Homs, ville martyre d'un million d'habitants (avant la guerre). © François Janne d'Othée

Dans les bastions du régime syrien

Cinq ans après le début du conflit en Syrie, et à la faveur d’un fragile cessez-le-feu, Le Vif/L’Express a traversé le territoire contrôlé par le régime pour tâter le pouls d’une population exténuée. Un récit exclusif.

A la nuit tombée, tels des êtres errants en recherche d’humanité, les habitants déambulent avec des lampes de poche au milieu des rues détruites. Bienvenue à Homs, ville martyre d’un million d’habitants (avant la guerre), et dont on n’apercevra l’étendue des ravages que le lendemain. Pilonnés pendant des mois par l’armée régulière, des quartiers entiers ne sont plus que des squelettes calcinés que vient adoucir le jaune vif des taxis qui les traversent. Des pans de béton en équilibre instable attendent de se fracasser sur le piéton imprudent. Odeurs de brûlé partout. Quand on sort de cet enfer pour rejoindre la Tour de l’horloge, c’est comme si tout cela n’avait été qu’un cauchemar. Soudain, ce sont des avenues intactes, avec snacks, magasins de vêtements, bijouteries, pâtisseries où l’on se presse pour déguster la spécialité locale, les halawa bel jebneh au fromage et aux pistaches concassées.

De 2011 à 2015, Homs a été le théâtre d’une des plus sanglantes batailles entre les rebelles, qui occupaient plusieurs secteurs, et l’armée régulière, qui a dépêché des centaines de chars pour les déloger. Sous supervision de l’ONU, les derniers opposants ont évacué la ville avec armes et bagages fin 2015 pour rejoindre plus au nord la zone aux mains des islamistes d’al-Nosra. Aujourd’hui, les sinistrés reviennent au compte-goutte et tentent de se réinstaller là où c’est habitable. Entre les gravats, on trouve une épicerie, un café, un appartement vaguement occulté. Mis en déroute, les rebelles n’ont pas dit leur dernier mot. Le 21 février dernier, un nouvel attentat à la voiture piégée a fait plus de 60 morts dans le quartier al-Zahraa, à dominante alaouite, cette branche du chiisme qui suscite des torrents de haine chez les extrémistes sunnites. Alors que nous photographions les façades dévastées, trois ouvriers exhibent depuis les étages des portraits du plus célèbre des alaouites, le président Bachar al-Assad.

« Homs, c’est la mort, on a tout perdu », lâche le père Michel Naaman, curé de la cathédrale syriaque-catholique de la ville. Nous le rencontrons au Chems, un restaurant resté ouvert tout au long du conflit. « Avant, poursuit-il, la Syrie passait par des hauts et des bas, mais elle progressait. Depuis cinq ans, elle est par terre. Beaucoup de sang, de disparus, de kidnappés, de martyrs, de réfugiés, de maisons détruites… Les bombes se sont arrêtées, mais dans la banlieue ce n’est pas fini. » Du coup, les vagues d’émigration se poursuivent, surtout chez les chrétiens : « Nous ne sommes plus que 500 000 en Syrie, on est tombé de 10 à 5 % de la population, c’est affolant. Je n’approuve pas tous ces départs, mais finalement c’est une décision très personnelle et très intime. Notre terre, c’est la Syrie, qui est aussi la terre de naissance du christianisme. Alors, j’essaie de travailler sur ce sentiment d’appartenance, ainsi que sur la réconciliation à travers des groupes de parole ». En espérant ne pas subir le même sort que son voisin jésuite, le Néerlandais Frans van der Lugt, enlevé et tué par des hommes armés en 2014.

Encore plus fantomatique que Homs, le Krak des chevaliers a également été repris par l’armée. A trente minutes de route, cette forteresse qui date de la première croisade est aujourd’hui déserte, lugubre et ouverte à tous les vents. Le café-restaurant qui la jouxtait n’est plus que cendres et poussière. Dans la bataille, le Krak a perdu quelques plumes, comme de belles rosaces explosées par des tirs d’obus. Il domine aujourd’hui un village surgi de l’apocalypse : immeubles éventrés, façades défigurées, pilastres qui ne soutiennent plus rien… Etrange impression de se retrouver seul, à la tombée de la nuit, à dominer cette terre brûlée d’où surgissent encore quelques cris d’enfants, un appel du muezzin ou un envol d’étourneaux.

