© Renaud Callebaut pour Le Vif/L'Express

« Certains sont envoûtés par leur smartphone comme d’autres par l’islamisme radical »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Après l’immense succès du documentaire Demain, Cyril Dion publie un premier roman, Imago, dans lequel il raconte le parcours d’êtres humains cherchant à se libérer du néolibéralisme ou du terrorisme. Ce créateur croit à la force de la fiction pour changer notre planète, au bord du précipice.

Demain, ce documentaire césarisé relatant des initiatives citoyennes pour transformer le monde, a-t-il changé votre vie ?

Sans aucun doute. Ce succès m’a permis de faire davantage ce que je souhaite, sans être étranglé par la nécessité financière. C’est un luxe. Cela m’a mis sous les feux des projecteurs, aussi, ce à quoi je n’étais pas préparé. Deux ans de tournée, dix-sept pays, plus de 150 villes… C’est bizarre d’avoir des gens qui vous apostrophent dans la rue, souvent de façon très gentille, pour raconter ce que ça a changé dans leur vie. C’est bouleversant. Et parfois, lourd à porter. Ce n’est pas parce que les gens ont adoré le film que cela me confère des qualités intrinsèques.

Ce succès a-t-il démontré que le monde pouvait changer ?

C’est un marqueur culturel. Si le film a marché, c’est parce qu’il a rencontré une tendance de l’époque : il est difficile, en 2017, de faire comme si le changement climatique n’était pas une urgence absolue. Enormément de personnes sont prêtes à se poser des questions, à agir. C’est une période passionnante parce qu’on est à la croisée des chemins. Mais c’est aussi très angoissant car les prévisions sont alarmantes. Les études auxquelles j’ai accès montrent qu’en 2025 ou 2030, un effondrement des écosystèmes pourrait débuter et mener à la disparition d’une bonne partie de l’humanité, peut-être une moitié, à cause de l’incapacité à nourrir les gens, à leur fournir de l’eau potable, engendrant des conflits et des migrations… Or, cela reste encore abstrait pour tout le monde. Et tellement immense que l’on se réfugie dans une forme de déni.

L’enfermement dans un monde ultramatérialiste est un des sujets qui me travaille le plus

Donald Trump a d’ailleurs été élu en rejetant les accords de Paris sur le climat…

Notre époque cristallise des mouvements antagonistes : un repli pour défendre le néolibéralisme ou le développement de l’extrême droite, d’une part, et un terrorisme islamiste qui se nourrit de l’écrasement par la domination occidentale, d’autre part. En 2012, une étude de la Nasa montrait que les civilisations s’effondrent quand les ressources naturelles s’épuisent plus vite qu’elles ne peuvent se renouveler et quand les inégalités deviennent intenables. Aujourd’hui, ces deux facteurs concordent. Cela provoque des réponses constructives, comme on l’a montré dans Demain, mais aussi des frustrations. Tout est imbriqué. Le conflit en Syrie a débuté après deux années de la pire sécheresse que le pays ait jamais connue. Cela a provoqué le déplacement d’un ou deux millions de paysans vers les villes, entassés dans des logements souvent insalubres, sans réaction du gouvernement. La grogne sociale a rencontré d’autres phénomènes liés au printemps arabe, elle a cherché à renverser le régime, qui lui-même s’est durci et a fait ressortir les pulsions identitaires, nourries par les guerres en Irak et le conflit israélo-palestinien. Cela renforce les mouvements populistes en Europe. Si on ne prend pas suffisamment de hauteur pour voir l’ensemble des phénomènes, le risque est de ne traiter que les symptômes.

Votre premier roman, Imago, pose un autre regard sur les sources du terrorisme…

J’en avais commencé l’écriture avant Demain, en 2006. Je l’ai repris à l’été 2016, comme un besoin après la tournée de promotion du film. Les chapitres concernant les attentats ont pris alors un relief plus fort encore, en raison de ceux de Paris, en 2015 et en 2016. Ce roman raconte la trajectoire de personnages qui essaient d’être libres alors qu’ils sont embrigadés. Un fonctionnaire du FMI est prisonnier du système libéral mondial et de ses souffrances personnelles. Une femme est enfermée dans un désert de sens et s’interroge sur sa raison d’être ici : travailler pour gagner de l’argent et pouvoir faire des barbecues le week-end. Après un détour par l’humanitaire, une autre course effrénée, elle cherche à se reconnecter à la nature et à retrouver une forme de spiritualité. Enfin, deux frères palestiniens sont enfermés dans leur territoire, l’un d’entre eux étant, en outre, embrigadé par la propagande religieuse et politique des djihadistes. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment chacun pouvait retrouver son propre libre arbitre. Deux d’entre eux y parviennent, les deux autres pas…

Ce conflit au Proche-Orient n’est-il pas explosif à aborder, tant les antagonismes sont importants ?

C’est pour cela que je l’ai abordé à travers l’intimité des personnages. On le voit toujours de l’extérieur, avec des arguments géopolitiques, alors que ce sont avant tout des humains pris dans un conflit, sans avoir le choix. Quand on va sur place et que l’on entre dans la complexité du dossier, on se rend compte de façon criante que l’on ne peut pas prendre parti.

