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Dans les pas de Jésus en Galilée et à Jérusalem

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’homme de Nazareth a passé la plus grande partie de sa vie dans les collines verdoyantes de Galilée et sur les rives du lac de Tibériade. Il a aussi séjourné à Jérusalem, où il a été crucifié.

Deux mille ans plus tard, le nord d’Israël balance entre ségrégation ethnique et fragile coexistence entre juifs et arabes, tandis que la ville « trois fois sainte » reste le lieu de toutes les querelles, à la croisée de la religion et de la politique. Quelles solutions pour demain ? Rencontres au-delà des apparences, dans des lieux où se confondent passé et présent.

Casquette aux couleurs de leur groupe vissée sur la tête, oreillette de casque récepteur insérée dans l’oreille pour entendre les consignes et explications du guide porte-drapeau, les pèlerins  » climatisés  » sont aux anges. Venus des Etats-Unis, du Mexique, du Brésil, d’Italie, de Pologne, des Philippines ou d’ailleurs, ils accumulent, en une journée d’autocar, les visites de cinq ou six lieux saints chrétiens, de la Galilée à la vieille ville de Jérusalem. Car elles sont nombreuses, ces basiliques et ces églises érigées aux endroits où la tradition localise les étapes majeures du parcours terrestre du Christ.  » Quand les pèlerinages en Palestine ont pris leur essor, au ive siècle, il a fallu créer des sanctuaires pour chaque verset des évangiles, car il convenait d’occuper et de satisfaire les pèlerins européens qui avaient entrepris un long et éprouvant voyage jusqu’en Terre sainte « , explique l’historien et conférencier François Molliet, de l’université catholique de l’Ouest Bretagne Sud (Vannes).

La Galilée de Jésus réapparaît sur les sentiers caillouteux : ici, le mont Arbel vu du sommet des cornes de Hattin.
La Galilée de Jésus réapparaît sur les sentiers caillouteux : ici, le mont Arbel vu du sommet des cornes de Hattin.© OLIVIER ROGEAU

Ancré dans un terroir

Selon lui, les vrais  » monuments  » qui rappellent les faits et gestes de Jésus ne sont pas ces  » kermesses  » internationales. Ils sont à découvrir  » entre  » les lieux saints : ce sont ces collines arrondies, ces vallées aux herbes hautes et ces sources qui composent le paysage galiléen aujourd’hui comme il y a vingt siècles.  » Jésus est ancré dans un terroir, relève l’historien, qui a accompagné des treks en Israël ces dix dernières années. Il n’est pas originaire de Judée ou de Jérusalem, la ville sainte, mais de Nazareth, en Galilée. Il est appelé « Jésus de Nazareth », comme on dit « François d’Assise ».  » Au xixe siècle, l’écrivain, archéologue et historien Ernest Renan, auteur de la Vie de Jésus (1863), considérait la Galilée comme un  » cinquième évangile  » (expression des Pères de l’Eglise), le berceau authentique du christianisme. Le Nazaréen ne pouvait, selon le savant positiviste, avoir été insensible à la beauté de la campagne de sa terre d’origine, à l’harmonie de son relief, à la douceur de son climat.

Plus de 3,6 millions de touristes ont visité Israël l’an dernier, un record historique. Parmi eux, 35 % ont parcouru la Galilée, dont une part infime à pied. Ceux qui entreprennent, le plus souvent au printemps, une marche de plusieurs jours entre Nazareth et les rives du lac de Tibériade se plaisent à rêver, comme Renan, que la Galilée conserve un reste du parfum qu’elle avait au temps de Jésus. Pour retrouver l’horizon du prophète, ces chemins qu’il a si souvent empruntés dans sa jeunesse et au cours de son ministère de prédicateur itinérant, le randonneur doit s’éloigner de la ville contemporaine de Nazareth, qui s’est étendue alentour et a dévoré les champs et flancs de collines.

Dans les années 1920, les Franciscains ont fait construire une basilique au sommet du mont Thabor, site stratégique et religieux majeur.
Dans les années 1920, les Franciscains ont fait construire une basilique au sommet du mont Thabor, site stratégique et religieux majeur.© OLIVIER ROGEAU

Ségrégation ethnique

Dans la vallée de Jezréel ( Yizréel en hébreu), zone agricole la plus riche d’Israël, le pèlerin marcheur s’efforce d’éviter les voies rapides, avec leur éclairage, leurs stations-service et leurs enseignes de fast-food. Il contourne aussi les bourgs arabes où, cinq fois par jour, les mégaphones des minarets appellent à la prière, et les villages coopératifs juifs, créés pour  » judaïser  » la région, et où la ségrégation ethnique est de rigueur : aucun Arabe n’y est accepté. Seuls quelques quartiers urbains sont mixtes, à Haïfa ou Nazareth Illit.

