Le scandale dans lequel est impliqué le groupe Samsung révèle les liens entre le pouvoir et le monde des affaires. © Reuters

Derrière le scandale Samsung, la nécessité de réformer les grands conglomérats sud-coréens

Le Vif

Alors que son groupe annonce des résultats record, le patron de Samsung a été condamné ce vendredi à cinq ans de prison au terme de son procès pour corruption. Derrière ce paradoxe, une nécessité : il faut réformer ces grands conglomérats. Mais la bataille est loin d’être gagnée.

Jay Y. Lee, le dirigeant du groupe Samsung, aurait certainement aimé fêter la nouvelle dans un restaurant de Gangnam, le célèbre quartier chic de Séoul. Pour la première fois de son histoire, la branche électronique du géant sud-coréen a atteint, sur le dernier trimestre, 8,4 milliards de dollars de profit, soit une hausse de 89 % par rapport à l’an dernier. Mais c’est tout seul, dans sa cellule, que l’héritier de Samsung s’est réjoui de ces résultats exceptionnels.

Depuis le 16 février dernier,  » JY « , comme le surnomment les Coréens, dort en prison. Il est accusé de  » corruption et détournement de fonds  » (NDLR: il a été condamné le 25 août à cinq ans de prison au terme de son procès pour corruption). Les enquêteurs le soupçonnent d’avoir, via plusieurs fondations  » caritatives « , versé, sous le manteau, 24 millions d’euros à Choi Soon-sil. Surnommée la  » Raspoutine de Séoul « , cette femme à la personnalité complexe, férue de chamanisme, avait convaincu l’ancienne présidente de la Corée du Sud, Park Geun-hye, de mener à bien un projet aussi simple que lucratif :  » faire payer  » les dirigeants des grands conglomérats industriels, les chaebols. Ces derniers leur auraient versé plus de 55 millions d’euros, jusqu’à ce que l’affaire sorte au grand jour, en octobre 2016. En échange de leur  » générosité « , ces tycoons coréens bénéficiaient de faveurs politiques.

Le 22 avrul dernier, à Séoul, des manifestants ont réclamé l'arrestation de plusieurs dirigeants de conglomérats.
Le 22 avrul dernier, à Séoul, des manifestants ont réclamé l’arrestation de plusieurs dirigeants de conglomérats.© Reuters

 » JY  » a été gâté. En 2015, le gouvernement l’autorise à fusionner deux de ses filiales, Samsung C&T, spécialisée dans la construction, et Cheil Industries, qui exploite des parcs d’attractions et des terrains de golf. Intérêt de l’opération ? Permettre à la famille fondatrice, le clan Lee, d’accroître son emprise sur le groupe. Comme les autres chaebols, la famille Lee ne possède, en effet, qu’une petite partie de cet empire qui, depuis sa création en 1938, s’est développé tous azimuts : électronique, BTP, commerce, construction navale, services financiers… En tout, une soixantaine de sociétés, que le clan parvient à contrôler par un enchevêtrement complexe de participations croisées.

Les chaebols sont, aujourd’hui, montrés du doigt par les jeunes générations

Cette fusion lui permet, notamment, de monter au capital de Samsung Electronics, le joyau du groupe. Mais elle provoque la colère des autres actionnaires de Samsung C&T, qui n’ont pas eu voix au chapitre.  » Les experts soupçonnent les dirigeants de Samsung d’avoir baissé artificiellement le cours de cette filiale, et donc sa valeur et, en même temps, d’avoir gonflé le cours de Cheil Industries en procédant à des transferts d’actifs « , commente Cho Sung-ick, économiste au KDI (Institut coréen du développement). Parmi les actionnaires lésés, le fonds activiste Elliott. Malgré plusieurs tentatives, celui-ci n’a pas pu saisir la justice sud-coréenne. Il n’a pas non plus obtenu le soutien d’un autre gros actionnaire, NPS, le fonds national de pension. Et pour cause : la justice découvrira plus tard que Park Geun-hye et son âme damnée, Choi Soon-sil, avaient fait pression sur les dirigeants de NPS pour qu’ils donnent leur blanc-seing à l’opération.  » Au final, Jay Y. Lee a mis la main sur plus de 15 % de Samsung Electronics, fulmine Kim Nam, avocat au sein de l’ONG PSPD (Solidarité populaire pour la démocratie participative). Il s’est enrichi, alors que NPS a perdu 230 millions d’euros ! Cela se traduira, pour les épargnants, par une baisse des retraites. C’est scandaleux.  »

