Août 2018. Au terme de ce match de la eWorld Cup, dans l'ambiance surchauffée de l'O2 Arena à Londres, le Belge Stefano Pinna devient vice-champion du monde du jeu Fifa. © BEN HOSKINS/GETTYIMAGES

Comment l’esport est devenu un terrain de jeu très lucratif

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Records d’audience, investissements gigantesques, compétitions spectaculaires… Tous les feux sont au vert pour l’esport, cette discipline dans laquelle s’affrontent, chaque jour, des milliers de joueurs professionnels. Un marché à un milliard de dollars qui ne cesse de gagner du terrain. Y compris en Belgique, terre de jeunes pépites et d’événements ambitieux.

Une heure, pas plus. La rencontre avec le virtuose belge du jeu Fifa est réglée comme du papier à musique. Après de nombreux reports, dus à ses dernières compétitions à Bucarest, Atlanta, Singapour et Londres, Stefano Pinna, 21 ans, entre dans l’ esport room du Philips Stadion, où évolue le club de foot néerlandais PSV Eindhoven. C’est ici, dans cette salle offrant une vue imprenable sur la pelouse du stade, que le natif de Genk s’entraîne régulièrement. Sur la scène de l’esport, un terme qui définit la pratique compétitive et professionnelle de jeux vidéo, Stefano Pinna est une véritable star, suivie par des milliers de fans sur les réseaux sociaux. Deuxième du classement mondial sur PS4. Vice-champion du monde en août 2018, dans l’ambiance surchauffée de l’O2 Arena, à Londres. Et, depuis un peu plus de huit mois, joueur professionnel sous contrat avec le PSV.

Très peu de jeunes parviennent à percer, encore moins à vivre de cet univers encore méconnu du grand public. L’intéressé en a conscience :  » Jouer pour un vrai club, c’est un rêve qui s’est réalisé.  » D’ici à quelques mois, il participera à la eWorld Cup 2019, dans un lieu prestigieux encore tenu secret. Le prix pour le vainqueur de l’édition précédente : 250 000 dollars. Pour y prétendre, les joueurs comme lui s’entraînent plusieurs dizaines d’heures par semaine, tout en participant à des qualifications éreintantes. Y compris sur le plan mental.  » Stefano a une science du jeu remarquable, témoigne son coach, Romal Abdi. Lors des tournois, mon rôle consiste donc avant tout à l’aider sur le plan mental et à gérer la frustration inhérente à certains matchs « . Autour de lui, la pression est intense. Tant de la part du club que des sponsors qui investissent aujourd’hui massivement dans un secteur à la croissance fulgurante.

Le célèbre jeu d’EA Sports n’est d’ailleurs qu’un petit poucet par rapport à des locomotives comme Counter-Strike, League of Legends ou Overwatch. L’année dernière, 100 millions de spectateurs uniques, essentiellement sur le continent asiatique, ont regardé la finale des mondiaux de League of Legends sur les plateformes de streaming. Une audience supérieure à celle, en télé, du dernier Super Bowl, la finale du championnat de foot américain. D’après le dernier rapport de Newzoo, spécialiste des statistiques des jeux vidéo, les revenus engendrés par les esports à l’échelle mondiale devraient dépasser le milliard de dollars en 2019, contre 865 millions en 2018 et 655 millions en 2017. Une croissance tout aussi impressionnante en termes d’audience globale, avec 454 millions de spectateurs attendus cette année (+ 15 % par rapport à 2018) et 645 millions à l’horizon 2022.