Les paysages de la Galilée de Jésus réapparaissent au détour des sentiers caillouteux, entre les taillis odorants et les arbustes tordus. L’un d’eux mène au sommet du mont Thabor, de mi-sphère visible dans toute la vallée, car isolée des autres montagnes. Couvert de vestiges archéologiques de nature stratégique ou religieuse, ce sommet est lié, par la tradition chrétienne, à l’épisode de la Transfiguration, le changement d’apparence du Christ devant Pierre, Jacques et Jean (Mt 17, 1-9, Mc 9, 2-9, Lc 9, 28-36). Lieu de pèlerinage depuis l’époque byzantine, les franciscains y ont construit une nouvelle basilique et un couvent en 1924, pendant le mandat britannique sur la Palestine. Un autre chemin de randonnée, plus impressionnant encore, traverse la région des cornes de Hattin – où Saladin a écrasé les croisés du royaume de Jérusalem (1187) et où Bonaparte a affronté les troupes de l’Empire ottoman (1799) – et la réserve naturelle du mont Arbel, falaise qui surplombe le lac de Tibériade.

Avec ses forêts de chênes kermès, ses coteaux plantés d’oliviers, de figuiers et d’amandiers, ses collines couvertes de genêts, de cyclamens et d’anémones rouges (le  » coquelicot  » local), la province septentrionale de la Palestine, devenue israélienne après la guerre israélo-arabe de 1948-1949, contraste avec la rocaille de Judée. Les immenses tapis jaunes de moutarde des champs rappellent la parabole du grain de sénevé (Mc 4, 30-32, Lc 13, 18-19 et Mt 13, 31-32) : le grain de moutarde, petite semence appelée à devenir une plante de haute taille, est une métaphore sur la puissance de la vie, la croissance de la spiritualité, ou l’émergence du Royaume. Comme souvent, Jésus utilise un langage imagé, accessible à tous ses auditeurs galiléens.

Vignobles, oliviers, lin…

 » Les voyageurs sont surpris de découvrir une terre aussi verdoyante, remarque François Molliet. Ils ont en tête l’image classique de la Terre sainte aride telle que la montrent le cinéma et la BD. Cette représentation très « bédouine » a été popularisée dès le milieu du xixe siècle par les aquarelles pittoresques de David Roberts, le peintre orientaliste écossais.  » Défrichées et irriguées pendant des millénaires, les terres de Galilée sont tombées à l’abandon après la conquête musulmane, surtout à partir du viiie siècle, quand le centre de gravité de l’islam s’est déplacé de Damas vers Bagdad, sous le califat des Abbassides. Leur remise en valeur a commencé à la fin du xixe siècle, quand les pionniers juifs sont arrivés sur place.

Au temps de Jésus, de vastes propriétés viticoles, protégées par des tours de garde, s’élèvent au milieu des vignobles. Chaque famille cultive ses propres plants, et aussi des fruits – les grenades et les pommes de Galilée, réputées – et des légumes – lentilles, pois chiches…-, dont l’entretien est confié aux femmes.  » On accorde beaucoup d’attention aux figuiers, car les figues séchées et écrasées servent à la confection des pains, signale Catherine Salles, spécialiste de l’Antiquité romaine à l’université Paris-X-Nanterre. Au milieu des vignes se dressent les oliviers. La production d’huile d’olive est excédentaire et les producteurs exportent une partie de leur récolte en Syrie et en Egypte. La Galilée produit aussi la seule culture industrielle du pays, le lin, dont les jolies fleurs bleues égaient les champs au printemps.  »

Jésus a passé l'essentiel de sa vie publique sur les rives du lac de Tibériade, région fertile qui a gardé son charme.
Jésus a passé l’essentiel de sa vie publique sur les rives du lac de Tibériade, région fertile qui a gardé son charme.© OLIVIER ROGEAU

La région des premiers disciples

Dans leurs  » récits de l’enfance  » de Jésus, textes considérés par les exégètes comme non historiques, les évangélistes Matthieu et Luc racontent que le fils de Marie est né à Bethléem, en Judée. Cette localisation est plus théologique que factuelle : Bethléem est la cité du roi David, de la lignée duquel le Messie attendu par les juifs doit descendre. La plupart des spécialistes estiment aujourd’hui que Jésus est né en réalité à Nazareth, en Galilée. Il a passé ses  » années obscures  » – plus de trente ans de vie cachée – dans la région ; et l’essentiel de sa courte carrière publique – un an et demi à deux ans et demi – se déroule aux abords du lac de Tibériade.