Hama, un peu de douceur

A 35 kilomètres au nord de Homs, la ville très conservatrice de Hama a vécu de pareils outrages, mais c’était il y a trente-cinq ans. En 1982, les Frères musulmans lancent une opération de terreur contre le régime baathiste dirigé par Hafez al-Assad, père de Bachar. Ils massacrent plusieurs militaires et proclament Hama « ville libérée ». La réponse sera impitoyable : pendant quatre semaines, l’armée bombarde les quartiers, jusqu’à réduire la résistance à néant. On parle de 10 000 morts. Le périmètre sur lequel trône aujourd’hui le grand hôtel Cham fut même rasé. Est-ce pour éviter la répétition de l’histoire que cette cité des bords de l’Oronte est restée intacte ? « Des gens de l’extérieur sont venus manifester ici, mais les habitants ne sont pas tombés dans le piège, témoigne Rima, notre guide. Ils voulaient que la ville se soulève en premier, mais on leur a dit « Rentrez chez vous » ». Elle n’a toutefois pas échappé à une féroce répression qui a fait plus d’une centaine de victimes.

Sous son air printanier, Hama parvient à faire oublier la guerre. Souks encombrés, policiers aux carrefours, marché aux bibelots à l’ombre des célèbres norias, et même un chameau pour balader les gamins. C’est très librement qu’Eban et Najat nous abordent dans la rue « car cela fait longtemps qu’on n’a plus vu d’étrangers ici, et cela fait du bien ». Lui est ingénieur dans une usine textile, elle, sous son voile, est professeur. La guerre n’est jamais évoquée à l’école : « J’essaie juste de calmer les enfants s’ils entendent des détonations ». Leurs préoccupations sont liées au conflit : insécurité, difficulté à se déplacer entre les villes, prix exorbitants des denrées de base, quand elles n’ont tout simplement pas disparu comme le lait. Leurs salaires les dissuadent de rejoindre la cohorte des réfugiés, dont ils préfèrent ne pas parler « car ce n’est pas une image très glorieuse de notre pays ». Ils ne s’aventurent pas sur le terrain politique sauf pour se demander si c’est très judicieux d’organiser des élections législatives le 13 avril « alors que la moitié du pays échappe au contrôle du gouvernement ».

Après un café et quelques selfies, Eban nous adresse un dernier message : « Les invités seront toujours les bienvenus, les autres non ! », allusion aux djihadistes qui campent dans le gouvernorat de Hama, et qui ne sont pas concernés par le cessez-le-feu. Trois jours après, ceux-ci lançaient une nouvelle attaque, repoussée, sur plusieurs positions loyalistes. 70 islamistes, dont beaucoup d’étrangers, auraient péri. Comme toute la Syrie aux mains du régime, la ville est ultraprotégée : en la quittant, on passe de barrage en barrage, en exhibant notre précieuse autorisation estampillée par la sécurité militaire. Pas question de s’écarter de la feuille de route : on sera vite repéré. Le régime syrien pratique un art consommé du renseignement, avec une efficacité redoutable. Chacun y met du sien : du patron d’hôtel au chauffeur de taxi, l’espionnite est très répandue. Une bonne façon de rester dans les bons papiers du régime tout en se protégeant de la terreur islamiste.

