Sabine Caillaud. © DR

Crise du coronavirus: « Nous fabriquerons une autre vision du monde »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Bousculée par le coronavirus, la pensée sociale doit bricoler avec cet événement neuf et imprévu. Elle se construira différemment selon les pays et les contextes socioculturels, assure Sabine Caillaud, maîtresse de conférences en psychologie sociale à l’université Lumière Lyon 2.

Elle se construit en réaction à ce qui se vit, dites-vous, comme la crise du coronavirus et la menace qu’elle incarne. Comment définiriez-vous la pensée sociale ?

La pensée sociale se définit à la fois par un contenu, c’est-à-dire un ensemble de connaissances et de croyances socialement partagées, de nature différente (savoir scientifique, sens commun, mémoire collective, rumeurs, etc.) et par son processus, c’est-à-dire que cette pensée se reconstruit en permanence dans les interactions sociales. Cela peut passer par des lectures, par les médias que nous consultons, ou par des discussions informelles. La pensée sociale est donc construite socialement. Elle ne fonctionne pas sur le mode de la démonstration comme le fait – en principe – la pensée scientifique mais sur le mode de la justification. Elle va donc valoriser les idées qui vont dans le sens des conclusions attendues. Par exemple, nous avons au départ associé le coronavirus à la Chine et nous avons préféré retenir les informations qui, en même temps qu’elles annonçaient le macabre décompte des morts, décrivaient des hôpitaux moins performants que chez nous. C’est une manière de tenir le risque éloigné. Peu importe que ces informations soient vraies ou non, ce qui compte pour la pensée sociale, c’est qu’elles soient bonnes à penser.

Pour qu’il y ait menace pour une société, il faut aussi avoir le sentiment de ne pas disposer collectivement des ressources pour faire face.

Comment évolue la pensée sociale face à un événement nouveau et imprévu ?

La pensée sociale va essayer de se familiariser avec cet objet étrange, le coronavirus en l’occurrence, pour le maîtriser et savoir comment agir. Nous cherchons alors à utiliser nos catégories de pensée habituelles pour y faire entrer l’étrange. Au départ, il n’était donc question que d’une grippe, car c’est l’exemple que nous connaissions qui était a priori le plus proche. Parfois, cela suffit, et tant pis pour les inexactitudes car ça marche : les vieilles catégories de pensées fonctionnent, même si elles peuvent un peu évoluer. Mais, parfois, ce n’est pas le cas. Nous n’avons ainsi pas pu ranger le coronavirus dans la catégorie  » grippe « , ni dans la catégorie des maladies d’ailleurs. Alors la menace amène la pensée sociale à évoluer probablement plus vite que d’habitude. La maladie d’ailleurs devient une maladie partout, la  » grippe  » chinoise devient une maladie dangereuse. Et, petit à petit, beaucoup de nos croyances et de nos savoirs doivent évoluer. Nos pratiques se modifient également, entraînant un changement de la réalité matérielle qui nous entoure. C’est effectivement un moment de bouleversement.

Après onze semaines, la Chine lève le confinement. Une
Après onze semaines, la Chine lève le confinement. Une  » nouvelle normalité  » se construit.© GETTY IMAGES

A partir de quand peut-on qualifier un événement de menaçant ?

Une menace se caractérise par l’anticipation d’une issue négative : dans le cas présent, on pense aux hôpitaux sur- chargés qui ne pouvaient pas prendre en charge les patients et donc au grand nombre de morts que l’on aurait dû pouvoir éviter. Pour qu’il y ait menace pour une société, il faut aussi avoir le sentiment de ne pas disposer collectivement des ressources pour faire face. Par exemple, on pourrait imaginer qu’un pays aux ressources sanitaires beaucoup plus importantes ne ressente pas la menace, ou moins fort.

La menace comprend-elle une dimension sociale ?

Oui. Au départ de la crise, par exemple, on a assisté à des stigmatisations des personnes d’origine asiatique, accusées d’être responsables de la crise sanitaire. A cette étape-là, la menace, c’était  » l’autre « , c’est-à-dire que nous en avons fait une maladie chinoise afin de nous en protéger ou de nous donner l’impression que l’on pouvait s’en protéger. Ce même phénomène de mise en altérité de la maladie a été décrit pour le sida. Mais la menace met aussi en jeu des interactions internationales : comment les pays peuvent-ils compter les uns sur les autres, par exemple en transférant des patients dans des pays frontaliers ? Comment vont-ils, ou non, agir ensemble ? Ces interactions sociales donnent à la menace un caractère dynamique et évolutif : le  » virus chinois  » est rapidement devenu une crise sanitaire mondiale et se transforme peu à peu en une crise économique, et peut-être plus. On pourrait aussi imaginer qu’elle devienne synonyme de solidarité internationale ou intergénérationnelle. Par la pensée, nous construisons du sens autour de cette maladie, et cela peut parfois aboutir à des choses positives.

Comment la population peut-elle réagir à cette menace ?

