Les expériences de notation se multiplient dans tout l'empire du Milieu. © getty images

Comment les citoyens chinois sont épiés, punis et notés selon leur comportement

Le Vif

Dans un nombre croissant de villes chinoises, les citoyens sont notés en fonction de leur comportement. Ce n’est qu’un début.

Des années durant, on venait surtout à Rongcheng, ville côtière du sud-est de la Chine, pour y admirer les cygnes chassés par l’hiver sibérien. Ces derniers temps, on y observe davantage les bipèdes humains que les oiseaux migrateurs. Car l’expérience qu’y vivent ses 700 000 habitants donne un aperçu saisissant de ce que pourrait devenir la société chinoise. Et elle n’a rien à envier au monde imaginé par l’écrivain George Orwell dans son roman 1984.

Tout commence il y a quatre ans, lorsque les autorités locales annoncent aux  » Rongchengais  » qu’ils seront désormais notés. Chacun d’eux reçoit un crédit de 1 000 points, une sorte de dotation initiale, vouée à fluctuer en fonction de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions. Le barème est strict. Aider un membre de sa famille rapporte 30 points, comme l’expliquait le magazine Foreign Policy, le 3 avril dernier. Participer à une oeuvre charitable ou rendre service à un voisin permet de gagner quelques points supplémentaires. A chaque score correspond un grade – du plus bas, D, jusqu’au plus haut, AAA.

Devenir un citoyen modèle donne accès à des avantages : conditions privilégiées pour des prêts bancaires, ristournes sur la facture d’électricité ou, encore, possibilité d’emprunter gratuitement un vélo, sans laisser de caution. Normal : qui irait se méfier d’un Chinois triple A ? Mais attention, à la moindre erreur, le score dégringole. Se faire arrêter pour conduite en état d’ivresse entraîne une relégation au rang C, celui des citoyens de seconde zone. Et l’on n’ose imaginer ce qu’il advient de l’imprudent qui critique le Parti communiste chinois sur les réseaux sociaux.

Rongcheng n’est pas un cas unique. Plus d’une trentaine de projets de ce type sont menés dans le pays, à Zhengzhou, Wuhan, Luzhou, Shanghai… Toutes ces expérimentations font partie d’un ambitieux programme, lancé par le gouvernement chinois en 2014 : la création, à l’échelle du pays, d’un système d’évaluation des citoyens, le  » crédit social « .

Comment les citoyens chinois sont épiés, punis et notés selon leur comportement
© T. peter/reuters

« Culture de la sincérité »

Officiellement, ce plan n’a qu’un objectif : lutter contre la fraude et la corruption en créant un  » climat social dans lequel les accords peuvent être honorés et la confiance établie « , ainsi que l’énonce le  » schéma de programmation pour la construction d’un système de crédit social « . Dans ce document officiel, publié en 2014, le Conseil d’Etat déplore, avec une étonnante franchise, divers  » problèmes liés à la sécurité alimentaire, à la contrefaçon et à l’évasion fiscale « . Cas le plus spectaculaire : l’affaire du lait  » enrichi  » de mélamine, qui a intoxiqué près de 300 000 enfants en 2008, et tué six d’entre eux, provoquant une vague de colère à travers le pays.

Pékin a bien compris que ce climat de défiance pouvait se retourner contre l’Etat, autant dire le gouvernement et le Parti communiste au pouvoir. D’où sa volonté d’instaurer une prétendue  » culture de la sincérité « . Comment ? En notant les citoyens.  » Pour le régime, le crédit social constitue la panacée : il guérirait tous les maux du pays, résume Mareike Ohlberg, chercheuse associée à l’institut allemand Mercator. Mais nous n’en sommes qu’au tout début. Les premières « briques » seront mises en oeuvre à l’échelle nationale d’ici à 2020. « 

Sur le plan économique, de fait, le projet présente plusieurs atouts. Il peut, par exemple, contribuer à améliorer le marché du crédit bancaire, très déficient. A la différence de leurs homologues américains ou européens, les établissements financiers chinois ne disposent pas d’outils d’évaluation du risque de crédit. Du coup, ils accordent peu de prêts, même dans le monde du business :  » La défiance est telle qu’un chef d’entreprise n’obtient souvent un emprunt bancaire que s’il offre un actif immobilier en garantie, explique André Loesekrug-Pietri, fondateur d’un fonds d’investissement et grand connaisseur des milieux d’affaires chinois. Dans ce contexte, un système de notation sociale peut être très utile pour les banques. Il leur suffira de consulter le score d’un emprunteur potentiel pour décider, ou non, de lui accorder un crédit. « 

Dans la région autonome du Xinjiang, les forces de police interviennent de façon prédictive, avant même qu'un délit ne soit commis. Plusieurs dizaines de milliers d'Ouïgours, soupçonnés de séparatisme, ont ainsi été arrêtés et envoyés dans des camps.
Dans la région autonome du Xinjiang, les forces de police interviennent de façon prédictive, avant même qu’un délit ne soit commis. Plusieurs dizaines de milliers d’Ouïgours, soupçonnés de séparatisme, ont ainsi été arrêtés et envoyés dans des camps.© P. parks/afp

L’Etat espère améliorer, aussi, l’exécution des décisions de justice. Nombre de Chinois condamnés à des peines financières passent entre les mailles du filet. Ce sera moins le cas à l’avenir, si l’on en croit les résultats des premiers tests, menés dans plusieurs villes. Le principe ? Les citoyens qui  » oublient  » de s’acquitter de leurs dettes ne peuvent plus voyager en train ou en avion. Résultat : depuis 2014, plus de six millions d’individus  » indélicats  » auraient été privés d’avion.

