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Dans l’intimité du parcours extraordinaire de Roger Federer

Le Vif

Comment le joueur colérique des débuts est-il devenu le monstre froid des finales de grand chelem et le champion versant une larme au moment de la remise des trophées ? Le journaliste Thomas Sotto, auteur d’ Une aventure nommée Federer, raconte le parcours de Rodgeur. Extraits.

Episode 1

Où l’on apprend que Roger tient son optimisme de son père suisse et son goût pour les langues de sa mère sud-africaine

Nous sommes au milieu des années 1970. Robert Federer, originaire de Saint-Gaal, en Suisse, travaille pour une grande entreprise pharmaceutique de Bâle. Son employeur lui offre alors la possibilité de s’expatrier pour quelque temps en Afrique du Sud. Proposition acceptée. Robert ne le sait pas encore, mais ce choix professionnel va peser sur l’histoire du tennis. Arrivé à Johannesburg, il rencontre Lynette. Un début d’histoire d’amour qui aurait pu être sans lendemain, Robert devant rentrer au pays. Mais, très épris de sa belle Sud-Africaine, il reviendra la chercher. De leur union vont naître deux enfants. Une petite fille, d’abord : Diana. Et puis un garçon, Roger, donc, vingt mois plus tard, le 8 août 1981, à Bâle. Lynette choisit naturellement le prénom dans la prononciation de sa langue natale. Roger ou Rodgeur, le sujet a longtemps titillé le joueur. Lors de ses premières compétitions, il ne supporte pas que l’on prononce son prénom  » à la française « . Un sujet sur lequel il a eu l’occasion de s’expliquer, au début des années 2000, dans les pages de Tennis Magazine. Et visiblement, à ce moment-là, cette histoire de prononciation avait le don de l’agacer :  » J’ai expliqué mille fois à la presse que c’était « Rodgeur ». Si les gens ne le comprennent pas, je n’y peux rien. Je ne vais pas perdre mon énergie avec ça.  » Depuis, à en croire les  » Rodgeur  » qui montent des tribunes, la leçon a été bien retenue… Mais tout n’est pas seulement question de sonorité. Derrière cette prononciation à l’anglo-saxonne se trouve un attachement viscéral du Suisse à sa patrie maternelle. L’Afrique du Sud, il l’aime pour sa beauté, son ambiance, son charme, ses odeurs. Tout semble donc lui plaire, là-bas, et le rapprocher des racines de Lynette. De sa famille aujourd’hui presque entièrement disparue. L’évocation de ses ancêtres sud-africains fait apparaître dans le regard du joueur une lueur de nostalgie, affirment ceux qui le connaissent bien :  » Mon coeur est lié à l’Afrique du Sud « , dit fréquemment celui que l’on surnomme parfois  » grand frère Roger  » là-bas.

A 11 ans, il figure déjà parmi les trois meilleurs juniors de la Confédération » Le point de départ, c’est sa frustration : il faisait beaucoup de fautes et ne le supportait pas

Reste le roc de Roger : ses parents. Un modèle d’union stable et fidèle. Elle est prof. Lui, un petit entrepreneur.  » Il y a de l’amour dans cette famille « , résume très simplement son ami Mansour Barhami (NDLR : joueur de tennis iranien). Mais n’allez pas chercher Lynette et Robert côte à côte dans le box des joueurs, lors des grands tournois. Ils évitent de s’asseoir l’un à côté de l’autre. Façon de combattre leur stress (ou tout au moins de ne pas se le communiquer). De Robert, Roger a hérité une certaine capacité à être heureux, une sorte d’aptitude au bonheur. […]

