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Christine Ockrent : « A chaque secousse, le pouvoir saoudien négocie avec les religieux »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Quel sera l’impact de l’affaire Khashoggi sur les « réformes » ? Auteure du Prince mystère de l’Arabie (1), la journaliste Christine Ockrent juge le prince héritier Mohammed ben Salmane fragilisé mais pas désavoué.

Le prince Mohammed ben Salmane porte-t-il la responsabilité du meurtre de Jamal Khashoggi ou peut-on encore en douter en vertu de zones d’ombre qui subsisteraient dans l’opération d’Istanbul ?

Aucune opération de ce type n’a pu être déclenchée sans que le pouvoir absolu, à savoir le prince héritier, n’en soit l’instigateur. Qu’il ait voulu son aboutissement tragique est moins sûr. C’est tellement stupide et inutile. Les régimes autoritaires ont en général bien d’autres moyens, plus discrets, pour venir à bout d’un opposant.

Le prince Mohammed ben Salmane n’est-il pas coutumier des paris risqués ? L’arrestation de dizaines de princes au Ritz-Carlton de Riyad, en novembre 2017, dans le cadre de la lutte contre la corruption, n’a-t-elle pas terni l’image du royaume aux yeux des investisseurs étrangers ?

C’était un pari risqué. Mais, du point de vue saoudien, il s’est avéré très réussi. Coffrer les quelque 300 personnes qui incarnent la corruption a formidablement raffermi la popularité de Mohammed ben Salmane dans ce qui tient lieu d’opinion publique. Cela lui a aussi permis de mater les quelques princes, fils du roi précédent Abdallah, qui avaient le contrôle de troupes armées, et notamment de la garde nationale. Pour être libérés, ces princes ont non seulement dû beaucoup cracher au bassinet. Mais ils ont aussi perdu la main sur les moyens d’enrayer l’ascension du prince héritier. De ce point de vue-là, le Ritz-Carlton était une opération gagnante. Mohammed ben Salmane a, en revanche, connu des échecs lamentables dans tout ce qu’il a entrepris à l’étranger, la guerre au Yémen, la tentative d’éviction du Premier ministre libanais Saad Hariri et le bras de fer avec le Qatar.

Christine Ockrent, ancienne présentatrice du 20 h de France 2, ex-directrice de la rédaction de L'Express.
Christine Ockrent, ancienne présentatrice du 20 h de France 2, ex-directrice de la rédaction de L’Express.© JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/BELGAIMAGE

Quel pourrait être l’impact de l’affaire Khashoggi sur le pouvoir de MBS ?

L’onde de choc a surpris le pouvoir à Riyad. Mais le roi Salmane a pris soin de conforter aussitôt l’autorité de son fils en lui confiant une tâche de plus, la réforme, en un mois, des services de renseignement. Les princes qui étaient ses rivaux ne semblent plus avoir les moyens de lui nuire. Donc, Mohammed ben Salmane est certainement affaibli. Mais on voit mal au profit de qui. Selon les dernières informations, le roi Salmane a fait revenir dans le tout premier cercle du pouvoir de  » vieux  » princes de sa génération en qui il a confiance. Cela semble signifier que MBS n’est pas remis en cause mais qu’il sera un peu plus corseté.

Y aura-t-il des répercussions sur les relations avec les Occidentaux ?

Il était très bien que, pour une fois, Paris, Londres et Berlin rédigent deux communiqués communs pour proclamer leur indignation. Mais jusqu’à présent, Angela Merkel a été la seule à décider d’arrêter les exportations d’armes. Et, du côté des Occidentaux, le plus préoccupé est Donald Trump. Par rapport à sa propre majorité républicaine, il est dans une position très délicate en regard des contrats d’armement dont il s’est empressé de dire qu’ils ne seraient pas remis en cause.

Donald Trump (ici, lors de sa visite à Ryad, en mai 2017) est, des dirigeants occidentaux, le plus embararassé par l'affaire Kashoggi.
Donald Trump (ici, lors de sa visite à Ryad, en mai 2017) est, des dirigeants occidentaux, le plus embararassé par l’affaire Kashoggi.© BANDAR AL-JALOUD/BELGAIMAGE

Une fois l’attention médiatique retombée, le business as usual reprendra-t-il le dessus ?

Il y a déjà eu des précédents. La puissance pétrolière et financière de l’Arabie saoudite est tellement grande, son rôle dans la région est tellement crucial que l’on peut penser que les  » atouts  » du royaume aux yeux des Occidentaux demeurent.