L'ex-présidente de la Corée du Sud, Park Geun-hye, destituée en décembre dernier.
L’ex-présidente de la Corée du Sud, Park Geun-hye, destituée en décembre dernier.© AFP

Une réforme nécessaire

Jamais la présidente sud-coréenne n’aurait dû autoriser un tel montage. Il lui a, du reste, coûté cher. Le 9 décembre dernier, Park Geun-hye est destituée. Son procès, en cours, met au grand jour les liens incestueux entre pouvoir et monde des affaires. A l’image de Samsung ou encore du groupe Lotte (hôtellerie, chimie, construction), la plupart des grands chaebols sont poursuivis pour corruption. Symbole éclatant du  » miracle coréen  » (voir l’encadré plus bas, ces conglomérats sont, aujourd’hui, montrés du doigt par les jeunes générations.

Jusqu’ici, personne n’avait osé se mettre en travers de leur route, pas même le pouvoir. Comment l’aurait-il pu ? Sept des huit derniers gouvernements ont été impliqués dans des scandales similaires… Mais l’élection de Moon Jae-in, le 9 mai dernier, pourrait changer la donne. Cet ancien avocat, issu du camp démocrate, s’était, durant sa campagne, engagé à réformer les chaebols. De fait, la réforme est nécessaire.

 » Forte en apparence, une société comme Samsung présente en réalité de nombreuses failles « , soutient Park Sang-in, professeur à l’université nationale de Séoul. Exemple ? L’écheveau de participations croisées, déjà évoqué, est très pratique pour  » gonfler  » son poids capitalistique, mais il présente un risque : l’effet domino. Cet éminent économiste a calculé les effets d’un  » dévissage  » de Samsung Electronics sur le reste du groupe. Ils seraient dévastateurs. Si cette activité perdait la moitié de sa valeur, la branche assurances chuterait, elle, à son tour, de plus de 40 % !  » Scénario improbable !, rétorquent ses détracteurs. Samsung Electronics affiche une forme insolente : ses ventes de téléphones progressent et elle survole ses concurrents sur le juteux marché des puces mémoire.  » Mais Park Sang-in est d’un autre avis :  » Comme IBM, Nokia ou Microsoft, Samsung connaîtra un jour une phase de destruction créatrice, affirme-t-il. Le groupe doit s’y préparer afin d’éviter des faillites en cascade.  »

Réorganiser ce mastodonte aurait d’autres vertus. Par exemple, améliorer la gouvernance du groupe, en créant de vrais contre-pouvoirs, capables de demander des comptes aux héritiers.  » Ce groupe est de taille mondiale, mais il est structuré, à sa tête, comme une petite affaire familiale « , commente un consultant, qui intervient dans le groupe depuis de nombreuses années. Après la crise asiatique de 1997, Samsung avait créé une sorte de  » conseil de surveillance « . Problème :  » Il n’a aucun pouvoir, critique Geoffrey Cain, chroniqueur et auteur d’une enquête sur Samsung. C’est une simple chambre d’enregistrement, qui se contente d’avaliser les décisions de la famille.  »

Jay Y. Lee, patron de Samsung.
Jay Y. Lee, patron de Samsung.© Reuters

Une restructuration permettrait, enfin, de remettre en cause le fonctionnement très militaire de l’entreprise. Selon plusieurs experts, ce fonctionnement  » descendant  » explique en partie l’échec spectaculaire du smartphone Galaxy Note 7, en 2016 : il n’était pas facile pour les ingénieurs d’opposer des objections – synonymes de délais supplémentaires – au top management. Conséquence, l’appareil, dont les batteries, mal conçues, avaient tendance à exploser, a dû être retiré du marché… Consciente des rigidités internes, la direction du groupe a, l’an dernier, tenté une révolution. Le mot d’ordre :  » Changez tout !  » Fini les multiples couches hiérarchiques, tous les salariés sont au même niveau, de manière à favoriser l’innovation et la greffe entre  » anciens  » et nouvelles recrues.  » Mais ça n’a pas marché, relate Geoffrey Cain. D’un côté, la vieille génération, conservatrice, refusait d’être dépossédée de « son » entreprise. De l’autre, des jeunes, connectés et anglophones, voulaient tout changer. Le fossé culturel était trop grand.  »