Très tôt, le petit Roger développe un goût prononcé pour… le foot ! A 8 ans, il porte déjà le maillot du FC Bâle. A l’école, ses premiers résultats sont moins brillants. Pourtant, ses parents font tout pour l’aider. Robert se charge des cours de soutien en mathématiques. Lynette, elle, se concentre sur les langues. A l’exception du français, qu’elle ne parle pas. Un travail qui permet d’aiguiser l’oreille de son fils. Et qui explique sans doute en partie pourquoi il est capable aujourd’hui de commencer une phrase en allemand, de la poursuivre en anglais pour la finir en français… Mais très vite, sa discipline préférée va devenir le tennis. C’est dans cette  » matière  » seule qu’il ambitionne de devenir le premier de sa classe. Et, de fait, les résultats ne tardent pas à venir. A 11 ans, il figure déjà parmi les trois meilleurs juniors de la Confédération. C’est à cette époque-là que Mansour Bahrami le  » croise  » sur un court pour la première fois.  » C’est Roger lui-même qui me l’a raconté, des années plus tard « , se souvient le joueur à moustache iranien.  » C’était en 1992. Je devais jouer contre Jimmy Connors au tournoi de Bâle. Pour amuser le public, nous avions fait quelques échanges avec un ramasseur. Ce gamin, appliqué, c’était Roger ! Bien sûr, je ne m’en rappelais plus. Mais lui a toujours gardé la photo de ce moment. Qu’il m’a offerte, d’ailleurs.  » Mansour était alors une des idoles de Roger :  » Un jour, mon fils regardait une émission de sport à la télé française. L’émission tirait le portrait du jeune Suisse, déjà bel espoir de ce sport. « Papa, regarde ! il a ton poster sur le mur de sa chambre », s’est exclamé mon fils. J’avoue en avoir été assez fier « , reconnaît Mansour. […]

En août 1991, celui qui n’est pas encore un dieu vivant participe à son premier tournoi  » officiel « . Il a 10 ans. La compétition se dispute sur les courts en terre battue d’un club de la banlieue bâloise. Pas de chance pour lui, on manque d’enfants de son âge. Voici donc notre petit Roger  » reversé  » dans le tournoi des plus grands. Son adversaire du premier tour a 13 ans. Trois de plus : l’écart est trop important ; l’affiche déséquilibrée ; et le score final impitoyable, puisque le jeunot s’incline 6/0 – 6/0. Dans le jargon du tennis, on appelle cela une  » double roue de bicyclette « .  » Il était un peu en colère, un peu énervé « , se souvient son bourreau d’un jour, Reto Schmidli. Même si c’est par effraction, il est un peu entré dans la petite histoire du tennis. Puisqu’il reste, à ce jour, l’unique joueur à avoir infligé pareille déculottée à Roger Federer. L’ancien quarantième joueur suisse aura donc été son premier – et pire – cauchemar tennistique.  » De ça, oui, je suis un peu fier « , avoue celui qui n’a jamais rejoué contre sa victime par la suite.  » Je suis donc invaincu face au maître « , s’amuse-t-il. Malgré cette ligne sans équivalent à son palmarès, il a quitté le short et les baskets pour enfiler l’uniforme de policier à Bâle. Si, aujourd’hui, Reto Schmidli se dit prêt pour une revanche, il n’en reste pas moins joyeusement lucide :  » Oui, j’ai connu furtivement le secret pour le battre. Mais je ne l’ai plus…  »

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Episode 2

Où l’on découvre que Roger a été un adolescent bordélique, lève-tard et amateur de corn flakes

14 ans, c’est l’âge auquel le jeune Roger devient champion de Suisse junior. Il intègre le Centre de tennis national suisse à Ecublens. L’établissement est alors dirigé par deux  » coaches  » et anciens joueurs français : Georges Deniau et Christophe Freyss. Loin de Bâle. Loin des siens. Roger est logé dans une famille d’accueil, les Christinet. Il y posera ses valises à partir de 1996, pour environ deux années. Cornélia et Jean-François, les parents, vivent dans une villa de cette ville de la banlieue de Lausanne avec leurs trois enfants, Vanessa, Nicolas et Vincent.  » Au début, notamment, il était discret, un peu timide, un peu passe-partout « , se rappelle Vanessa, la grande soeur de la famille, de six ans son aînée.  » Il était très proche de mon petit frère Vincent. Parce qu’ils avaient le même âge. Les deux garçons rigolaient beaucoup. Mais en restant toujours à peu près raisonnables. Ils n’ont jamais fait de vraies bêtises. En revanche, ils passaient des heures devant la télé ou à jouer l’un contre l’autre au ping-pong.  » […]

