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Ces villes qui se ghettoïsent

Muriel Lefevre

Dans le monde, une nouvelle classe moyenne tente de se protéger dans des quartiers stériles, artificiels et sécuritaires. Pour le sociologue anglo-américain, Richard Sennett, interviewé par De Morgen, c’est une réaction infantile et insoutenable sur la durée. « Une ville doit être ouverte. L’essence d’une ville est de permettre l’interaction entre des gens différents »

« Les sociétés complexes et diverses sont les seules sociétés possibles. Et c’est dans les villes ouvertes que cette société prospère le mieux » , dit Richard Sennett (76 ans), professeur des sciences urbaines à la London School of Economics et au Senseable City Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT). L’homme explore depuis 40 ans l’espace public avec un amour non dissimulé pour ce qu’on appelle la jungle urbaine. Un formidable terrain de chasse quand on sait que plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans des villes qui sont devenues des univers à part entière.

« Une ville est en réalité deux choses. Il y a d’une part ce qu’on appelle la ville. Soit un lieu physique, avec des rues, des places et des bâtiments. Et, de l’autre, il y a la cité, soit un esprit ciselé par des perceptions, croyances et comportements communs. »

Ces villes qui se ghettoïsent
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La destruction créative et l’overtourisme étouffent les villes

Au XXe siècle, on a trop souvent eu la très mauvaise habitude de tout détruire pour, pensait-on, mieux reconstruire ensuite. Ce concept de destruction créative, qui a longtemps semblé très moderne, est aujourd’hui vu comme une malédiction, car l’on a perdu en chemin la structure organique et historique de nombreuses villes. Dans de très nombreux endroits, la perte de ce tissu organique a porté préjudice à la ville. L’excès inverse est tout aussi néfaste. En figeant une ville, on risque d’en faire un musée à ciel ouvert, soit une ville sans âme et qui se meurt.

Un autre mal des villes de notre époque est ce qu’on appelle l’overtourisme. Il touche particulièrement des villes comme Amsterdam, Barcelone ou encore Venise. Selon Sennett, « de plus en plus de centre-ville historiques en Europe deviennent des « ghettos touristiques ». « Les résidents qui veulent développer des activités non touristiques ne peuvent plus payer le loyer ce qui entraîne un appauvrissement dans le domaine culturel. Il est urgent que les villes passent au contrôle des loyers commerciaux pour laisser plus de place aux citoyens créatifs. » Une autre option serait de davantage diffuser le tourisme, y compris vers des quartiers très ordinaires qui ne sont pas touristiques.

Times Square
Times Square© Reuters

« Vous pouvez faire beaucoup de choses en utilisant des endroits moins évidents et en vous assurant que les citoyens s’impliquent. Le problème, c’est que l’argent et le pouvoir sont tellement imbriqués. Si Hilton propose de construire un nouvel hôtel, peu de gouvernements lui diront non. Or le tourisme de masse fait disparaître des emplois. Manhattan se meurt parce que le gouvernement s’est couché devant l’argent des touristes. L’un des exemples les plus tristes est Times Square. Il y a toujours eu des théâtres, mais aussi d’innombrables petits ateliers d’artisans, en particulier dans l’industrie du vêtement. Aujourd’hui, la petite industrie a disparu et c’est censé être plus convivial, sauf que cela n’a plus rien d’humain. C’est une catastrophe. »

L’importance d’une ville ouverte

Ici comme ailleurs, l’argent n’est cependant pas le seul en cause: il y aussi les préjugés culturels. « Ces centres touristiques et ces quartiers gentrifiés correspondent à une classe moyenne qui n’aime tout simplement pas voir autour d’elle des gens pauvres. Ce n’est pas parce qu’ils ne peuvent pas vivre avec les pauvres, c’est juste qu’ils n’en veulent pas. »

Richard Sennett insiste sur le fait qu’il est primordial de garder la ville ouverte si on veut qu’elle reste vivante. Or en ces temps obnubilés par la sécurité et le capital, les villes se recroquevillent sur elle-même. Ce manque de porosité et de circulation entre différents groupes sociaux est étroitement lié à l’émergence de communautés fermées, des communautés qui sont littéralement coupées de la ville et deviennent des ghettos. Une situation qui peut sembler confortable pour certains, mais qui ne résiste pas au temps puisque les quartiers bourgeois -standardisés, homogènes et avant tout soucieux de sécurité et d’efficacité – ne résistent pas à l’inattendu. Les gens y sont aussi statistiquement plus malheureux

Medellín, l’exemple à suivre

« Sergio Fajardo, son maire, a fait de la ville colombienne une ville à nouveau ouverte. En particulier, le projet de relier les quartiers populaires au centre-ville par des téléphériques s’est avéré être un moyen fantastique de donner une place aux pauvres dans la ville. C’est précisément parce que les pauvres y ont trouvé une place et parce que la ville était ouverte au public que Medellín est devenue de moins en moins violente ces dernières années. »

Manque de modestie et controlefreak

De nombreuses villes qui se réinventent se disent  » intelligentes « . Or il se trouve que la technologie peut être utilisée en bien ou en mal. C’est souvent cette dernière option qui triomphe, selon l’expert. Lorsque la technologie est mue par de gros capitaux, celle-ci fonctionne de manière fermée. Pour de nombreux urbanistes, les villes doivent avant tout d’être sûres et cela nécessite un suivi. « La technologie est de plus en plus utilisée pour surveiller les gens – surveillance par caméra, reconnaissance faciale, etc. La technologie est devenue un outil de contrôle, alors qu’elle doit être un outil de coopération. »

Medellín
Medellín© Reuters

Senett n’est pas plus un amateur des bâtiments grandioses. Pour lui, les urbanistes doivent être modestes. Ce qui fait battre le coeur d’une ville, c’est sa complexité et non ses parures. « A l’image de ceux qui pensent que l’on peut maîtriser la vie en la simplifiant, il est terriblement prétentieux de vouloir tout contrôler. La meilleure chose qui puisse arriver à une ville est d’avoir des citadins confiants capables de gérer la différence et la diversité. Lorsqu’on panique en présence des personnes qui sont différentes, les frontières de la réalité se rétrécissent et l’infantilisation augmente. C’est pourquoi il est primordial que les enfants apprennent à composer avec la diversité, et même l’ultradiversité, à travers des écoles et des communautés mixtes. Et il se trouve que c’est justement ce que les villes peuvent offrir. »

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