Manifestations ouvrières de février 1917. Les révolutionnaires russes sont persuadés que la répression du mouvement de révolte va l'emporter. © PHOTO NEWS

Derrière le mythe de la Révolution russe

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Février 1917. La chute du tsar ouvre la voie à une expérience démocratique unique dans l’histoire de la Russie. Une révolution éclipsée par la légende d’Octobre. Vingt-cinq ans après la fin de l’URSS, que nous révèlent les historiens sur ces mois où tout a basculé ?

 » Nous, la vieille génération, nous ne verrons pas la révolution russe « , confie Lénine en janvier 1917. Manque de vision, de sens politique ? Un mois plus tard, le régime du tsar Nicolas II, discrédité et affaibli, s’effondre comme un château de cartes. Il aura suffi de quelques journées d’émeutes ouvrières et de la mutinerie de soldats à Petrograd – nom porté par Saint-Pétersbourg de 1914 à 1924 -, la capitale, pour que disparaisse l’autocratie des Romanov et, avec elle, l’empire russe enlisé dans la guerre contre l’Allemagne, l’empire austro-hongrois et l’empire ottoman. Dans Lénine à Zurich (Seuil, 1975), Alexandre Soljenitsyne décrit la surprise du leader bolchevique, alors âgé de 47 ans, quand les premiers bruits de la révolution de février 1917 commencent à lui parvenir, au point de refuser d’y croire.

A sa décharge, il faut reconnaître que Vladimir Ilitch Oulianov, installé en Suisse depuis 1914, était coupé de son pays.  » Les nouvelles de Petrograd qu’il recevait étaient rares et tardives « , signale l’essayiste Thierry Wolton, auteur d’une monumentale Histoire mondiale du communisme (Grasset, 2015). Les autres chefs révolutionnaires, pour la plupart en exil eux aussi – Trotski séjournait à New York, Tchernov à Paris, Martov à Zurich, tandis que Staline, Kamenev et Tsereteli avaient été déportés en Sibérie -, étaient tout autant déconnectés de la réalité russe. A Petrograd même, des dirigeants socialistes de second rang sont confrontés à une tourmente qu’ils ne contrôlent pas. Le 25 février 1917, au début des troubles, Alexandre Chliapnikov, le responsable bolchevique dans la capitale, affirme, lors d’une réunion des cadres du parti, qu’aucune révolution n’est à l’ordre du jour.  » Donnez aux ouvriers une livre de pain, et le mouvement s’arrête !  » Il confiera plus tard :  » Toutes les organisations et les groupes politiques clandestins étaient opposés à des actions de masse dans les premiers mois de 1917.  »

Des révolutionnaires divisés

Dispersion de la foule sur la perspective Nevski, pendant les journées de juillet 1917.
Dispersion de la foule sur la perspective Nevski, pendant les journées de juillet 1917.© REPORTERS

La plupart des socialistes russes sont persuadés que la répression va l’emporter et que le mouvement de révolte sera liquidé. Ces révolutionnaires sont alors extraordinairement divisés.  » Depuis l’éclatement de la guerre, ils s’étaient encore davantage éparpillés en groupes antagonistes « , constate l’historien Jean-Jacques Becker, spécialiste de la Première Guerre mondiale (1917 en Europe : l’année impossible, éd. Complexe, 1997). Une aile droite dite  » sociale-patriote « , emmenée par Plekhanov, l’introducteur du marxisme en Russie, entend défendre le pays contre l’impérialisme allemand, même au prix d’un rapprochement avec le tsarisme. Un centre  » défensiste « , largement majoritaire mais hétérogène – il regroupe des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires et des travaillistes comme Kerenski) -, plaide pour une guerre défensive, sans pour autant cesser de lutter contre l’autocratie tsariste. Seule l’aile gauche  » internationaliste « , ultraminoritaire, condamne la guerre impérialiste et appelle à  » une paix sans annexions ni contributions « . Elle a pour chefs le menchevik Martov, Trotski et Lénine, qui va plus loin encore : il est le seul, en 1915-1916, à rejeter toute alliance avec les sociaux-démocrates et à prôner la création d’une nouvelle Internationale.