Elle se souvient aussi, dans un sourire, de cet adolescent pas vraiment matinal :  » Roger était un peu désorganisé. Et presque tout le temps en retard. Il faut dire qu’il se réveillait toujours à la bourre ! Et on le voyait partir en trombe.  » Roger n’était clairement pas un ado qui posait problème :  » Sauf pour la nourriture ! Parce qu’alors là, oui, il était franchement difficile…  » Ce que confirme Cornélia, la maman de Vanessa – et cuisinière de la maison :  » A part les petites saucisses, il n’aimait pas vraiment la viande. Et de toute façon, il se nourrissait essentiellement de… cornflakes ! Il en mangeait tout le temps. Il se faisait un bol. Remontait dans sa chambre. Puis on le voyait redescendre une heure après pour se servir un autre bol.  » Pas vraiment encore le régime alimentaire d’un sportif de haut niveau…

Chaleureux, bienveillants, attentionnés : les Christinet ne sont pas loin d’être ce qui se fait de mieux en matière de famille d’accueil. Pourtant, le quotidien n’est pas simple pour Roger à Ecublens. Il s’y ennuie un peu. Et puis, la région est francophone. Quand il débarque en Suisse romande, le Suisse allemand ne parle pas encore le français. La barrière de la langue ne facilite donc pas les choses. Mais il va rapidement s’affranchir de ce handicap.  » Il a appris très vite, c’est vrai. Et surtout, il parlait sans complexe, sans s’embarrasser avec la grammaire « , raconte Cornélia.

L’ambiance n’est pas vraiment la même au centre de tennis d’Ecublens. Où visiblement certains entraîneurs ont parfois eu du mal à  » comprendre  » ce gamin.  » Ils ont peut-être essayé de l’enfermer dans un cadre, très strict. Mais Roger n’est pas un garçon que l’on peut mettre dans un moule. Il est lui-même « , plaide Cornélia. Pour ne rien arranger, certains de ses jeunes camarades de raquette le moquent. Roger et son mauvais français. Roger et sa diction lente. Roger et sa voix un peu nasillarde… […]

 » A l’époque, je n’aimais pas m’entraîner « , reconnaîtra le champion dans une interview accordée en 2001 à Tennis Magazine. Christopher Freyss se souvient d’un garçon très drôle, très attachant. Mais aussi de leurs prises de bec régulières :  » Le point de départ, c’était sa frustration liée au jeu : il faisait beaucoup de fautes et ne le supportait pas. Mais il fallait aussi toujours le ramener à la concentration. Il était incapable de rester appliqué plus de cinq ou dix minutes. Il fallait lui dire de ne pas trop bouger, d’être attentif. Il fallait toujours qu’il s’amuse.  » Freyss sent  » la pépite « , le potentiel hors du commun. Alors il ne le lâche pas :  » Il ne fallait pas qu’il devienne son meilleur ennemi.  »  » Il était très dur avec moi parce qu’à l’époque j’étais très fainéant « , reconnaît volontiers Federer.  » Alors oui, il m’engueulait souvent. Moi je pétais les plombs et il me renvoyait dans les douches. A l’époque, je ne savais pas ce que voulait dire le mot « discipline ». J’avais besoin d’être remis à ma place.  » […]

C’est à cette même période que Roger croise, pour la première fois, Patrick Labazuy. La rencontre se fait dans les coulisses des tournois réservés aux jeunes prodiges du tennis. Le Français est alors entraîneur fédéral. Roger, lui, pas encore vraiment impressionnant :  » On avait détecté qu’il avait un talent énorme, une main exceptionnelle, mais il gagnait peu. Au tournoi des Petits As, il a fait un huitième de finale. A Annecy, il a terminé 31e sur 32.  » Tout au long de sa carrière, Labazuy a couvé de nombreux champions : Jo Wilfried Tsonga, Gilles Simon ou Virginie Razzano.  » L’année durant laquelle je me suis occupé de Virginie, lorsqu’elle est devenue championne du monde junior, j’ai beaucoup côtoyé Roger, Olivier Rocchus et Michaël Llodra. Roger s’entraînait souvent avec Virginie. Il venait vers nous, il adorait la compagnie des Français. Et il s’entendait particulièrement bien avec Michaël.  » A cette époque, c’était aussi sans doute une façon pour lui de lutter contre une forme d’isolement.  » Vous savez, c’est un âge où les agents tournent beaucoup autour des jeunes. Ils cherchent à se les accaparer. Tout ça est assez déstabilisant.  » Labazuy décrit alors un jeune homme un peu complexé :  » Oui, Roger a eu une période ingrate, il était assez timide. Ce n’était pas simple avec les filles. Il n’avait pas beaucoup de fiancées alors que d’autres les enchaînaient.  » C’est donc par le tennis que le Suisse va commencer à s’exprimer vraiment et à prendre davantage confiance en lui…