Dans son plaidoyer pour un islam modéré, Mohammed ben Salmane argue que la révolution iranienne de 1979 a durci le discours et la pratique religieux en Arabie saoudite. Une thèse contestée par Jamal Khashoggi, comme vous le pointez dans votre livre. Cet argument peut-il convaincre les oulémas ?

C’est un argument qui parle aux Saoudiens même s’il est un peu tordu. Le renversement du shah d’Iran par l’ayatollah Khomeiny et la concurrence d’un islam chiite supposé beaucoup plus pur que la dynastie corrompue des Saoud ont constitué une rupture d’autant plus forte qu’ils se sont accompagnés, à La Mecque, d’une révolte d’intégristes qui ont pris possession des lieux saints. A chaque grosse secousse, le pouvoir royal négocie avec les religieux et leur accorde davantage de marge de manoeuvre. Après 1979, le mouvement Sahwa, le réveil islamique, a imposé un raidissement encore plus grand des moeurs. Donc, quand, il y a un an, lors du forum économique, le  » Davos du désert « , Mohammed ben Salmane, a parlé d’un retour à un islam modéré, on s’est dit qu’enfin dans ce monde arabo-musulman, il y avait quelqu’un avec lequel on allait pouvoir discuter. C’était un signal.

Sincère ?

En tout cas intelligent. Le pouvoir saoudien sait ce qu’il lui en a coûté de se défaire de l’ombre des attentats du 11-Septembre. En tournée pendant trois semaines aux Etats-Unis au printemps dernier, le prince Mohammed ben Salmane, dans de nombreuses interviews, a martelé que le régime saoudien n’avait rien à voir avec le terrorisme et que d’ailleurs, l’Arabie saoudite avait eu à subir de nombreux attentats sur son territoire.

(1) Le prince mystère de l'Arabie. Mohammed ben Salman, les mirages d'un pouvoir absolu, par Christine Ockrent, Robert Laffont, 280 p.
(1) Le prince mystère de l’Arabie. Mohammed ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu, par Christine Ockrent, Robert Laffont, 280 p.

Les quelques libéralités accordées aux femmes étaient-elles aussi sincères ou de la poudre aux yeux pour les Occidentaux ?

Il y a un assouplissement non pas des moeurs mais des règles sociales. Cela ne veut pas dire pour autant que MBS va imiter le modèle occidental. Au contraire, il met en prison tous les activistes qui sont soutenus par des ONG occidentales, notamment les militantes féministes. Son obsession est d’affirmer qu’il ne s’inspire pas de l’Occident et qu’il reste fidèle à la grande culture saoudienne. Cela a créé une fierté nationale qui n’existait pas auparavant. Les gens des générations antérieures étaient d’abord musulmans et bédouins, appartenant à telle ou telle tribu. Ce changement a déstabilisé en profondeur les cercles les plus conservateurs et notamment les religieux. Beaucoup sont en prison. D’autres vont probablement tenter, face à un pouvoir un peu affaibli, d’obtenir une contrepartie. Il sera très intéressant par exemple d’observer l’évolution de l’université de Médine, la pépinière du salafisme. Comme signal aux ultraconservateurs et aux Occidentaux, MBS avait nommé pour la première fois à sa tête un non-religieux, un architecte formé aux Etats-Unis. Pour autant, l’enseignement n’avait pas changé d’un poil. Les ultraconservateurs vont-ils regagner du terrain ? C’est ce que l’on va observer avec attention dans les mois qui viennent.

Liberté des femmes, un immense chantier

Christine Ockrent :

Le livre de la Saoudienne Rana Ahmad Ici, les femmes ne rêvent pas (Globe, 300 p.) démontre de façon implacable que le chemin de la liberté pour la femme saoudienne sera encore très long et qu’à cette aune, l’autorisation de conduire récemment accordée apparaît pour ce qu’elle est, une péripétie. Après une tentative de suicide, l’auteure se résout à opter pour une autre solution extrême, la fuite. Son récit explique le cheminement qui y mène : la différence de traitement dès le plus jeune âge entre fils et filles de la même famille, l’enfermement, le contrôle parental et social permanent, les abus sexuels dans le cercle familial, l’impossibilité de les dénoncer, l’impunité des agresseurs…  » Chaque femme est persuadée de courir à tout instant le risque d’attirer sur sa famille le péché, l’infamie et la honte. C’est avec cette idée que nous sommes éduquées « , assène Rana Ahmad. Elle trouvera dans l’athéisme et l’attrait pour la science les clés pour échapper à ce mépris social institutionnalisé. Passionnant.

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