Amy Archer-Gilligan était petite, frêle, sévère et bigote. Son attitude de sainte femme et son look de vieille dame dissimulaient en fait une implacable tueuse en série. © DR

Derrière un look de vieille dame, une tueuse en série implacable

Le Vif

Empoisonneuse, Amy Archer-Gilligan fut l’une des plus célèbres meurtrières américaines du xxe siècle. Son histoire inspira une pièce à succès, puis un classique du cinéma : Arsenic et vieilles dentelles, de Frank Capra. En vrai, c’était plutôt du Hitchcock.

Bible serrée sur son giron, jupe noire battant ses bottines, Amy Archer-Gilligan marche à pas précautionneux sur Prospect Street. C’est une trotte-menu, petite et frêle, à la mine sévère. Le mois de février 1914 accroche des pampilles de glace aux arbres, drape des linceuls de neige aux pieds des passants. « Oh bonjour, soeur Amy », marmonne Carlan Goslee en soulevant son galurin.

Le journaliste du Hartford Courant habite au coin de la rue. Il connaît bien miss Archer-Gilligan, la propriétaire de la maison de retraite. Dans la bonne ville de Windsor, Amy promène une auréole de sainte. Elle cite les Ecritures, loue le Seigneur tous les dimanches à l’église St. Gabriel, accueille les vieillards et les impotents sous son toit depuis sept ans. Il n’y a pas plus angélique dans tout le Connecticut. Mais le reporter a des doutes. Il y a des rumeurs de maltraitance. De décès foudroyants. Il a fouillé dans le passé de la dévote. Elle et son premier mari, James, tenaient un établissement similaire à Newington avant de s’installer ici. Il n’y a rien déniché d’étrange.

La demeure de brique rouge de Prospect Street empeste la peur et le rance. Les pensionnaires y meurent en silence. Mais en nombre. La nuit, les voisins entendent le staccato des sabots qui s’arrêtent devant la palissade, les ahans des hommes charriant le trépassé du jour, le grincement des essieux lorsque la carriole macabre s’ébranle. Et se signent. « Je ne veux pas effrayer mes résidents en transportant ces pauvres âmes dans la journée », plaide Amy. Sur leurs grabats rongés par la lune, ses hôtes serrent les chicots à chaque évacuation. Leur tour viendra, ils le savent. Dans leur acte de décès, Howard King, médecin attitré des lieux, notifiera une crise d’apoplexie, une attaque d’arthrite mortelle, un ulcère gastrique fulgurant, un accès de sénilité brutal. Comme d’habitude.

Le soir du vendredi 20 février 1914, des crampes à l’estomac tordent le nouveau mari de la maîtresse de maison, Michael Gilligan, sur son lit. Mandé d’urgence, le Dr King tâte le quinquagénaire d’un air important, grommelle un « Rien de grave, juste une indigestion » sous sa moustache en brosse et file en laissant quelque médecine. Les heures s’écoulent. L’horloge sonne trois coups au rez-de-chaussée. Les cris du malade et les froufrous agités de la directrice des lieux sortent Franklin Andrews de sa chambre. Il s’inquiète : « Que se passe-t-il ? » Amy le remballe sèchement. « M. Gilligan est mort ce matin à 3 h 30 d’une indigestion. Ils partent les uns après les autres », écrit Andrews à son frère de New Haven.

Amy est veuve pour la seconde fois en quatre ans. Quelle pitié, s’émeuvent les ouailles de Windsor, perdre son mari trois mois après ses noces ! « J’ai vu M. Gilligan hier en ville, il semblait en si bonne santé », persifle l’une. « Il n’avait que 55 ans », soupire une autre. « M. Archer n’en avait que 52 et il est aussi décédé fort brusquement », souligne une dernière. Grâce à Dieu, l’héritage laissé à son seul bénéfice par le défunt permet à l’endeuillée de survivre. Elle a des frais. Il lui faut soigner, nourrir et blanchir ses chers pensionnaires. Acheter de plus en plus d’arsenic chez W. H. Mason, le drugstore du centre-ville. « Il y a des rats chez moi », explique-t-elle, pincée. Même ses locataires viennent s’y procurer du poison. Il doit y en avoir beaucoup, des rats. Le printemps est revenu dans le comté de Hartford. Les élégantes de Windsor se protègent des ardeurs de mai sous des capelines de paille. Les massifs fleurissent. Les dépouilles de la maison rouge aussi. Le matin du 30, Franklin Andrews repeint la palissade, en bras de chemise et canotier. Il a 61 ans, le corps taillé à la serpe et une constitution de fer. « Laissez donc, vous n’en verrez pas le bout », lui lance miss Amy depuis le porche. « Si, si, il faut que je m’occupe. » A 23 heures, il est pris de convulsions et agonise. Le cadavre du fringant Andrews est aussitôt expédié à Hartford, où il est embaumé, avant d’être enterré. Comme tous les autres.

« Quand vous m’avez appelée hier à 23 heures, vous m’avez dit de ne pas m’alarmer, que c’était une simple indigestion », s’indigne Nellie, la soeur de feu Franklin. « Je ne sais pas ce qui s’est passé », se défend Amy Archer-Gilligan, dressée dans ses guipures. En fouillant dans les papiers du mort, Nellie découvre un versement de 500 dollars à l’ordre de la propriétaire. Auxquels s’ajoutent les 1 000 dollars couvrant à vie le coût du séjour et des soins. Scandalisée, la brave dame alerte la justice et le rédacteur en chef du Hartford Courant. C’est le début de la fin.

60 retraités ont calanché en neuf ans

Un argousin déguisé en infirme infiltre l’établissement de la suspecte. Le capitaine Hurley cuisine le voisinage, examine les actes de décès, épluche les registres du drugstore W. H. Mason, où, afin de repérer les abus, sont consignés les achats d’arsenic, poids, dates et noms des clients inclus.

Le reporter Carlan Goslee compulse les nécros. « Ne publiez rien avant les conclusions de l’enquête et je vous en réserve l’exclusivité », lui a assuré le chef de la police. Les fils de Michael Gilligan (le second mari) font expertiser le testament de leur père. Les résultats sont accablants. Les résidents de soeur Amy sont entassés dans une mansarde insalubre. Le testament est un faux. En l’espace de neuf ans, 60 retraités ont calanché au débotté dans la maison rouge, après avoir légué leur fortune à leur bourreau. Il y avait de quoi exterminer un régiment avec la quantité d’arsenic acquise par Amy et ses protégés, lesquels en ignoraient l’usage. Et il n’y a jamais eu de rats.

Le 8 mai 1916, Amy Archer-Gilligan est arrêtée pour assassinat. Toute la nuit, Goslee tape comme un sourd sur sa machine à écrire. Ses amis policiers lui ont fourni les détails. Les corps exhumés et autopsiés sont truffés d’arsenic. Windsor abrite une tueuse en série. C’est le scoop de sa carrière. « La police convaincue que la maison de retraite Archer est une usine à meurtres », titre le Hartford Courant. Sur la photo, la détenue, bouche d’édentée et yeux pochés, semble avoir 65 ans. Elle n’en avoue que 38. Le 18 juin 1917, elle est condamnée à être pendue. Tohu-bohu dans la foule. Son avocat fait appel. Au terme du second procès, le 1er juillet 1919, elle écope de la perpétuité. Elle mourra en 1962. Dans un asile de fous. Elle y jouait des marches funèbres sur un piano.

Portrait tiré du livre de Jacques Expert, Grands criminels de l’Histoire.

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