Reste un mystère auquel Patrick Labazuy n’a jamais réussi à trouver d’explication rationnelle :  » Autour de ses 17 ans, Federer s’est transformé. En six mois, ce n’était plus le même ! Je ne l’ai plus reconnu. D’un coup, il est devenu ponctuel, régulier, très investi.  » Le dilettante avait disparu.  » J’ai formé beaucoup de champions, mais je n’ai jamais vu une transformation aussi rapide et drastique « , s’étonne-t-il encore, vingt ans plus tard.

Un homme pense détenir la clé de ce  » mystère « . Il s’appelle Paul Dorochenko. Après avoir travaillé au côté de l’ancien no 6 mondial, l’espagnol Sergi Bruguera, on propose à ce préparateur physique de venir s’occuper  » d’un gamin de 17 ans qui ne joue pas mal « . Un certain Federer, donc. Bruguera pense alors mettre fin à sa carrière. Dorochenko décide de  » tenter le coup « . Il quitte sa maison de Biarritz pour s’installer à Bienne. Bienne, c’est le siège de  » Swiss tennis « . L’étape  » d’après-Ecublens  » pour les cadors du tennis helvétique.

L’aventure commence donc en 1998. Elle va durer trois ans et demi. Elle sera parfois tempétueuse.  » Je me souviens de notre première rencontre. Il disait toujours : « J’ai un gros nez, mais quand je serai no 1 mondial, les gens ne le verront plus. »  » Cette façon de se projeter, ce toupet d’affirmer qu’il serait le prochain taulier, m’a énervé d’emblée.  » Paul Dorochenko décrit un Roger  » hyperactif  » et compliqué à gérer dans un groupe :  » C’était une locomotive, oui. Mais il mettait aussi le bazar. Un jour il venait à l’heure, un jour il ne venait pas. Combien de fois ai-je dû aller le chercher à son appartement ! Il m’a usé.  » D’autant que Roger, aussi surprenant que cela puisse paraître, est un sacré colérique…

Episode 3

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Où Roger se hisse à la hauteur des plus grands champions en maîtrisant ses colères et sans perdre sa sensibilité

Paul Dorochenko a eu bien du mal à  » cadrer  » le jeune Roger. L’entraîneur se souvient avoir dû  » punir  » son poulain plus qu’à son tour :  » Un jour, on venait d’installer des bâches publicitaires toute neuves autour des courts du centre d’entraînement. Roger a balancé sa raquette et fait un trou d’un bon mètre carré dans l’une des bâches.  » Action, punition : voilà notre Roger  » condamné  » à se lever à l’aube pour venir passer sur le court la machine qui servait à ramasser les peluches de balles restées accrochées au revêtement synthétique.  » Il fallait le voir avec ses gants, son écharpe et son bonnet à 6 heures du matin par 2 ou 3 °C. Je sais que ça le gavait, mais il n’était pas arrogant « , sourit encore celui qui raconte qu’à l’époque, il était le seul à oser envoyer promener la petite star en devenir :  » J’avais déjà une solide carte de visite, ayant travaillé auparavant avec douze joueurs classés dans le top 10 mondial. Donc je ne me laissais pas impressionner.  » La bâche de Bienne n’a pas été la seule à avoir fait les frais des coups de sang du joueur.

A ses débuts, Federer est un joueur colérique et ultrasanguin. Jamais agressif avec ses adversaires, mais enragé de voir que la balle ne va pas toujours se loger là où il le souhaiterait.  » L’échec était insupportable pour lui. C’était exacerbé. Ses accès de colère naissaient toujours de son insatisfaction « , analyse Christophe Freyss. Une frustration qu’il traduit beaucoup trop souvent en fracassant ses raquettes de rage.  » A un moment, ça devenait tellement problématique que son père l’a menacé de l’interdire de jouer !  » raconte Mansour Bahrami… Son entraîneur Paul Dorochenko décide, lui, de mettre le joueur entre les mains d’un psychologue du sport. Pour l’aider à se canaliser un peu. […]