Comment avez-vous connu Israël ?

J’ai travaillé entre 2002 et 2006 pour l’asbl Hommes de parole : nous organisions des congrès pour créer un dialogue entre des imams et des rabbins. J’ai passé beaucoup de temps là-bas. Une scène du roman est d’ailleurs autobiographique : en 2004, nous avons rencontré Yasser Arafat pour négocier la participation des imams au congrès. C’était surréaliste. Et dans la foulée, nous avons rencontré Mahmoud Darwich, au centre culturel de Ramallah. Le chef du protocole d’Arafat m’a dit :  » Tu as vu les deux monstres sacrés de la Palestine.  » Le chef de guerre, avec toute son ambiguïté, mais aussi le poète : cela m’a terriblement frappé qu’un poète puisse avoir cette dimension-là.

Conflit israélo-palestinien :
Conflit israélo-palestinien : « Quand on entre dans la complexité du dossier, on se rend compte de façon criante que l’on ne peut pas prendre parti. »© Ayman Nobani/Reuters

Vous écrivez des pages très critiques au sujet du vide de sens de nos sociétés…

L’enfermement dans un monde ultramatérialiste est un des sujets qui me travaille le plus. Notre confort de vie inimaginable est devenu une fin en soi. Mais c’est extrêmement limité comme raison d’être sur cette planète ! Et pour l’obtenir, on en arrive à faire des choses tout aussi vides de sens, des boulots alimentaires… Ce chantage à l’argent est notre nouvelle prison. Nous cherchons en permanence des compensations à ce désert de sens. Certains sont envoûtés par leur smartphone comme d’autres le sont par l’islamisme radical. Les ingénieurs de la Silicon Valley développent des applications et des algorithmes pour que vous passiez des heures sans pouvoir décrocher. Cet envoûtement nous détourne d’enjeux politiques ou personnels. Cela nous empêche de trouver la ressource de nous révolter ou de réfléchir à la vie. Dans mon livre, j’entrechoque précisément ce mouvement de l’ultralibéralisme avec celui du terrorisme et de l’islamisme.

Le roman était un outil idéal pour l’exprimer ?

J’écris depuis que j’ai 12 ans, des essais, des films… Je ressentais le besoin d’aller vers la fiction. Dans L’Espèce fabulatrice, Nancy Huston émet l’hypothèse que les êtres humains sont constitutivement faits pour raconter des histoires. Ces récits façonnent nos trajectoires personnelles et collectives, ils ont un impact considérable sur notre imaginaire. Les religions et les nations, ce sont des histoires. Quand Clovis crée la France, le peuple français n’existe pas, c’est un mythe auxquels les gens se sont identifiés et qui est devenu réalité. Dans le passé, Goebbels ou Staline en ont compris toute la puissance avec leur propagande. Les raconteurs d’histoires sont des sorciers. Ils ont une responsabilité énorme tant leur impact est important.

En France, que vous inspire l’expérience Macron ?

C’est difficile à dire pour le moment. On aura un aperçu plus précis après deux ans, peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des opportunités : Nicolas Hulot au développement durable et Françoise Nyssen à la culture peuvent faire avancer des sujets cruciaux pour l’avenir. De même, l’apparition de nombreuses personnes issues de la société civile à l’assemblée pourrait renouveler notre démocratie. Encore faut-il que l’on saisisse ces opportunités.

Vous avez été frappé par un burn-out. Cela vous a-t-il transformé ?

C’est sûr. C’est un moment où l’on est obligé de s’arrêter, de se poser des questions sur ses motivations profondes… Je me suis rendu compte que j’essayais de réparer des choses à l’extérieur qui sont plutôt cassées à l’intérieur de moi. J’étais dans une course folle, un mouvement qui n’était pas le mien. Après neuf mois de thérapie, j’ai compris que si je ne créais pas par l’écriture, je compenserais toujours par des addictions, dont celle au travail. Alors, je me suis réorienté.

Quelle sera la suite de votre chemin ?

Depuis Demain, j’ai refusé beaucoup de propositions. Je ne fais pas ce métier pour cachetonner, je veux prendre le temps de faire des choses utiles. Là, j’écris un autre film, une fiction qui imagine ce à quoi le futur pourrait ressembler. Ce ne sera pas du positivisme béat, mais une réflexion constructive, en partant de la complexité des enjeux. L’objectif est que les spectateurs se posent des questions en sortant. C’est à cela que l’on reconnaît une oeuvre réussie…

Imago, par Cyril Dion, éd. Actes Sud, 211 p.

Bio Express

1978 : Naissance le 23 juillet à Poissy, dans les Yvelines (France).

2003 : Coordinateur de projets pour la fondation Hommes de parole.

2007 : Création du mouvement Colibris avec Pierre Rabhi.

2012 : Création de la collection « Domaine du possible » aux éditions Actes Sud.

2015 : Sortie du documentaire Demain, coréalisé avec Mélanie Laurent.

2016 : César du meilleur documentaire.

2017 : Premier roman, Imago.

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