Emigrés ou pas, ces révolutionnaires ont été surpris par les bouleversements de février 1917. Curieusement, l’historiographie n’a guère mis en valeur le fait que la victoire de la révolution est essentiellement due à une révolte militaire, qui s’est produite dans les casernes, et a fait boule de neige, d’unité en unité.  » Ce sont des soldats mutinés qui distribuent des armes à la foule, ce sont eux qui s’emparent du Palais d’hiver « , remarque Jean-Jacques Becker.

De la terre, pas la guerre !

Rentré en Russie en avril 1917, Lénine cherche à isoler le gouvernement provisoire

Comment expliquer ce soulèvement militaire ?  » La garnison était très composite, formée en majorité de jeunes recrues, en cours d’instruction avant de partir au front, et de réservistes qui venaient d’être appelés sous les drapeaux, au total, peu de vrais soldats, répond l’historien. La plupart étaient encore, quelques jours, quelques semaines auparavant, des paysans que l’on avait entassés dans des casernements trop petits, aux conditions de vie particulièrement mauvaises.  » Avoir voulu les faire tirer sur des civils désarmés, comme lors de la révolution de 1905, est l’étincelle qui provoque leur désobéissance. Leur colère contre les officiers et le tsar est alimentée par leur revendication paysanne : ils veulent obtenir de la terre, non faire la guerre.

Avant même l’effacement du régime impérial émerge un double pouvoir : celui du comité exécutif du soviet de Petrograd, qui s’affiche comme la représentation de la volonté populaire – même si les militants de base sont vite évincés par des professionnels de la politique issus des partis socialistes -, et celui du comité provisoire, dominé par les députés du parti constitutionnel-démocrate (KD), dont la priorité est le retour à l’ordre.  » Chaque camp surestime la puissance de l’autre « , observe Nicolas Werth, auteur des Révolutions russes (PUF, janvier 2017).  » Le soviet est persuadé que seul le comité provisoire peut entrer en rapport avec l’état-major et prévenir toute tentative de contre-révolution. De leur côté, les membres du comité provisoire créditent le Soviet d’une autorité sur les « masses » qu’il n’a pas encore.  »

Au son de la Marseillaise

Nicolas II en mars 1917, peu après la révolution de février qui a provoqué son abdication.
Nicolas II en mars 1917, peu après la révolution de février qui a provoqué son abdication.© RUE DES ARCHIVES/REPORTERS

Après de longues tractations, le soviet reconnaît la légitimité d’un gouvernement provisoire à majorité libérale, à condition qu’il entreprenne de grandes réformes démocratiques : octroi des libertés fondamentales, suffrage universel, abolition de toute forme de discrimination, suppression de la police, reconnaissance des droits du soldat-citoyen, amnistie immédiate de tous les prisonniers politiques.  » Aucune mention n’est faite, cependant, dans ce vaste programme, des deux questions fondamentales, qui constitueront les enjeux principaux de la vie politique dans la Russie en révolution tout au long de l’année 1917 : la poursuite ou non de la guerre, et la terre « , relève Nicolas Werth. Conséquence directe de ce  » compromis du 2 mars  » : le généralissime Alexeiev, suivi par les autres chefs militaires, pousse Nicolas II à abdiquer.

La chute rapide et inattendue du régime a un coût limité, même si ce premier épisode de la révolution fait quelques centaines de victimes, en majorité parmi les manifestants. La fin du tsarisme suscite une vague d’enthousiasme dans le pays, marquée par la célébration de  » fêtes de la liberté « .  » On défile, drapeaux rouges en tête et au son de La Marseillaise spontanément adoptée comme le nouvel hymne révolutionnaire russe « , raconte l’historien Nicolas Werth. Pour de nombreux intellectuels, la révolution est promesse de renaissance spirituelle de la Russie.

Ce climat est propice à la libération de la parole : par l’intermédiaire de leurs comités d’usine, de quartier, de soldats, soviets ou assemblés de villages, les ouvriers, soldats, paysans, artisans, instituteurs… envoient au soviet de Petrograd, au gouvernement et aux journaux des milliers de motions et pétitions qui disent toute la misère du peuple et l’espérance soulevée par la disparition de l’autocratie. Ils souhaitent la fin des combats, mais rejettent dans leur grande majorité le discours pacifiste contre la  » guerre impérialiste « , tenu alors par les seuls bolcheviks.