 » En 1994, on m’avait envoyé observer un tournoi réservé aux moins de 14 ans, organisé à Miami, se souvient Régis Brunet, qui fut son premier agent, de sa préadolescence à ses 20 ans. Au départ, c’était pour suivre un jeune Belge. Mais un ami m’avait tout de même fortement suggéré de jeter un coup d’oeil à ce Suisse réputé ingérable.  » Régis Brunet se souvient encore parfaitement de la scène :  » Je l’ai regardé jouer deux minutes. Et je me suis rué sur la première cabine téléphonique pour tenter de joindre ses parents. C’est bien simple : je n’avais jamais vu un talent pareil.  » Le caractère de cochon de l’adolescent sur le court ne perturbe en rien l’agent :  » S’il pétait les plombs, c’est parce qu’il avait horreur de perdre. Et ça, c’est un point essentiel dans une carrière de joueur. Il y en avait assez des Bisounours ! « 

Régis Brunet parvient à convaincre Nike de faire signer au tout jeune homme un premier contrat fort alléchant :  » C’était autour de 500 000 dollars sur cinq ans, le tout assorti de jolis bonus s’il réussissait à percer.  » Ce qui ne tardera pas à arriver, puisqu’à 17 ans, Federer remportera le titre de champion du monde junior :  » Il ne faut pas se méprendre : si Roger s’est calmé, c’est parce qu’il est intelligent. Il a vite compris qu’il pouvait faire une grosse carrière. Et qu’il ne devait donc plus s’énerver à tort et à travers.  » Une sagesse raisonnée qui n’empêchera pas d’occasionnelles rechutes. La dernière fois, c’était en 2009.

Malmené par le Serbe Novak Djokovic en demi-finale du tournoi de Miami, Roger rate un coup  » facile « . De rage, il fracasse sa raquette au sol. Fait très inhabituel pour lui, il recueille quelques sifflets du public.  » Elle était belle, celle-là « , s’amuse-t-il aujourd’hui. Avant de confier, en souriant :  » Oui, j’ai dû me battre avec mes démons. Mais comme à l’époque je n’avais pas encore mon gros contrat avec Wilson pour les raquettes, je les lançais plutôt dans le grillage ou dans le filet. Comme ça, je ne les cassais pas.  » […]

Visage fermé, impassible. Bien malin celui qui arrive désormais à spéculer sur ses humeurs, ses doutes, ses douleurs ou ses peurs pendant une rencontre. Il en redira quelques mots en avril 2017, à l’occasion d’une interview accordée à l’édition américaine du magazine GQ :  » Jeter mes raquettes, hurler, tout ça, je faisais ça tout le temps quand j’étais petit. Mais dans ces moments-là, quand tu agis ainsi, tu donnes un avantage à ton adversaire. Donc, à un moment donné, tu travailles ton comportement. Rafa (Nadal) a ses rituels. Stan (Wawrinka) a son regard. Moi, j’ai le mien. Et cela devient un bouclier.  »

Attention, Rog’, C’est tout sauf un robot. Son envie de tout gagner le ronge

Un comportement – et une transformation – que décrit parfaitement Fabrice Santoro (NDLR : ancien joueur de tennis français)  » Il donne l’impression d’être en maîtrise totale sur le terrain. Rien ne se lit sur sa figure. Il est élégant. Il est bien coiffé. Il gère ses émotions. Il a parfois un côté robotique dans la victoire.  » Santoro qui s’empresse d’amender son propos :  » Attention, Rog’, c’est tout sauf un robot. Son envie de tout gagner le ronge. Il suffit pour s’en apercevoir de l’observer quand il vient de remporter une grande victoire.  » Car dans ces moments – comme lors de ses dernières victoires à Wimbledon ou à l’Open d’Australie -, le Suisse ne retient ni son émotion ni ses larmes.  » Jusqu’à la balle de match, le mec est de marbre. Et puis, au moment de la remise du trophée, il pleure comme un enfant. Ce n’est pas un sanglot d’émotion, ce sont de vraies grosses larmes « , constate Santoro. Et c’est un des paradoxes de Federer : malgré son expérience, en dépit de son palmarès incomparable, ce garçon vit sous une pression permanente. Il la gère sans doute mieux que quiconque. Mais elle n’en demeure pas moins omniprésente.

