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Dissensions entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est: « Les populistes me font peur, mais les antipopulistes aussi »

Le Vif

Le projet européen peut-il encore être sauvé, malgré la crise des réfugiés, le nationalisme, le Brexit, la question catalane ? Interrogé par nos confrères de Knack, le politologue bulgare Ivan Krastev cherche les causes et les solutions. « Plus vous dites aux populistes : ‘Vous êtes des fascistes’, plus ils le deviennent.

Pour le politologue Ivan Krastev, la clé de la solution à la crise européenne se trouve en Allemagne.

L’Allemagne n’est plus ce qu’elle était, monsieur Krastev. Les populistes sont au Bundestag, et il y a quatre mois qu’on attend un nouveau gouvernement. Où est la Gemütlichkeit allemande?

Ivan Krastev: L’Allemagne fait partie des « nôtres », si je puis dire. Les Allemands ont longtemps vécu dans un monde totalement différent que celui d’une grande majoritéde pays d’Europe. C’est comme s’ils étaient en vacances alors que les autres devaient travailler. L’Allemagne était un paradis, avec une économie stable et une belle confiance dans les institutions, les partis politiques et les médias. Et si on vit dans son propre monde, il est souvent plus difficile de comprendre les problèmes des autres. Puissance dirigeante de l’UE, l’Allemagne a toujours été accusée d’arrogance. Pensez à la crise grecque, quand ils exigeaient que les Grecs remboursent leurs dettes. Mais ce n’était pas de l’arrogance, c’était de l’incompréhension : ils ne comprenaient pas que les Grecs étaient coincés.

Cette situation a changé. Suite à la crise des réfugiés, le populisme fleurit en Allemagne aussi. Les Allemands apprennent à leurs dépens ce que c’est d’être une société divisée. Le scandale diesel autour de Volkswagen l’a également montré : chez eux aussi, il y a de la corruption. En d’autres termes : l’Allemagne est enfin devenue un pays normal. Peu à peu, les Allemands se rendent compte que les autres ne sont pas simplement des idiots ou des criminels.

Quand êtes-vous allé pour la première fois en Allemagne ?

En 1987 ou 1988, quand j’ai passé deux semaines à Leipzig dans le cadre d’un programme d’échange d’étudiants. Quelque chose se préparait. Je trouvais Leipzig distante et inintéressante sur le plan intellectuel. Mais quand le Mur est tombé en 1989, beaucoup d’Européens de l’Est étaient soudain jaloux. Les Allemands de l’Est rejoignaient l’Allemagne, alors qu’eux n’avaient qu’à se débrouiller.

À cette époque, ils rêvaient de rejoindre l’Europe unie et de reprendre ses institutions.

Si on considère l’histoire de l’intégration européenne comme une histoire de migration, on comprend pourquoi ils reviennent là-dessus. À chaque migration, la deuxième génération découvre les limites : le plafond de verre par exemple, qui entrave la promotion sociale. Par réaction, on regarde le passé dans un prisme romantique. On éprouve le besoin de réfléchir à son identité. Sincèrement, les idées politiques des Allemands de l’Est se rapprochent plus de celles des Polonais que de celles des Allemands de l’Ouest.

Comment expliquez-vous le succès d’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne de l’Est ? Lors des élections du 24 septembre 2017, le parti radical de droite a obtenu 22,5% des voix, contre 11,1% en Allemagne de l’Ouest.

Si les Allemands de l’Est avaient été seulement nostalgiques, ils auraient tout simplement pu continuer à choisir les socio-démocrates de Die Linke. Mais ils ne le font pas. Quand on voyage en Allemagne de l’Est, on entend toujours : « les Allemands de l’Ouest ont repris notre pays. Dans les entreprises, à l’état : partout, ils occupent les emplois les plus importants. » En Europe de l’Est, dans des pays tels que la Hongrie et la Pologne, après les bouleversements de 1989, l’ancienne élite n’a pas été remplacée par une nouvelle : elle est intégrée, dans l’espoir de changer. En Allemagne de l’Est, l’ancienne élite a simplement été remplacée par une nouvelle, dont les Allemands de l’Est ne font pas partie. Et c’est pourquoi aujourd’hui ils votent comme ils votent.

L’AfD ne joue pas uniquement sur le sentiment d’infériorité est-allemand, le parti l’associe aussi à la problématique des réfugiés. Celle-ci explique-t-elle aussi la colère de l’Allemagne et de l’Europe de l’Est ?

La peur des réfugiés, la peur de l’étranger: elle existe certainement. Mais selon moi, ce n’est pas le nombre de réfugiés qui est important, car il s’agit de nombres minimes. Ce qui est plus important, ce sont les gens qui partent. La Pologne a perdu 2,5 millions de personnes, la Roumanie 3,5 millions, la Lituanie 600 000. En Bulgarie, il s’agit de 10%, en Allemagne de l’Est de plus de 10%. Dans les régions où ces vingt-cinq dernières années il y a eu le plus d’émigration, les populistes se sont illustrés aux élections.