Travailler chez Samsung n’en reste pas moins, pour de nombreux Coréens, une consécration. Fierté nationale, Samsung ne réalise-t-il pas, à lui seul, 20 % du PIB national ? Mais là encore, cette force masque des faiblesses structurelles.  » Samsung et les autres chaebols sont devenus trop gros pour l’économie coréenne, remarque Park Sang-in. Cela pose de sérieux problèmes, notamment en termes de concurrence.  »

Samsung connaîtra un jour une phase de destruction créatrice

Les PME, victimes collatérales

En Corée du Sud, les cinq plus grands chaebols réalisent déjà 40 % des transactions commerciales. La concurrence chinoise, croissante, les contraint à chercher en permanence de nouveaux business. Ils  » ratissent  » donc en profondeur leur marché intérieur, et tant pis s’il y a des victimes collatérales.  » De nombreuses PME se retrouvent sur le carreau, déplore l’avocat Kim Nam. Partout où ils s’implantent, les chaebols, à l’image du groupe Lotte, tuent le petit commerce. Lorsqu’une start-up met au point une technologie prometteuse, ils la copient sans vergogne. Ils ne risquent rien : la propriété intellectuelle n’est pas protégée. Parfois, ils ruinent même leurs propres fournisseurs ! Hanwha s’est, par exemple, lancé dans la production de panneaux solaires. Et tant pis pour ses sous-traitants…  » Fragilisées, ces PME n’ont plus les moyens d’innover. Elles ne peuvent pas embaucher de talents. Résultat : elles n’arrivent pas à se développer. On ne compte, dans le pays, que 1 240 PMI (source : Korea Business Forum, 2017). Cette situation est d’autant plus préoccupante que le chômage des jeunes est élevé (environ 12 %) et que le pays ne crée pas assez de travail. Lorsque l’économie coréenne produit un nouvel emploi, le Japon en fabrique 1,8 !

Conscient du problème, le gouvernement coréen compte prendre des mesures pro-PME. Il devrait aussi mettre les chaebols à contribution. Sans doute Moon Jae-in a-t-il d’ailleurs abordé ce sujet durant son voyage officiel à Washington, début juillet. Le président sud-coréen avait, en effet, emmené avec lui les dirigeants des principaux chaebols, ce qui avait été largement commenté dans la presse sud-coréenne. Après les avoir brocardés durant sa campagne, Moon Jae-in aurait-il – déjà – enterré la hache de guerre ?  » Lorsqu’ils sont attaqués, les chaebols menacent de geler leurs embauches, commente un observateur occidental qui a ses entrées à la Maison-Bleue, le palais présidentiel. C’est très dissuasif ! Le président s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas se passer d’eux. Il ne va certainement pas non plus les réformer en profondeur.  » En définitive, les Coréens risquent de rester encore longtemps accros à la chaebolmania.

Par Charles Haquet, envoyé spécial à Séoul.

La Corée moderne et ses chaebols

Il a failli les tuer, lorsqu’il a pris le pouvoir en 1961, à la faveur d’un coup d’Etat. Il les trouvait trop riches, trop corrompus. Mais Park Chung-hee, président de la Corée du Sud entre 1962 et 1979, s’est laissé convaincre : il veut bien aider les chaebols à se développer, à condition que ceux-ci s’orientent vers l’export et sortent le pays de la misère. Marché conclu. Durant plusieurs décennies, les chaebols ont bénéficié de prêts subventionnés et d’une imposition faible, qui les ont aidés à se développer. Aujourd’hui, la Corée du Sud occupe le 11e rang mondial. Dirigés, pour la plupart, par les familles fondatrices, ces conglomérats occupent une place prépondérante dans l’économie locale : 70 % des investissements sont ainsi réalisés par les 30 premiers chaebols. Mais l’âge d’or est révolu. Bousculés par la concurrence chinoise, certains conglomérats perdent du terrain. En Corée du Sud, ils doivent faire face au mécontentement populaire. En cause : leur impunité, leur mépris pour les petits actionnaires et leur opacité. Fragilisés par des histoires d’héritage et de droits de succession, certains d’entre eux pourraient même éclater dans les années qui viennent.

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