Episode 4

Où l’on découvre que Roger doit sa légèreté et son mental d’acier à son épouse, Mirka

Mirka qui l’aurait aidé à calmer ses démons. Mirka qui a su lui construire un look et parfaire son style. Mirka qui l’aime. Mirka,  » l’indispensable  » de Roger. Aujourd’hui, son surnom se suffit à lui-même. Son nom, tout le monde ou presque l’a oublié. Au-delà des aficionados de la balle jaune, peu se souviennent de la joueuse professionnelle que fut Miroslava Vavrinec, de son nom de jeune fille. Celui avec lequel elle arpentera le circuit durant six ans. Elle occupera même un temps une honnête 76e place au classement mondial féminin. Mais aux projecteurs et à sa propre carrière sportive, la jeune femme d’origine tchèque, dont les parents s’exilèrent en Suisse pour échapper au communisme, aura finalement préféré l’ombre prestigieuse de son champion de mari. Femme de l’ombre amoureuse mais aussi très influente. L’origine de leur monde se situe quelque part dans les allées discrètes du village olympique de Sydney, en 2000. Il n’a pas 19 ans. Elle en a 22. C’est là que leur idylle va prendre corps. Roger et Mirka se connaissaient déjà un peu. Elle l’avait notamment vu jouer une fois, en Suisse.

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Il était dans un de ces jours  » sans « . Brillant davantage par son lancer de raquette que par la justesse de son toucher de balle. A l’époque, le palmarès de Roger est encore bien maigre. Toujours pudique dès lors qu’il s’agit d’évoquer sa vie privée, Roger acceptera de revenir sur ce moment olympique clé de son existence une quinzaine d’années plus tard, dans les colonnes de Tennis Magazine :  » On a passé deux super semaines à Sydney. On était une petite équipe. Il y avait Mirka, mon entraîneur Peter Lündgren, une autre joueuse suisse, Emmanuelle Gagliardi. On partageait une maison avec des lutteurs. Moi, c’était mes premiers Jeux. Deux semaines extraordinaires. Tout le monde était fou de joie d’être là. Et puis, pour Mirka et moi, ça a été le grand départ. C’est ici que l’on s’est embrassé pour la première fois.  » Un baiser marquant sur lequel le tourtereau reviendra également à l’occasion d’une interview accordée au quotidien britannique The Guardian :  » Quand je l’ai embrassée pour la première fois, elle m’a dit : « Tu es si jeune. » Je lui ai répondu : « J’ai 18 ans et demi quand même ! » Elle m’a alors rétorqué : « Oui, tu es un bébé ».  » Et le champion de reconnaître :  » Elle a toujours été plus mûre que moi.  »

Presque neuf ans après leur rencontre, le 11 avril 2009, ils se passent la bague au doigt. Mirka attend déjà un bébé. Ou plutôt deux. Quelques semaines plus tard, le 24 juillet, viennent au monde les jumelles du couple : Charlène Riva et Myla Rose. Deux petites filles qui auront bientôt deux petits frères. Jumeaux eux aussi.

Lenny et Léo naîtront le 6 mai 2014. Quatre frères et soeurs que l’on découvrira en  » Mondiovision  » pour la première fois au bord d’un court lors de la finale gagnante de leur papa à Wimbledon, en 2017. Une présence sur laquelle leur papa (poule) s’expliquera tout sourire :  » Mes enfants aiment bien me regarder, mais seulement en finale…  » A croire que les  » mini-Federer  » ont hérité d’un goût certain pour la gagne. Leur maman, elle, sait le prix du silence. Inutile d’essayer de l’approcher, ne serait-ce que pour décrocher quelques mots. La  » discrète indispensable  » ne prend plus la parole publiquement depuis une bonne décennie.