Depuis plus de huit mois, Stefano Pinna défend les couleurs du club néerlandais PSV Eindhoven sur la scène de l'esport.
Depuis plus de huit mois, Stefano Pinna défend les couleurs du club néerlandais PSV Eindhoven sur la scène de l’esport.© LOÏS DENIS

Plus d’un Belge sur dix regarde de l’esport

Le phénomène n’épargne pas la Belgique, où le marché devrait peser 4,3 millions de dollars en 2019. D’après une étude menée par Paypal et Superdata dans 20 pays européens, plus d’un Belge sur dix aurait regardé au moins une fois de l’esport en 2017. Pour cette année, l’audience pourrait se chiffrer à 1,7 million de spectateurs uniques, essentiellement des moins de 35 ans et des hommes (82 % dans les deux cas), bien que le public se féminise.  » Il est évident que les nouvelles générations vont, elles aussi, consommer ou pratiquer les esports dans les prochaines années « , souligne Nicolas Besombes, docteur en sciences du sport et vice-président de l’association France Esports.

En septembre prochain, l’Ecole supérieure de communication de Bruxelles (ECS) lancera le premier master du pays axé sur les métiers autour de l’esport. La formation sera dispensée par Anthony Loriaux et Maxime De Vos, deux rares experts belges du secteur.  » Pendant des dizaines d’années, l’esport et le monde du jeu vidéo ont été fortement diabolisés et dénigrés, constate ce dernier. Entre-temps, ce monde très communautaire, qui fonctionne avec ses propres codes, a grandi grâce à l’évolution des technologies. Quand on sait aujourd’hui que 4,4 millions de Belges jouent à des jeux vidéo, on se rend compte que cette communauté est bien plus importante que ce qu’on pensait. D’où l’intérêt de nombreux acteurs, qui tentent à présent de comprendre le phénomène.  »

Bon nombre d’événements ou d’équipes de joueurs de haut niveau, comme Vitality en France ou Epsilon en Belgique, sont désormais soutenus par des sponsors non endémiques, c’est-à-dire des marques dont les produits (voitures, boissons, assurances…) n’ont pas de lien direct avec les technologies utilisées par les joueurs.  » Ces marques-là ont attendu la professionnalisation de l’esport pour chercher de la visibilité supplémentaire et atteindre une cible marketing que l’on peut facilement identifier, poursuit Maxime De Vos. Les revenus de l’esport augmentent aussi avec l’arrivée d’autres types d’investisseurs, qui y mettent de l’argent à corps perdu. D’une part ceux qui veulent posséder une équipe par passion, à l’image des propriétaires des clubs de foot. Et d’autre part ceux qui attendent que les droits de retransmission de jeux comme League of Legends se vendent de plus en plus cher.  »

Au programme des plus grands événements : du show et de la démesure, comme ici à Vancouver, lors d'une finale du jeu Dota 2. Le prizemoney de l'équipe gagnante s'y élève à 10 millions de dollars.
Au programme des plus grands événements : du show et de la démesure, comme ici à Vancouver, lors d’une finale du jeu Dota 2. Le prizemoney de l’équipe gagnante s’y élève à 10 millions de dollars.© JEFF VINNICK/GETTYIMAGES

Aux JO de 2024 ?

Jusqu’à égaler, un jour, le football au niveau des moyens financiers et de la notoriété ?  » Le marché de l’esport reste infime par rapport à celui de l’industrie du jeu vidéo dans son ensemble « , tempère Nicolas Besombes. Un milliard de dollars pour le premier, 128 milliards pour le second selon les données de Newzoo. Mais tous les signaux indiquent que le secteur est encore loin de son plein potentiel. Marginal avant les années 2000, l’esport a ensuite connu une évolution en trois étapes, avec la création du jeu League of Legends dès 2007, la multiplication de plateformes de streaming en 2010 et, enfin, le rachat en 2014 de Twitch, la plus célèbre de toutes pour les jeux vidéo, par le géant Amazon. Aujourd’hui, l’engouement est tel que le Comité international olympique se penche sur une éventuelle intégration de l’esport aux JO de 2024.