Lénine, pur idéologue

Quand Lénine débarque à Petrograd, début avril 1917, le leader bolchevique est un étranger dans son pays. Il ignore à peu près tout de la réalité révolutionnaire qui le secoue et n’a qu’une connaissance livresque de la condition ouvrière et de l’exploitation paysanne.  » Cet homme est un pur idéologue à qui le marxisme, épousé dans sa jeunesse, sied à merveille car il ne prétend pas comprendre le monde mais le changer « , note Thierry Wolton. Au lendemain de son arrivée, il rend public son programme, connu sous le nom de Thèses d’avril. Il sait que pour parvenir à ses fins, il doit jouer l’exaspération populaire contre le pragmatisme du pouvoir. Il lui faut dresser le plus grand nombre contre le gouvernement provisoire, avant de l’isoler pour s’en débarrasser.

Avec ce projet jusqu’au-boutiste, il s’autoproclame seul et vrai défenseur des intérêts du peuple, alors que son parti, encore groupusculaire, est loin d’avoir l’influence des rivaux mencheviques et socialistes-révolutionnaires.  » Le leader bolchevique inaugure une tactique dont useront par la suite tous les communistes dans le monde : le débordement par la gauche qui oblige les autres forces à se déterminer en fonction d’une position extrême, reprend Thierry Wolton. Le parti socialiste-révolutionnaire, l’organisation la mieux implantée à la base, tombe dans le piège en radicalisant son discours pour ne pas laisser aux bolcheviks le monopole de la cause du peuple. Il se met à développer une rhétorique antibourgeoise où les « bons exploités » doivent éliminer les « méchants exploiteurs ».  » C’est à ce moment qu’apparaît l’accusation d' » ennemi du peuple  » qui, tel un rouleau compresseur, va tout broyer sur son passage.

Russie 1917, les dates clés

23 février (8 mars du calendrier moderne) : début des troubles à Petrograd ; révolution de février.

2 mars (15 mars) : abdication du tsar Nicolas II. Installation du gouvernement provisoire dirigé par le prince Lvov et dominé par le parti libéral KD.

3 avril : Lénine rentre en Russie après dix-sept ans d’exil – hormis un séjour de six mois dans ce pays en 1905-1906 – et reprend le parti bolchevique en main.

18-21 avril « Journées d’avril » : des troubles éclatent après que Milioukov, ministre des Affaires étrangères (KD), ait réaffirmé que la Russie tiendrait ses engagements auprès des Alliés et combattrait « jusqu’à la victoire finale ». Lvov désavoue son ministre et négocie avec le soviet.

5 mai : après de longues tractations, Lvov forme un gouvernement de coalition libéral (KD)-socialiste, dominé par les socialistes Tseretelli, Tchernov et Kerenski. Trotski arrive à Petrograd.

Juin : le maintien de la Russie dans la guerre rend le gouvernement provisoire impopulaire.

Journées de juillet : tentative d’insurrection populaire à Petrograd après un désastre russe sur le front ; la répression s’abat sur les bolcheviks. Lénine se cache, puis prend la fuite en Finlande. Kerenski forme un gouvernement à majorité socialiste.

Fin août : putsch du général Kornilov maté par Kerenski, soutenu par les partis révolutionnaires.

31 août : les bolcheviks obtiennent la majorité au soviet de Petrograd.

25 octobre (7 novembre du calendrier moderne) : coup d’Etat bolchevique.

Les relations entre le soviet de Petrograd et le gouvernement ne cessent alors de se dégrader.  » Dès le départ, la révolution de février 1917 marche sur deux jambes qui ne vont pas au même rythme, ce qui fera tituber la nouvelle Russie avant qu’elle ne s’effondre, explique Thierry Wolton. Le gouvernement provisoire a en charge un appareil d’Etat affaibli, il a hérité d’une guerre meurtrière et dispendieuse, il est soumis aux ambitions classiques de politiciens qui n’ont pas toujours compris ce que leur pays est en train de vivre.  » Le conflit mondial, qui a eu raison du tsarisme, sera aussi le fossoyeur de la révolution de février. L’auteur d’Une Histoire mondiale du communisme poursuit :  » La guerre, bien plus que n’importe quelle force sociale, ou qu’une quelconque volonté individuelle, va conduire à l’issue fatale, au coup d’Etat bolchevique qui allait enfermer la Russie dans le carcan totalitaire pour des décennies.  »

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