Brendan O'Neill

Décès de Bowie: « Aujourd’hui, il est révolutionnaire de garder ses maux pour soi »

Brendan O'Neill Rédacteur en chef du site britannique humaniste Spiked Online et collaborateur de Tegengeluid

« On dit que Bowie refusait de suivre les tendances » écrit Brendan O’Neill.  » Son tout dernier acte a ignoré l’une des tendances les plus écoeurantes de notre époque : la propension à nous présenter comme victimes et la tendance à ne rien garder pour nous. »

Parmi tous les hommages amplement justifiés rendus à David Bowie, mon hommage ne concerne pas son immense contribution à la musique pop. Le fait que la nouvelle de son cancer a été tenue privée – ou « secrète », comme le déforment certains journalistes – pendant un an et demi, est au moins aussi exceptionnel.

La décision de Bowie de souffrir loin des projecteurs, entouré seulement d’un petit cercle d’intimes, est une prestation de taille – certainement parce qu’on vit à une époque où le partage du moindre pet est devenu à peu près obligatoire. Je suppose que si nous sommes aussi choqués par son décès, ce n’est pas seulement à cause de son statut d’innovateur musical et créatif, mais aussi parce que personne ne l’a vu venir.

Pas prévu

Après coup, on aurait pu prévoir la fin proche de Bowie. Son album sorti la semaine passée, Blackstar, peut être vu comme une manoeuvre gracieuse de sortie de vie. Il y a un titre intitulé Lazarus. Il y a des textes pleins de tristesse et de deuil. (‘I know something is very wrong’). C’est clairement un homme qui sait que sa fin est proche.

Pourtant, la semaine dernière, peu de gens ont remarqué la noirceur de son album. Pourquoi ? Parce que Bowie n’avait rien lâché sur sa maladie. Il n’en parlait jamais. Ses proches et sa famille non plus. David Bowie est tombé malade et est mort dans la sphère privée. Aucun journaliste, fan ou – il ne manquerait plus que ça – étranger, n’était invité à partager la douleur de son calvaire.

Avide de souffrances personnelles

Il y a à peine quelques décennies, tout cela aurait été parfaitement normal. À l’époque, les gens devaient être tout aussi choqués par la mort d’une personne célèbre ou influente, mais la maladie était rarement mentionnée dans les communiqués de presse ou analysée dans les interviews en profondeur.

Aujourd’hui, il est presque révolutionnaire de taire les maux dont on souffre, d’être malade sans en parler au monde entier, de mourir en présence d’une poignée d’intimes

Aujourd’hui, il est presque révolutionnaire de taire les maux dont on souffre, d’être malade sans en parler au monde entier, de mourir en présence d’une poignée d’intimes.

On dit que Bowie refusait de suivre les tendances. Et en effet, son tout dernier acte a ignoré l’une des tendances les plus écoeurantes de notre époque : la propension à nous présenter comme victimes et la tendance à ne rien garder pour nous. Tout ça résulte en une annonce publicitaire gigantesque et permanente de notre condition mortelle, qu’on exhibe devant une foule accourue, avide d’aspirer un maximum de souffrances personnelles.

Spectacle public

La pression de partager nos souffrances est immense. Les rayons des librairies ploient sous le poids de toutes ces mémoires sur la maladie, les abus et les proches décédés. Il est devenu pratiquement impossible d’ouvrir un magazine sans se voir confronté à l’une autre « star » qui vous raconte en détail ses hauts et ses bas mentaux ou ses problèmes de santé.

D’Angelina Jolie, qui a décrit sa mastectomie en détail dans le New York Times, à une jeune femme britannique en phase terminale qui informe un groupe croissant de followers sur Twitter de ses heurs (de moins en moins) et malheurs (de plus en plus) : toutes sortes de gens se sentent appelés à lever la séparation entre leur vie privée et la vie publique. Tout problème personnel devient un spectacle public.

Intégrité

Certains invoquent l’aspect thérapie pour justifier ce rite du « regardez-moi » . Influencés par l’émission d’Oprah, ils prétendent que cet étalage aide les gens à alléger leurs souffrances et à « sensibiliser » autour de l’une ou l’autre maladie. C’est bien possible. Mais entre-temps on a oublié tout ce qui se perd quand quelque chose est rendu public : le monde intense de véritables émotions qui existe uniquement dans la sphère privée, dans laquelle on ne sent pas observé et où ne doit pas se mettre en scène pour récolter des likes et des retweets qui aujourd’hui semblent définir notre succès. Quand tout ce qu’on fait est observé, plus rien de ce qu’on fait n’est vrai.

Malgré la pression pratiquement irrésistible d’étaler nos faiblesses physiques et mentales, David Bowie a fait quelque chose d’héroïque. Il nous a rappelé l’intégrité de notre vie privée. Sur l’un des derniers titres de Blackstar il chante : « I can’t give everything away. » C’est exactement ça. On doit tous garder quelque chose pour nous, loin des yeux d’experts, de thérapeutes, de twittos professionnels et de voyeurs qui veulent tout savoir de nous.

Si Bowie a bien vécu sa vie – remplie de musique magnifique et d’aventures – sa mort est tout aussi réussie.

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