Les premiers disciples du prophète thaumaturge sont, eux aussi, des Galiléens : Nathanaël vient de Cana, près de Nazareth (sur les Noces) ; Jacques et Jean sont, comme leur père Zébédée, des pêcheurs sur le lac ; Simon-Pierre et son frère André, pêcheurs eux aussi, sont originaires de Bethsaïda, près de l’endroit où le Jourdain se jette dans le lac, Marie (Marie-Madeleine) est  » de Magdala  » et Matthieu est collecteur d’impôts pour les Romains à Capharnaüm (sur ce bourg, lieu de résidence de Jésus), trois villages situés au bord du lac.

La mauvaise réputation

La période galiléenne de Jésus  » fut le temps d’une activité heureuse du Maître, alors que la prédication à Jérusalem fut source de conflits « , précise l’exégète et théologien français Jean-Pierre Lémonon dans Les débuts du christianisme (Les éditions de l’atelier, 2003). Même après la crucifixion, la Galilée n’a pas totalement disparu des récits des évangélistes. Marc l’indique comme lieu de rendez-vous entre le ressuscité et les siens :  » Il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit  » (Mc 16,7). C’est en Galilée que, selon Matthieu, Jésus charge les Onze d’une mission universelle (Mt 26, 16-20). Même Luc, qui concentre les apparitions de Jésus à Jérusalem ou à proximité, n’ignore pas la Galilée : c’est là, rappelle-t-il, qu’il a annoncé le mystère pascal (Lc 24, 6-7). Après la mort de Jésus, des disciples retournent à leurs tâches quotidiennes en Galilée, ce que souligne le texte de Jean (21, 1-19).

Du point de vue religieux, la renommée des Galiléens auprès des Judéens est notoirement mauvaise :  » Il ne sort pas de prophète de Galilée  » (Jn 7, 52).  » Cette réputation désastreuse vient de l’époque où la population galiléenne était majoritairement non juive « , note le théologien protestant Daniel Marguerat. Pour désigner cette terre de païens, Esaïe parlait déjà de la  » Galilée des nations  » (Es 9, 1, cité en Matthieu, 14, 15). Mais la colonisation menée en 105-104 avant notre ère sous le règne d’Aristobule Ier a judaïsé la province. Au ier siècle, la majorité des Galiléens appartient au judaïsme et parle araméen. La pratique de la Loi est toutefois plus libérale en Galilée qu’en Judée, d’où la réputation d’impiété de la région de Jésus.

Dans les pas de Jésus en Galilée et à Jérusalem

Scandale au Temple

Pour autant, les Galiléens sont attachés au Temple de Jérusalem. Jésus s’y rend à l’occasion des grandes fêtes religieuses (Pourim début mars, Pâque début avril, Soukkot début octobre). A 12 ans, il y a fait, à l’occasion du pèlerinage de la Pâque, sa bar mitzvah, qui a fait de lui un adulte dans la communauté juive. Ses parents et lui ont fait le voyage en caravane, avec les voisins et amis de Nazareth. Jésus retournera une dernière fois au sanctuaire au mois de nisan 30 (ou 33). Il en chassera les marchands d’animaux et renversera les tables des changeurs d’argent.

L’incident, seule violence physique attribuée à Jésus, n’a pas dû être de grande envergure, puisque la police du Temple n’est pas intervenue. Mais il alarme l’aristocratie sadducéenne, au point qu’en l’apprenant,  » les grands prêtres et les scribes cherchaient comment ils le feraient périr  » (Mc 11, 18). Ils parviendront à leurs fins avec la complicité de la foule, qui avait pourtant acclamé Jésus à son arrivée à Jérusalem. Car toucher au Temple, c’est s’en prendre à l’emblème de la cohésion nationale, donc à l’identité du peuple et à sa fidélité à Israël.

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