© Pilos Nikos pour Le Vif/L'Express

Ce Grec qui fait trembler l’Europe

Dans un pays tenté par le rejet du système politique, le chef de la gauche radicale, Alexis Tsipras, poursuit son ascension. Sa victoire aux élections du 17 juin menacerait le plan de sauvetage européen. Sa défaite ferait de lui un opposant aussi intransigeant que redoutable.

De l’antique Sparte, le temps a fait table rase. La cité, toute de béton sale, a été rebâtie après la guerre civile sur un morne damier. Rien à visiter ici sauf, bien sûr, le musée de l’Olive et de l’Huile d’olive grecque Mais Alexis Tsipras n’est pas venu à Sparte pour faire du tourisme. A quelques jours du scrutin du 17 juin, il veut rallier les derniers indécis. Ceux qui, à en croire les sondages, pourraient lui permettre de devenir le prochain Premier ministre de la République hellénique. Cette perspective fait trembler les marchés et les gouvernements européens.

A la tête de Syriza, une coalition d’une dizaine de groupuscules d’extrême gauche, Alexis Tsipras, 37 ans, promet, en effet, de tirer un trait sur les engagements conclus avec l’Union européenne et le FMI – ce qu’on appelle à Athènes le « mémorandum » -, de geler les remboursements, de nationaliser les banques, de créer des emplois publics, d’augmenter salaires et pensions. Rien de moins ! Et tout ça au moment où les experts estiment que l’Etat grec, privé de l’aide européenne, pourrait ne plus être en mesure de payer ses fonctionnaires dès l’été. Déjà, les pouvoirs publics auraient 6 milliards d’euros d’arriérés vis-à-vis de leurs fournisseurs. Alors que la température dépasse 35°, le pays est à tout moment à la merci d’un black-out de Gazprom, le fournisseur de gaz russe qui ne voit plus ses factures honorées.

« Pas de baguette magique », concède Alexis Tsipras

La Grèce est tenue à bout de bras par l’Europe, et pourtant les Grecs sont tentés de donner le pouvoir à un homme qui veut refuser le « diktat » européen. Pendant deux décennies, Syriza a oscillé entre 3 et 5 % des suffrages. En mai dernier, la coalition a recueilli 16,9 % des voix. Aujourd’hui, certains sondages la placent en tête, avec environ 30 %, face à la Nouvelle Démocratie (droite).

Ce succès annoncé doit beaucoup au vide politique causé par l’effondrement de la crédibilité des deux partis de gouvernement, le Pasok (socialiste) et la Nouvelle Démocratie, minés par une corruption massive, l’incompétence et le clientélisme. Sur la place centrale de Sparte, ce 7 juin, Alexis Tsipras, de sa belle voix mâle, a beau jeu d’ironiser : « Ils nous disent :  »Vous n’avez pas d’expérience ! » Eh bien, oui, c’est vrai. Nous n’avons pas votre expérience dans la tricherie, la magouille, le vol ! » « Rendre au peuple sa dignité », « Nettoyer la crasse d’un système pourri et corrompu », « Se débarrasser des partis inféodés au capital », « Tourner la page de l’austérité », « Refuser une Grèce qui soit une colonie de l’Allemagne » : les mots d’ordre fusent et enchantent un public grisonnant, conquis par la promesse d’une revalorisation des retraites. Avec quel argent ? Mystère. Alexis Tsipras n’est pas plus disert quand, au coeur de cette région agricole, il promet la création d’une banque publique pour les agriculteurs. Seul bémol dans un discours démagogique aux accents nationalistes, il concédera « ne pas avoir de baguette magique ».

L’homme est habile. Sa jeunesse et son sourire tranchent dans une classe politique qui ne brille pas par son charisme. C’est un professionnel du discours public. Recruté dans les Jeunesses Communistes à l’âge de 15 ans, il s’impose, deux ans plus tard, comme un des meneurs de la contestation lycéenne. Etudiant en génie civil à l’université polytechnique d’Athènes, un foyer d’extrême gauche, il parfait au sein du syndicalisme étudiant sa formation d’apparatchik et rejoint tous les combats antimondialisation. Propulsé, en 2006, candidat à la municipalité d’Athènes, il obtient, contre toute attente, 10,5 % des suffrages. Deux ans plus tard, il devient le plus jeune chef d’un parti politique grec représenté au Parlement. Il a 33 ans. « Alexis est intelligent, courageux et c’est un vrai démocrate : il ne décide jamais seul », estime Iro Dioti, une députée de Syriza, engagée sur le terrain de l’écologie et prompte à dénoncer les « accointances entre les industriels et les deux grands partis ».

Une bureaucratie qui tue

Les candidats de Syriza partagent un leitmotiv : face à une crise sociale qu’ils dramatisent à souhait, comme si les 21,9 % de chômeurs ne suffisaient pas, « il faut changer de système et de mentalité ». Dans les Cyclades, sur l’île de Tinos, à une heure et quarante minutes par navire rapide, ce discours s’impose aussi. Sur ce rocher aride, où une basilique consacrée à la Vierge attire des pèlerins toute l’année, un hôtelier dirige la branche locale de Syriza. Frappé par la chute du tourisme, Giannis Delotis dénonce le désintérêt des partis traditionnels, qui « n’ont rien fait sauf détruire la Grèce ». Et fulmine, pêle-mêle, contre les lignes maritimes, chères et aux horaires incommodes, l’effondrement de l’agriculture (« Des 2 000 vaches que comptait l’île, en 2000, il n’en reste que 150 »), les importations qui ont tué la production locale (« La salade des Pays-Bas moins chère que celle d’ici »).