Ses interventions, ses analyses, ses conseils, son regard, elle les réserve à son mari. Sur le bord du court ou à la maison. Toujours à l’abri des micros ou des oreilles qui traîneraient. Mais le scénario d’un match peut souvent se lire sur les traits de son visage. Son minois se crispe ou se décrispe à mesure que les jeux sont perdus ou gagnés. Parfois, un  » come on !  » d’encouragement ou de satisfaction lui échappe.  » Mirka, on ne l’entend jamais sur le court. Mais je peux vous dire que lui, il l’entend, malgré sa petite voix « , assure Mansour Bahrami. La lecture hypothétique de ses mimiques, par caméras interposées, dans le box des familles, reste toutefois un moyen assez rudimentaire et limité pour tenter de percer  » le mystère Mirka « … […]

Au quotidien, Mirka fait tout pour simplifier la vie de son joueur de mari.  » Elle lui apporte beaucoup d’équilibre. Et se montre une très efficace organisatrice de leur vie familiale « , constate Bernard Arnault (PDG de LVMH). Grâce à elle, sa famille est là dès qu’il se retourne, quel que soit l’endroit de la planète où il évolue.  » Les voir dans un tournoi du Grand Chelem est assez impressionnant « , reconnaît Arnaud Boetsch (NDLR : ancien tennisman français).  » Ils ont compris qu’il ne fallait jamais hésiter à investir sur leur bien-être. Mirka organise la vie des enfants, pour qu’ils se sentent extrêmement heureux, tout en faisant leur école. Et en ayant leur papa à leurs côtés. Du coup, lui peut se concentrer sur son tennis quand il faut… et leur faire des bisous le reste du temps.  » Au fil des ans et des rencontres, le binôme a appris à se protéger, à se préserver des personnes nuisibles. Boetsch, très proche de la famille, le reconnaît :  » A partir du moment où vous faites partie de leur cercle d’intimes, le rapport avec eux est fantastique. Mais attention, pour « en être », il ne faut pas s’amuser à faire n’importe quoi. Tout est très honnête, très sain autour de leur couple. Et si vous ne montrez pas patte blanche, que vous ne respectez pas les règles, vous disparaissez.  »

Par sa présence au quotidien, Mirka aide son mari  » à enlever les poids les uns après les autres « , pour reprendre la formule d’Arnaud Boetsch :  » Moi, quand je changeais de coach, le plus souvent, je me fâchais avec l’ancien. Parce que j’étais maladroit, parce que j’étais moins positif. Et alors le bagage devient de plus en plus lourd à porter, au fil de la carrière. Lui, grâce à son équilibre familial, il donne l’impression que son bagage s’allège. Et je suis persuadé que cela se ressent dans son jeu de jambes. Si on voulait symboliser le truc, je dirais qu’il est plus léger encore qu’il y a deux, trois ou quatre ans. Et cela, il le doit aussi largement à sa femme…  »

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Episode 5

Où l’on voit que le succès et la gloire n’éloignent pas Roger de ses copains

Quand on leur demande d’évoquer  » leur  » Roger, ses copains décrivent à l’unisson un garçon qui aime s’amuser de tout. Presque un ado rigolard, par moments, jamais avare de blagues un peu graveleuses :  » Oh non, celle-là, je ne peux vraiment pas vous la raconter…  » Le voir passer en une fraction de seconde de cet état-là au pro irréprochable les amuse tous beaucoup. Un coup de main dans les cheveux, une veste et un bandeau vite enfilés, un visage qui se ferme. Et le bon copain redevient  » Roger Federer « .  » Il passe vraiment du bouton « on » au bouton « off » à une vitesse qui n’est pas normale « , s’amuse Fabrice Santoro.

On en revient toujours et encore à sa décontraction d’avant-match. En 2009, l’ancien champion de tennis Pierre Barthès se promène dans les allées du tournoi d’Indian Wells, aux Etats-Unis.  » Je passe alors à distance d’un petit groupe attablé qui parle fort et rit de bon coeur.  » Barthès s’en approche. Il y a là son fils, Nicolas, qui est alors un des cadres de Nike. Et qui lui présente son pote Roger Federer.  » J’étais surpris, pétrifié et pour tout dire un peu ému de le rencontrer. Et je lui dis alors que j’aimerais bien que l’on puisse se parler, tous les deux « , raconte Pierre Barthès. La réponse du Suisse fuse :  » Oui, avec plaisir ! Maintenant si tu veux !  » Peu importe qu’il soit à quelques minutes d’un match. L’isolement, la recherche du calme, très peu pour lui. C’est avec ses copains qu’il veut être. C’est là qu’il est bien. De l’importance du clan, au sens large, pour le champion :  » Quand il fait un grand match, Roger aime avoir sa femme et ses enfants, bien sûr. Mais il veut aussi que ses amis soient là quand cela est possible. Ils comptent aussi énormément pour lui. Il a besoin de sentir que tout le monde est présent « , témoigne Bernard Arnault.

