du parti de manière unilatérale, et désigné vice-président de l’Assemblée nationale dans le cadre de l’accord avec le FCC. Kabund a repris en main le parti, mais ses relations avec Tshisekedi se sont détériorées. La guéguerre interne à l’UDPS fragilise le président.

Le cabinet pléthorique et budgétivore de la présidence a suscité des critiques.

6. FCC-Cash : de la « coalition » à la « cohabitation » ?

Certains élus UDPS plaident pour que la  » coalition  » avec le FCC soit remplacée par une  » cohabitation « . Toutefois, c’est grâce à cette alliance que Cash a eu sa (petite) part dans le partage des postes au bureau de l’Assemblée nationale. Une logique de cohabitation  » à la française  » conduirait à la formation d’un gouvernement exclusivement kabiliste. Tshisekedi devrait se contenter de ratifier les décisions de ministres FCC. Il régnerait sans gouverner, ce qui susciterait la révolte des militants de l’UDPS, déjà très remontés.  » Une cohabitation aboutirait à une impasse politique et à des élections anticipées « , estime l’une de nos sources à Kinshasa.

7. Comment Kabila verrouille l’Assemblée nationale

Disposant de la majorité absolue à l’Assemblée nationale, Joseph Kabila a placé au perchoir, le 5 avril, une fidèle parmi les fidèles : la députée nationale PPRD Jeannine Mabunda Lioko, 54 ans. Née à Kinshasa mais originaire de l’ex-province de l’Equateur, cette licenciée en droit de l’UCLouvain a été ministre et conseillère spéciale de l’ex-président. Si l' » autorité morale  » du FCC l’a choisie comme candidate unique de la coalition FCC-Cash, et non Evariste Boshab ou Aubin Minaku, c’est  » parce que ces deux poids lourds de l’ancien régime ont acquis une certaine autonomie par rapport à Kabila depuis que ce dernier n’est plus président, confie un analyste dans la capitale congolaise. Responsable de l’agenda parlementaire, Jeannine Mabunda Lioko a permis que se déroule le débat houleux du 7 juin à l’Assemblée, qui a vu des députés FCC critiquer ouvertement le président. On voit donc déjà à quel point elle relaie les injonctions de Kabila, qui cherche à faire pression sur le camp Tshisekedi.  »

8. Quel rôle pour le nouveau Premier ministre ?

Le 20 mai, après quatre mois d’attente et de tractations, Félix Tshisekedi a nommé un Premier ministre, Sylvestre Ilunga Ilunkamba. Cet économiste de 73 ans doit sa désignation à la configuration bicéphale du pouvoir congolais. Joseph Kabila a proposé son nom après que trois autres personnalités figurant sur sa liste ont été écartées par le chef de l’Etat. Parmi elles, Albert Yuma, le président de la Gécamines, qui figurait sur une black list américaine.  » Sylvestre Ilunga est un choix par défaut, un plus petit dénominateur commun « , remarque Bob Kabamba. Homme discret, membre du PPRD de Kabila, il est issu de la même ethnie que lui, les Balubas du Katanga. Ce dinosaure mobutiste – il a été ministre sous le règne du maréchal – était depuis cinq ans à la tête de la SNCC, les chemins de fer congolais, société publique mal en point financièrement. Depuis son arrivée à la primature, Sylvestre Ilunga est resté  » sous les radars  » de l’actualité. Et pour cause : simple spectateur des négociations entre le FCC et Cash, il n’a pas son mot à dire dans la composition du gouvernement qu’il est appelé à diriger.

Allié du candidat défait à la présidentielle Martin Fayulu, l'ex-gouverneur du Katanga Moïse Katumbi s'affiche désormais comme un
Allié du candidat défait à la présidentielle Martin Fayulu, l’ex-gouverneur du Katanga Moïse Katumbi s’affiche désormais comme un  » opposant constructif « .© JUNIOR KANNAH/belgaimage

9. Pourquoi la communauté internationale soutient Tshisekedi

La communauté internationale, dont l’objectif prioritaire était la fin du règne de Kabila, a entériné la victoire de Tshisekedi à l’élection du 30 décembre. Malgré les doutes sur la conformité du scrutin et l’amateurisme du cabinet du nouveau président, les  » pays amis  » du Congo misent sur Tshisekedi pour que s’ouvre  » une nouvelle ère  » en RDC, comme l’indique Tibor Nagy, le sous- secrétaire d’Etat américain aux Affaires africaines. L’Union africaine a reconnu le  » bon déroulement  » de la présidentielle et la Chine a exprimé son soutien au nouveau chef de l’Etat. Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, a jugé l’alternance  » effective « . Les relations belgo-congolaises, fortement dégradées depuis deux ans, ont été relancées en mai avec, à la clé, une reprise de la coopération militaire. Toutefois, début avril, à Washington, Tshisekedi a promis de  » déboulonner le système dictatorial de Kabila « . Cette sortie a été peu appréciée au FCC, où l’on goûte modérément le  » double discours  » du président : non conflictuel à Kinshasa et incendiaire à l’étranger.

10. Pourquoi Tshisekedi a besoin des piliers de l’opposition

S’il n’a pas eu les moyens, jusqu’ici, d’entreprendre les réformes annoncées, Félix Tshisekedi a, en revanche, multiplié les signes de décrispation : il a libéré des prisonniers politiques et restitué leurs passeports aux opposants exilés, qui peuvent rentrer au pays. Face au poids écrasant du FCC, le président a besoin à la fois du soutien de la communauté internationale et de l’appui de figures de proue de l’opposition, afin de consolider son pouvoir. Après trois ans d’exil, l’homme d’affaires et ex-gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi, est rentré, le 20 mai, dans son fief de Lubumbashi. Chef de file de Lamuka, la plateforme de l’opposition dont Martin Fayulu a défendu les couleurs à la présidentielle, il se définit aujourd’hui comme un  » opposant constructif « .

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