Le succès de l’expérience a amené les autorités à étendre, depuis le 1er mai, la liste des délits passibles d’interdiction de voyager. Parmi les nouveautés envisagées, certains délits fiscaux, comme l’usage de faux, mais aussi des incivilités, comme le non-respect de l’interdiction de fumer. Signe des temps, la Cour suprême chinoise devrait partager ses bases de données avec celles du ministère des Affaires civiles. Les tribunaux pourront accéder librement aux registres de mariages, aux déclarations de revenus, et aussi consulter les listes noires des  » mauvais payeurs « , que les administrations sont en train d’élaborer, partout dans le pays.

Jusqu’où ira le crédit social à la chinoise ? Dans ce régime à parti unique, l’objectif du nouveau système serait-il de placer toute la population sous surveillance numérique ?  » La combinaison d’un Etat autoritaire et d’une capacité technologique sans précédent pourrait déboucher en Chine sur une version géante d’un monde orwellien « , analyse François Godement, directeur du département Asie au Conseil européen des relations internationales. Le contexte est propice. Nombre d’entreprises chinoises ont investi dans la collecte et l’analyse des données, afin de mieux cerner le profil de leurs clients.  » Or, les grandes sociétés chinoises du numérique ne sont pas cloisonnées, souligne-t-il. C’est un peu comme si Facebook, Google et Amazon étaient connectées entre elles. Mais ce n’est pas tout. L’Etat peut se servir de leurs données, sans aucune limite. Peu à peu, ces pratiques donnent naissance à un monstre. On le constate dans la région autonome du Xinjiang, où ce profilage, poussé à l’extrême, conduit les forces de police à intervenir de façon prédictive, avant même qu’un délit ne soit commis. Plusieurs dizaines de milliers d’Ouïgours, soupçonnés de séparatisme, ont ainsi été arrêtés et envoyés dans des camps. « 

Le système de surveillance chinois semble sorti de la série britannique Black Mirror.
Le système de surveillance chinois semble sorti de la série britannique Black Mirror.© d. dettmann/netflix

Dans cette province de l’Ouest, les Chinois mènent une politique active de peuplement et d' » assimilation « . Les heurts y sont fréquents, et la population autochtone, essentiellement musulmane, est soumise à une surveillance extrême. Le Big Brother chinois analyse et interprète des milliards d’informations : assiduité à la prière, contacts avec des étrangers, activité sur les réseaux sociaux… Les autorités y ont également lancé une vaste collecte d’échantillons de sang et d’ADN des Ouïgours âgés de 12 à 65 ans. En principe, ce programme est fondé sur le volontariat, mais Sophie Richardson, directrice de la Chine au sein de l’ONG Human Rights Watch, dénonce une pratique systématique et obligatoire :  » C’est une violation des droits et de l’intégrité des individus, dit-elle. De tels procédés ne devraient être autorisés que dans un contexte d’enquête criminelle. « 

A chaque coin de rue, dans les villes du Xinjiang, des caméras de haute technologie scannent les passants, épiant leurs moindres faits et gestes. Car les Chinois sont devenus les leaders mondiaux en matière de reconnaissance visuelle. Banques, aéroports, hôtels et même toilettes publiques, elles sont partout, et leurs logiciels surpuissants permettent de contrôler une identité en quelques secondes. Déjà, 172 millions de caméras ont été installées sur le territoire. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.

Ce qui se passe au Xinjiang peut-il se retrouver ailleurs ?  » C’est probable, juge François Godement. Le champ d’expérimentation des autorités chinoises est sans limite. A la différence des Occidentaux, qui développent, eux aussi, des programmes de surveillance élaborés, les Chinois ne s’embarrassent pas des principes de protection des données. Ils en détiennent des quantités phénoménales, et cela représente un avantage immense pour perfectionner les algorithmes. Ils vont creuser l’avantage.  » Jusqu’où ? Dans un épisode de Black Mirror, une série d’anticipation britannique, les personnages se notent les uns les autres : on voit apparaître leur score, par un système de réalité augmentée, à côté de leur visage. En fonction de la note, chacun peut avoir accès à certains services. Ou pas.

172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.
172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.© captures d’écran youtube/the washington post

Une société remodelée

Pour les habitants de Rongcheng, la vie quotidienne pourrait-elle bientôt ressembler au monde cauchemardesque imaginé par les scénaristes outre-Manche ?  » Lorsqu’il sera déployé dans tout le pays, le crédit social va remodeler la société en créant un nouveau système de classes, dans lequel les gens bénéficieront d’avantages, ou non, en fonction de leur conformité à la réglementation « , avance Mareike Ohlberg.