Les anecdotes révélatrices de ce qu’est vraiment le personnage ne manquent pas. L’une d’entre elles nous emmène dans un village du Valais, en 2003. Cette année-là, Yves Allegro (NDLR : ancien joueur de tennis suisse) prévoit d’organiser un match d’exhibition pour célébrer l’anniversaire du club de Grône, fondé vingt-cinq ans plus tôt par son papa. Il s’agit aussi, accessoirement, d’en remettre les finances à flot. Allegro et Federer sont de très vieux copains. A la fin des années 1990, ils ont même partagé une colocation. La légende dit qu’à cette époque, Roger brillait bien davantage devant sa console de jeux vidéo que dans l’épreuve des tâches ménagères. Sans doute un peu agaçant pour son  » coloc « , au quotidien. Mais pas de quoi altérer l’amitié indéfectible qui les lie. Plusieurs semaines avant la petite fête du club de tennis local, prévue pour le mois de juillet 2003, les deux hommes inscrivent donc ce rendez-vous sur leur agenda. C’est promis, Roger sera là. Mais entre-temps se produit un événement de nature à bousculer un peu son calendrier : Roger Federer remporte son premier titre du Grand Chelem, à Wimbledon. Les jours suivants, il part disputer le tournoi de Gstaad, s’inclinant en finale, le dimanche, contre le tchèque Jiri Novak. Fin d’une séquence épuisante, physiquement comme émotionnellement. On aurait alors pu penser le Suisse à des années-lumière des  » Internationaux de Grône « . Mais c’est bien mal le connaître. Deux jours plus tard, il honore, comme promis, son engagement. 3 000 spectateurs se sont bousculés pour venir dans ce village de 2 000 âmes. Un peu serrés, mais aussi ravis et incrédules de le voir là. Chez Roger Federer, une parole donnée ne se reprend pas. […]

Tous ses potes connaissent son goût immodéré, voire déraisonnable, pour les video games ! Tournoi ou pas, il lui est souvent arrivé de veiller parfois (un peu) tard, quand les parties de PlayStation l’exigeaient.  » Une nuit, ils avaient fait la foire jusqu’à 1 heure du matin « , se souvient le préparateur physique Paul Dorochenko.  » Le lendemain matin, je lui demande ce qu’il s’était passé. Il me répond, tout sourire : « Je jouais contre moi et je me suis battu. » Quand je voyageais beaucoup avec lui, j’ai souvent dû aller dans sa chambre pour lui dire d’arrêter…  » Des parties endiablées, il en a disputé quelques-unes avec son presque jumeau Marco, durant leurs jeunes années bâloises. Marco Chiudinelli est né à peine un mois après Roger. Un vrai ami d’enfance, Bâlois comme lui. Qui a, comme son compère, débuté par le foot. Et qui a aussi fini tennisman professionnel. Au journal suisse Le Nouvelliste, il racontera :  » Nous allions dans une salle de jeux et nous rentrions ensuite à pied à la maison. En pleine nuit. Parce que nous avions raté le dernier tram.  »

Chiudinelli se souviendra toute sa vie de son ultime match sur le circuit. C’était lors du Swiss Indoors, le tournoi de Bâle, en octobre 2017. Il avait annoncé que c’était là son dernier tournoi avant de prendre sa retraite sportive.  » Chiudi  » dispute son premier tour en soirée. Dans les tribunes, Federer, pourtant engagé lui aussi dans la compétition, est là. Il veille et voit la défaite de son copain se profiler. Très ému, il immortalise cette fin de carrière avec son portable. Une fois le match achevé – et perdu – les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre. Federer ne parvenant ni à retenir ni à cacher ses larmes. Ce soir-là, Alexandre Bompard (patron du groupe Carrefour) a vu  » une émotion sincère, mais faisant forcément écho à son propre arrêt à lui « . Roger n’en pipera mot. Sans doute pour ne pas voler la vedette à son ami. Mais aussi parce que le sujet est sensible pour ce garçon décidément bien secret.

Par Thomas Sotto.

Les intertitres sont de la rédaction.

Une aventure nommée Federer, par Thomas Sotto, éd. du Rocher, 212 p.

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