Au niveau individuel, cela peut passer par diverses stratégies centrées sur l’action, comme l’adoption de gestes barrières, ou la jouissance des bénéfices du confinement, notamment un temps plus long consacré à la famille, etc. Les individus peuvent aussi être dans le déni ou la minimisation et centrer leurs stratégies sur les émotions. Collectivement, notre vision du monde est remise en cause par le coronavirus et nous allons essayer d’en maintenir malgré tout l’intégrité, si c’est possible, en donnant un sens à l’événement qui nous menace. Cette démarche passe par différentes étapes : la première, c’est la prise de conscience que quelque chose se passe. Puis on cherche à se familiariser avec la maladie, on la compare à ce que l’on connaît, comme d’autres épidémies, ou la guerre. On a recours à des savoirs scientifiques et à des explications profanes pour justifier le fait que certains pays soient plus ou moins touchés que d’autres. Les rumeurs émergent aussi. Puis le groupe retiendra quelques interprétations qui feront consensus avant de garder des images moins émotionnelles et moins fantaisistes. Lesquelles ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Il y a en outre un grand nombre de questions auxquelles les scientifiques ne peuvent pour l’instant apporter de réponse…

Cela laisse de la place pour la pensée sociale ! En effet, il y a une grande dispersion d’informations, c’est-à-dire que sur certains aspects de la question, nous sommes très bien informés et nous ne savons plus comment digérer toutes ces informations, tandis que sur d’autres, nous en manquons cruellement. Il y a aussi une grande pression à l’inférence, un besoin de prendre des décisions rapidement et de se positionner, sur le port du masque, par exemple.

Vu le caractère exceptionnel de cette crise, il sera difficile de maintenir intacte notre vision du monde. Comment va-t-elle dès lors évoluer ?

Nous en fabriquerons une autre ! Laquelle ? C’est une bonne question, et des recherches commencent à se mettre en place aussi à ce sujet. La psychologie sociale, science du conflit, cherche à la fois à expliquer comment nous résistons au changement et comment nous y contribuons. Pour le reste, j’ai le sentiment que nos sociétés ont décidé que l’économie ne passait pas avant la vie humaine. Si on y réfléchit, cela permet de revoir notre système de valeurs. Dans le même temps, le discours économique prend beaucoup d’ampleur. Je suppose que différents groupes, avec des pouvoirs différents, chercheront à imposer leur vision du monde. Les travaux de psychologie sociale montrent que ce ne sont pas toujours ceux qui ont du pouvoir qui auront l’influence la plus forte.

Au départ, nous avons retenu les informations qui décrivaient les hôpitaux chinois comme moins performants que les nôtres. C’est une manière de tenir le risque éloigné.

Une population, mondialisée qui plus est, peut-elle vivre avec une menace perpétuelle ou de long terme ?

Nous y arrivons très bien avec le nucléaire, le changement climatique, le cancer provoqué par les pesticides, etc. Nous mettons en place des stratégies, plus ou moins efficaces au niveau sanitaire. Cela ne veut pas dire que pour certaines personnes, cette menace-là ne va pas déclencher des pathologies mentales.

L’oubli collectif pourrait-il guetter le monde après la crise ?

Oui, on le voit avec le VIH : les jeunes aujourd’hui ne se protègent plus comme il y a encore quelques années. Pour autant, certaines dimensions peuvent survivre dans la pensée sociale et la structurer : en Italie, par exemple, une étude a montré que des habitants continuent à ne pas boire l’eau d’une rivière, jadis fortement polluée, alors qu’ils savent à présent, scientifiquement, qu’elle est potable. L’oubli n’est jamais définitif. Certains rêvent aujourd’hui de la fin des bises pour se saluer. Ce serait un changement de pratique qui pourrait survivre au coronavirus, une trace d’un passé qu’on pense avoir oublié.

Doit-on s’attendre à voir surgir de nouvelles rumeurs ?

Nous sommes dans une situation propice à l’échange de rumeurs : des événements troublants, des causes complexes, un savoir scientifique encore parcellaire sur ce virus, une pression à l’inférence forte, un besoin de se protéger constant, etc. Mais, ce qui nous intéresse en psychologie sociale, c’est de comprendre la fonction de ces rumeurs : que nous donnent-elles l’impression de mieux maîtriser ? De mieux com- prendre ? Avons-nous le sentiment ainsi d’être mieux protégés ? Une rumeur commence à courir prétendant que Bill Gates serait à l’origine du coronavirus pour prendre le contrôle du monde. Pourquoi Bill Gates ? Sur quelle crainte vient s’ap- puyer cette rumeur ? Comment les gens ont-ils l’impression, par le biais, de mieux contrôler leur environnement ? En psychologie sociale, ce n’est pas juste le contenu de cette information qui nous intéresse ; ce sont aussi les fonctions que remplit cette rumeur.

Une rumeur commence à courir prétendant que Bill Gates serait à l'origine du coronavirus.
Une rumeur commence à courir prétendant que Bill Gates serait à l’origine du coronavirus.© GETTY IMAGES

Il est trop tôt pour déterminer comment cette crise influencera à l’avenir nos comportements d’être social, de consommateur, d’électeur, etc. Mais peut-on imaginer que la pensée sociale n’évoluera pas partout de la même manière ?

Effectivement, il y aura probablement des décalages ou des interprétations différentes de ce qui nous est arrivé en fonction des contextes socio-culturels. Je pense qu’on ne va pas interpréter – et on n’interprète déjà pas – les choses de la même manière dans les différents pays et sur les différents continents. Pour la Chine, par exemple, le coronavirus ne sera peut-être qu’un virus parmi d’autres. Le président français Emmanuel Macron, lui, a parlé de guerre alors que la chancelière allemande Angela Merkel n’a jamais utilisé ces termes-là. Ces divergences d’interprétation pourraient constituer une hypothèse forte. Et d’autant plus intéressante qu’elle permet d’être vigilant par rapport à des malentendus internationaux par la suite, parce qu’on ne réagit presque plus à la même menace. On a l’impression qu’on parle tous du même coronavirus, alors que ce n’est pas du tout le cas. Pour certains, ce virus constituera une menace économique, pour d’autres, une crise sanitaire, et pour les troisièmes, un terrain idéal pour parler de solidarités.

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