Nul doute que les autorités veilleront à éviter l’erreur commise en 2010, lorsqu’elles avaient implanté à Suining, dans la province du Jiangsu, un système de notation bien trop intrusif. Activité sur les réseaux sociaux, appartenance à un culte… Tout était passé au crible. Les habitants avaient rejeté ce système, comparé aux  » certificats de bons citoyens  » distribués par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. A Rongcheng, les autorités ont avancé pas à pas, laissant la population s’approprier le concept.

De fait, le meilleur moyen de susciter l’adhésion est encore… d’inviter à jouer. En 2015, la plateforme de paiement en ligne Alipay, une filiale d’Alibaba, l’Amazon chinois, a ainsi lancé un système de notation de ses clients, Sesame Credit. La note évolue notamment en fonction des achats et, semble-t-il, des commentaires laissés sur les réseaux sociaux. De façon très ludique, on peut connaître son score, le booster, le comparer avec celui de ses amis… et gagner des cadeaux.  » L’internaute peut obtenir des rabais sur des produits ou être dispensé de déposer une caution quand il loue un appartement, témoigne Duncan Clark, investisseur, et auteur d’une biographie sur Jack Ma, le fondateur d’Alibaba. Moi, j’ai un mauvais rating car j’ai refusé de confier certaines informations personnelles à Alipay, comme mon salaire… « 

172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.
172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.© captures d’écran youtube/the washington post

Rien ne permet d’affirmer que ces données ne seront pas  » aspirées  » par les bases de données gouvernementales. Au contraire, tout laisse à penser qu’il y aura, un jour, en Chine, un système global de notation, qui tiendra compte des activités commerciales, citoyennes et politiques de chacun. Avec des conséquences que l’on peine à imaginer. Un propos négatif sur le gouvernement ou une allusion aux droits de l’homme suffiront à plomber la note de son auteur, et celle de ses amis !  » Dans un tel système, ceux qui émettront des contestations seront ostracisés, affirme Adrien Blanchet, mathématicien à l’Ecole d’économie de Toulouse, spécialiste de l’intelligence collective et des comportements émergents. Les proches vous inciteront à éviter le moindre commentaire négatif. Et d’autres n’hésiteront pas à encenser le Parti pour faire monter leur note… Plutôt que de pénaliser ceux qui le critiquent, le gouvernement laisse les internautes s’autocensurer eux-mêmes. C’est redoutable. « 

172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.
172 millions de caméras ont été installées sur le territoire chinois. Un chiffre appelé à doubler dans deux ans.© captures d’écran youtube/the washington post

Des pouvoirs concentrés

Dans les années 1990 et au début des années 2000, nombre d’Occidentaux voyaient dans les nouvelles technologies une promesse d’émancipation pour la société chinoise :  » Beaucoup prédisaient que l’essor des téléphones portables, puis d’Internet et des réseaux sociaux fragiliserait le pouvoir et le contraindrait à se démocratiser, rappelle Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. Or, c’est l’inverse qui s’est produit. Il y a aujourd’hui, en Chine, une double concentration des pouvoirs autour de Xi Jinping et du Parti communiste, qui est bien plus puissante qu’il y a vingt ans. « 

La mutation s’est faite en douceur :  » La société chinoise aspire à la sécurité, souligne François Godement. Or, la technologie est perçue comme un moyen d’instaurer, selon l’expression officielle, une « société de confiance ». Une notion qui séduit. Il y a eu très peu de protestations lorsque les autorités ont commencé à installer les caméras de surveillance.  » C’est, en substance, ce que disait, en mars dernier, Robin Li, fondateur de Baidu, le Google chinois, lors du Forum pour le développement de la Chine, à Pékin :  » Si les Chinois peuvent négocier leur vie privée contre davantage de services, beaucoup l’accepteront. « 

Au même moment, à l’autre bout de la terre, Mark Zuckerberg, patron de Facebook, présentait ses excuses pour avoir laissé une société privée, impliquée dans la campagne de Donald Trump, s’approprier les données de 86 millions d’utilisateurs du réseau social. La Chine est-elle vraiment différente ? Ou aurait-elle seulement quelques longueurs d’avance ?

Par Charles Haquet.

Bientôt à l’export ?

Maîtres incontestés en matière de reconnaissance visuelle, les Chinois pourraient être tentés de vendre leurs caméras high-tech à l’étranger.  » C’est encore prématuré, estime Mareike Ohlberg, chercheuse associée à l’institut berlinois Mercator. Le gouvernement chinois est trop occupé à développer son système de notation sociale. Mais, lorsque celui-ci sera pleinement opérationnel, Pékin sera certainement tenté d’aller vendre ailleurs sa « solution chinoise ».  » Les clients ne manquent pas. Dans leur projet de loi sur la sécurité informatique, les autorités vietnamiennes envisagent de faire appel à des sociétés étrangères pour stocker les données des utilisateurs. Autre client potentiel, Singapour, dont la conception autoritaire du pouvoir rappelle fortement, sous des atours démocratiques, le système politique chinois.

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