Même si cette perspective suscite la polémique, les similitudes entre la pratique compétitive de jeux vidéo et le monde du sport ne cessent de se multiplier. Les meilleurs joueurs peuvent gagner plusieurs millions de dollars par an. La plupart sont entourés d’agents, de préparateurs physiques et liés contractuellement à un club ou à une équipe. De nombreux pays ont déjà légiféré pour permettre aux pratiquants d’esport de bénéficier d’un statut de joueur ou de sportif professionnel. La Belgique n’a pas encore entrepris une telle démarche, contrairement à des pays proches comme l’Allemagne, la France, la Suède, la Grande-Bretagne ou l’Espagne. D’où l’exode de bon nombre des quelque 150 joueurs belges considérés comme professionnels.

En revanche, des équipes de foot belges commencent à investir dans les esports. Approché par Philippe Bouillon, un jeune entrepreneur passionné par l’organisation d’événements qui y sont liés, le Sporting de Charleroi est le premier à avoir franchi le cap, il y a deux ans. D’abord avec une équipe de League of Legends pendant un peu moins d’un an, puis en sélectionnant deux joueurs de Fifa pour représenter le club dans le cadre de la Proximus ePro League, l’équivalent virtuel du championnat de foot belge, diffusée depuis le 18 janvier dernier.  » Investir dans l’esport nous permet de toucher un nouveau public susceptible de s’intéresser au club, de faire plaisir aux supporters actuels qui y sont sensibles et, sur le plan commercial, de nous ouvrir des portes vers d’autres types de partenaires « , commente Walter Chardon, le directeur commercial du Sporting de Charleroi.

2019, une année charnière

A l’initiative du club, le Spiroudome accueille ces 12, 13 et 14 avril le Charleroi esports Tournament, le premier tournoi international majeur sur Counter-Strike organisé en Belgique, doté d’un prizemoney de 100 000 euros. Philippe Bouillon, manager esport pour le Sporting, espère y rassembler au moins 3 000 fans par jour.  » Nous voulions nous inspirer du plus prestigieux événement organisé à Cologne, dit-il. La Cathédrale de Counter-Strike y attire chaque année 20 000 personnes par jour.  » Pour enrober de tels événements, la norme est d’en mettre plein les yeux. Au Spiroudome, le show passera, entre autres, par une expérience en réalité augmentée.

D’après Philippe Bouillon, 2019 sera une année charnière pour l’esport en Belgique :  » Si les retombées ne sont pas significatives pour tous les sponsors qui ont investi massivement cette année, je ne pense pas qu’ils réitéreront l’expérience en 2020. Même si je reste personnellement convaincu que l’esport ne peut que grandir.  » Et devenir une discipline sportive comme les autres dans quelques années ?  » Avec l’évolution de l’intelligence artificielle et des biotechnologies, l’esport et le sport vont un jour ou l’autre finir par se rejoindre « , avance Maxime De Vos. C’est aussi le pari que font ses nouveaux mécènes.

Vous avez dit sport ?

Docteur en sciences du sport de l’université Paris Descartes, Nicolas Besombes s’intéresse à cette question qui divise les plus grandes instances internationales : l’esport est-il, précisément, un sport en tant que tel ? Ce terme, apparu pour la première fois en 1999 dans un article britannique, désigne l’affrontement compétitif et réglementé de joueurs par l’intermédiaire d’un jeu vidéo, quel que soit le support de pratique.  » Ce qui permet de caractériser dans un premier temps une pratique sportive n’est pas tant l’engagement physique de l’activité que la nécessaire mise en place d’une performance motrice pour réaliser la tâche « , écrit l’expert, dans un article de la revue française Jurisport. Or, la  » dextérité dont font preuve les joueurs est au coeur même de la pratique esportive et se traduit par une coordination oeil-main particulièrement développée « . Pour devenir un sport à part entière, la pratique doit aussi être institutionnalisée. S’il existe de fortes disparités entre les fédérations d’esport sur la scène mondiale (commerciales ou sans but lucratif), la Corée du Sud en a fait un sport depuis 2000. Qui intégrera entre autres les Jeux d’Asie du Sud-Est, en novembre prochain.

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