Le coiffeur en treillis

De Hama à la côte méditerranéenne, il faut franchir le djebel Ansarieh, une chaîne montagneuse qui culmine à 1 500 mètres. Depuis la citadelle médiévale de Abu Qubeis, notre guide Rima désigne la plaine de Hama qui s’étend à perte de vue. Trois villages se distinguent : un alaouite, un sunnite, un chrétien. Un quatrième, au loin, d’où n’émane que peu de lumière : il est sous l’emprise des terroristes d’al-Nosra, affiliés à al-Qaeda. « Seuls des hommes le peuplent encore, explique Rima. Ils ont envoyé leurs familles se mettre à l’abri au village chrétien, où ils bénéficient du traitement réservé aux réfugiés : logement et nourriture gratuits. Bachar a donné la consigne : s’ils sont Syriens, il faut leur venir en aide. Même s’ils vendent en cachette la nourriture reçue ». Pour de nombreux sunnites comme elle, a fortiori pour les chrétiens et les alaouites restés au pays, Bachar n’est pas « l’homme qui massacre son peuple », comme on le définit dans les capitales européennes, mais au contraire celui qui le défend contre l’obscurantisme et l’asservissement. « On aime notre armée car, sans elle, nous serions tous des réfugiés à prendre la mer », nous confie Mohsen Dib, maire de Jourin. Difficile de concilier des positions aussi éloignées.

Le soir venu, nous logeons dans un village alaouite dépeuplé dont les ultimes habitants portent le treillis militaire, même le coiffeur : « A tout moment, on doit être prêt à défendre notre village », explique l’homme. La propagande pro-Bachar commence dès le plus jeune âge : à la crèche locale, des enfants hauts comme trois pommes ont enfilé un T-shirt avec son portrait et scandent « Que Dieu protège la Syrie ! ». Dans notre maison d’hôtes, assis sur des nattes autour d’un poêle brûlant, nous dialoguons avec le colonel A., un voisin. Il s’est retrouvé assiégé près de Raqqa par Daech. Cela a duré deux mois, durant lesquels il a été ravitaillé par la voie des airs. L’armée loyaliste a fini par le libérer ainsi que ses hommes. Il ne fait aucune distinction entre l’Armée syrienne libre (ASL), soutenue par l’Europe, et les djihadistes : « Qu’ils portent la cravate ou la barbe, ils ont tous la même idéologie islamiste, assène-t-il. Quand notre armée les a attaqués, on a retrouvé leurs documents d’identités pêle-mêle, preuve qu’ils combattent ensemble ou au moins que les gens de l’ASL préfèrent se ranger avec les plus forts, qui s’avèrent être aussi ceux qui ont le plus de moyens ». Et lui d’exhiber sur son smartphone des photos insoutenables d’enfants mutilés, partie intégrante de la propagande de guerre.

Le jour suivant, il nous emmène vers la ligne de front qui marque la séparation avec al-Nosra. A l’ombre du djebel, et sous une pluie battante, la route de plaine mène à Bahsa, un village martyr à dix kilomètres des positions occupées par al-Nosra. Pendant deux mois en 2015, Bahsa s’est retrouvée dans l’autre camp. Cinquante civils ont été tués, certains décapités. Du village, il ne reste que des ruines. Des jeunes recrues apparaissent sur une terrasse, d’autres sortent d’une maison. Le colonel est aux anges : « Regardez ces jeunes, clame-t-il. Lui vient de Raqqa, lui de Deir Ezzor, lui d’Alep, ils sont tous Syriens, et j’ajoute : tous sunnites. » Traduction : la défense de la patrie ne concerne pas que les alaouites comme lui. Il pointe le doigt vers d’autres jeunes : « Ceux-là reviennent de la ligne de front », s’enthousiasme-t-il. Dans une mise en scène parfaite, un gaillard se pointe avec une caisse de munitions sur les épaules. Comme un seul homme, les recrues scandent soudain : « Avec mon âme et mon sang je m’offre à la Syrie. »

Russian connection

Des détonations au loin : il est temps de partir. Tel un orage en montagne, une confrontation armée peut survenir à tout moment. Les snipers sont aux aguets. Aussi, c’est avec soulagement qu’on quitte cette zone instable pour se diriger vers le littoral par une route de montagne. Au col, une mitrailleuse lourde Dashka est pointée vers la route. L’officier de faction, dont le tour de garde dure habituellement douze heures, prend ses instructions par téléphone et nous laisse passer. Ensuite, et sous le soleil, la fameuse « côte alaouite » se distingue à l’horizon, étirée le long de la Méditerranée. Avant d’aboutir dans ce grand port, l’autoroute longe l’aéroport Bassel al-Assad, du nom du frère de l’actuel président, mort en 1994 dans un accident de voiture, et toujours populaire. Un Mig est en phase d’atterrissage. Sans doute l’un des appareils russes venus prêter main-forte à l’armée syrienne pour écraser la rébellion.