Pourquoi? Il y a cette fameuse blague sur le trou dans le Mur. Nous sommes en 1989, les Allemands de l’Est quittent leur pays l’un après l’autre, jusqu’à ce que le dernier dise au dirigeant DDR Erich Honecker : « N’oubliez pas d’éteindre la lumière. » Comprendre que son pays et sa population peuvent ou cesseront d’exister : c’est le moment psychologue décisif. C’est comme si on comprenait à quel point on est mortel.

Les Allemands ont fourni une explication socio-économique au succès du populisme dans l’est du pays : les gens s’y sentent sur une voie de garage.

Économiquement, la situation n’est pas bonne partout, mais en général la vie s’y est améliorée. L’économie polonaise par exemple est en plein boom, l’écart entre les riches et les pauvres se réduit. Non, la colère et le ressentiment ont une base culturelle, et non économique. Il est difficile de se sentir réussi et heureux dans un pays que tant de gens quittent. En outre, les sociétés vieillissent. La plupart des pays de l’Europe de l’Est sont plutôt petits et structurés selon les ethnies, ce qui leur fait craindre de ne plus exister dans cent ans.

Dans « La fin de l’histoire et le dernier homme », Francis Fukuyama prédisait qu’après la chute du Mur il y aurait une période où les pays qui voulaient du succès, seraient obligés par l’émulation globale de copier le modèle occidental. Le philosophe américain croyait que tous les gens et les régimes se ressembleraient davantage. Il a oublié que l’imitation – qu’elle soit réussie ou pas – mène aussi au ressentiment et à la colère. Parce qu’elle part d’une relation asymétrique, une relation de pouvoir. En fin de compte c’est le pays qui est imité qui décide si l’imitation est réussie ou pas. Non le pays qui imite.

Soit, traduit vers l’UE: c’est Bruxelles qui a décidé quelles sociétés d’Europe de l’Est pouvaient rejoindre l’Union?

C’est exact. Initialement, les Européens de l’Est partaient du principe que les gens de Bruxelles étaient les plus aptes à en juger. Ensuite, ils ont accompli un processus psychologique remarquable. D’abord ils ont compris « quels pays réussissent leur examen d’admission dépendent des intérêts poursuivis par l’UE. » Ensuite, ils se sont mis à se demander : « Est-ce bien juste que certains pays jugent les autres ? Dans l’Union, tout le monde est pareil ? » Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne l’imitation. Il y a les originaux et les copies. Et une copie sait toujours qu’elle n’est pas une copie.

Entre-temps, les développements dans l’est de l’Allemagne et l’Europe menacent la société libre occidentale.

Il ne s’agit pas tant de valeurs et d’intérêts, mais de différence d’expérience. Prenez la Russie, probablement le cas le plus dramatique. L’Europe-occidentale a voulu donner l’impression à la Russie qu’elle a accompli des choses fantastiques dans les années nonante : la libération du communisme, l’intégration dans le monde occidental. Mais regardez ça à travers les yeux d’un Russe normal, aux idées quelque peu libérales. On lui dit que la Russie aussi a gagné la Guerre froide. Mais en même temps, son pays a perdu un tiers de son PIB, et c’est ce qui se produit quand on perd une guerre, non quand on la gagne. Si on raconte aux gens qu’ils doivent être heureux, alors qu’ils sont malheureux, on éveille leur colère. L’Occident devrait tenter de comprendre pourquoi tant de gens à l’Est disent la même chose.

En d’autres termes, il y a un grave malentendu entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest.

La Pologne est un autre bon exemple. Nous ne voyons tous les jours à la télévision : beaucoup de Polonais ne sont pas d’accord avec leur gouvernement, qui veut réduire la séparation des pouvoirs. L’UE souhaite imposer des sanctions. Mais qu’est-il des Polonais libéraux ? Sont-ils contre leur gouvernement? Oui. Soutiennent-ils les mesures de l’UE? Non. Parce qu’ils croient qu’un état souverain doit pouvoir résoudre ses problèmes lui-même. Pour les Polonais, 1989 n’est pas l’année où l’intégration européenne a commencé, mais l’année où leur pays, après la fin du communisme, a retrouvé sa souveraineté.

Croyez-vous en l’avenir de l’UE?

Les crises européennes ont eu ça de bon qu’on s’intéresse davantage aux autres. Avant la crise grecque, les Allemands ne savaient rien de l’économie grecque. Et ils ne connaissaient pas du tout la politique intérieure hongroise ou polonaise. Il est passionnant de voir que ça change. Toutes les différences d’idées disparaîtront-elles pour autant ? Bien sûr que non. Il demeure important de tenir compte du contexte, des expériences historiques et des différences régionales. Cela permet aussi de comprendre les populistes.

Le populisme ne vous fait-il pas peur?

Évidemment que si. Mais savez-vous de quoi j’ai peur aussi? De la rhétorique antipopuliste. Les populistes n’ont pas d’identité, voyez-vous. Ils ne savent pas qui ils sont. Plus on leur dit: ‘Vous êtes des fascistes’, plus ils le deviennent. De cette manière, vous construisez l’ennemi parfait. On maintient le statu quo, alors qu’on veut le changer.

On peut également utiliser ce mécanisme à bon escient : plus on dit aux populistes qui ils pourraient être, plus il serait facile de leur parler. Cela pourrait vraiment tout changer.

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