A Lattaquié, les hôtels débordent de personnes déplacées des zones de combats. Seul l’hôtel Mira, ex-Méridien, à quelques kilomètres du centre-ville, reste ouvert pour les étrangers, à savoir des militaires russes qui, le soir venu, s’installent dans le hall pour « skyper » avec leur famille. Au Mira, Les distractions sont inexistantes : les boutiques sont vides, tout comme les piscines. La plage est un dépotoir. Impossible de sortir de l’hôtel sans autorisation, sauf pour visiter le site archéologique d’Ugarit. Pour rejoindre Tartous, on peut prendre le train : la ligne a été remise en service, mais partout ailleurs le réseau reste à l’arrêt. A mi-chemin entre les deux villes, on peut visiter le mausolée de Hafez al-Assad, mort en 2000. On raconte que lors de l’enterrement, tout avait été repeint en noir le long de la procession : arbres, portes, murs… Son portrait continue de hanter les lieux publics de Syrie.

Sur l’autoroute déserte qui nous ramène à Damas, nous décidons de faire une halte au monastère Mar Yacub de Qara, où prient le père limbourgeois Daniel Maes et un jeune Brugeois de 29 ans, frère Jean, ancien étudiant en journalisme. La fondatrice n’est autre que mère Agnès-Mariam de la Croix, accusée par ses détracteurs d’être un suppôt de Bachar, surtout depuis qu’elle a contesté la responsabilité du régime dans les attaques chimiques de 2013. Pour éviter de se faire repérer par d’éventuels snipers, nous abandonnons le minibus immatriculé à Tartous pour embarquer dans un taxi local. Pour la communauté, c’est la fête, tant les visites sont rares : « En 2013, le village a été envahi par des extrémistes, et pendant des mois nous ne sommes pas sortis, raconte le père Daniel. Curieusement, ils n’ont jamais franchi la porte. L’armée pensait le contraire, et s’est mise à tirer sur le monastère depuis un hélicoptère. Quand ils ont vu des enfants dans la cour, l’attaque a cessé. Les terroristes sont ensuite partis du village, et un type est venu nous dire « OK, vous pouvez sortir en sécurité » ». Si frère Jean reste prudent dans son analyse, le père Daniel est aussi engagé que mère Agnès et vient d’écrire une lettre ouverte à Didier Reynders pour qu’il cesse de se ranger du côté des « meurtriers qui agressent le peuple syrien ».

Nul doute que l’identité de ces « meurtriers » varie en fonction du camp où l’on se trouve. Mais chacun est d’accord sur un point : on ne retournera pas à la période d’avant 2011 « car les gens ont trop souffert », nous explique l’avocat Anas Joudeh. Ce quadragénaire dirige à Damas la plateforme indépendante Nation Building qui a réuni 120 personnes la semaine dernière au Sheraton de la capitale. « Le régime a contribué à la situation actuelle, glisse-t-il au moment de la pause-café. Mais il a aussi proposé des solutions que l’opposition armée a refusées, car son seul objectif est de renverser le régime avec des appuis venus de l’étranger. Or le régime a une base populaire et une légitimité qu’on ne peut nier. » Pour l’avocat, il faut distinguer entre le régime et l’Etat syrien. « Nous ne voulons pas que le système éclate, sinon ce sera comme en Libye. Si on veut que les choses bougent, c’est en travaillant de l’intérieur à le réformer. Par exemple, en permettant à quiconque de se porter candidat à la présidence. Crier à l’extérieur, cela ne sert à rien, à part se montrer à la télé. Nous, on se veut constructifs. » Mais avec quelle marge de manoeuvre ?

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