Il peste aussi contre les services publics incompétents, voire corrompus : « Je ne sais toujours pas si je peux faire enregistrer mon employé albanais. Un fonctionnaire me dit oui, l’autre non. Il faut alléger cette bureaucratie qui nous tue ! » Quand on aborde la question de l’évasion fiscale, contre toute évidence, le petit entrepreneur n’incrimine que « les 1 000 individus qui ont planqué à l’étranger 600 milliards d’euros, dont il faut retrouver la trace ». Mais il s’interroge : « Pourquoi payer des impôts quand nos services publics ne fonctionnent pas ? » A deux pas, derrière le port, le Dr Théodore Christides résume le sentiment de beaucoup : « Nous voulons un mode de gouvernement correct. Pourquoi l’Etat ne récupère-t-il pas les 300 millions d’euros que l’ex-ministre socialiste de la Défense a détournés ? »

Le plan B

Derrière cette soif d’alternance, y a-t-il autre chose qu’un rêve utopique ? Les sympathisants de la coalition croient-ils vraiment qu’il soit possible de renégocier le fameux mémorandum avec les Européens – celui-là même, signé par la Grèce, qui impose au prochain Parlement de voter des coupes de 11 milliards d’euros dans les comptes ? Présenté comme un des membres de l’équipe économique de Syriza, Gavrilis Sakellaridis, 32 ans, candidat au Parlement, développe poliment le chantage que Tsipras se propose d’exercer sur l’Union européenne : soit les Européens acceptent de « renégocier » (en clair, ouvrir leur tiroir-caisse sans conditions), soit le nouveau pouvoir, à Athènes, dénonce unilatéralement l’accord actuel, au risque de déclencher une panique qui dépasserait le seul cadre grec.

« Il faut que nous collaborions, car l’inverse ne serait pas bon pour le système bancaire européen, explique l’économiste. C’est comme à l’époque de la guerre froide : nul ne veut appuyer sur le bouton car sinon la catastrophe devient globale. » A quelques exceptions près, les porte-parole de Syriza affirment qu’ils souhaitent que la Grèce reste dans l’Eurozone – comme 80 % de leurs compatriotes -, mais suggèrent qu’il y aurait un plan B si, selon l’expression de Tsipras, « on veut mettre la Grèce à genoux ». Quel plan B ? « Nous pouvons nous adresser à d’autres pays intéressés par nos ressources en énergie [solaire] et notre situation géopolitique », assure Gavrilis Sakellaridis.

Sortir de l’euro pour se jeter dans les bras de la Russie ou de la Chine ? Cette hypothèse fait sourire les diplomates qui voient dans ce chantage une nouvelle preuve de l’amateurisme, voire de l’ingénuité des équipes de Syriza. « Sans les fonds dont le versement est prévu par tranches par le mémorandum, la Grèce aurait été soumise à une austérité autrement plus grave, rappelle Panos Carvounis, le chef de la représentation de la Commission européenne à Athènes. Et renégocier cet accord supposerait que les Etats membres déboursent encore plus d’argent. »

Qui croit qu’Angela Merkel pourrait plaider devant son Parlement un nouveau plan d’aide encore plus généreux au moment où Athènes annoncerait renoncer aux réformes ? Et ce alors même que, depuis deux mois, l’administration grecque est en roue libre et que la collecte des impôts chute de nouveau. Afin de « faire comprendre » aux Européens qu’ils doivent se montrer une nouvelle fois généreux, Alexis Tsipras ne joue pas seulement avec la menace voilée d’une sortie chaotique de l’euro. Dans son programme, Syriza promet de délivrer des « documents de voyage » au million d’immigrants illégaux qui a déferlé sur la Grèce. En sachant pertinemment que ces clandestins tenteraient aussitôt de prendre la route de l’Ouest. La semaine dernière, les Européens, qui ont senti la menace, se sont accordé, contre l’avis de la Commission, le droit de rétablir durablement les contrôles aux frontières dans l’espace Schengen. Ils avaient tous à l’esprit la situation en Grèce.

Afin d’empêcher que Syriza ne se retrouve en tête le 17 juin, l’ancienne maire d’Athènes, Dora Bakoyannis (divers droite), s’est ralliée au chef de la droite, Antonis Samaras, à l’égard duquel elle ne cache pourtant pas son mépris. « C’est trop grave : avec Syriza, la Grèce pourrait se couper de l’Europe. Même si Tsipras ne le veut pas, certains autour de lui y sont prêts. Je ne veux pas prendre ce risque. »

Et les Etats membres de l’Union encore moins. Le 28 juin, le sommet européen devrait mettre en vedette François Hollande face à Angela Merkel. Si Alexis Tsipras représente, ce jour-là, la Grèce en menaçant de faire sauter la banque, c’est lui qui attirera toute la lumière.

De notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz

Si la droite gagne…

Si la Nouvelle Démocratie arrive en tête, son chef, Antonis Samaras, tentera, une fois encore, de former une coalition avec le Parti socialiste et, peut-être, la gauche démocratique. Reste à voir si le nouveau gouvernement pourra appliquer, dans les faits, les engagements pris avec l’Europe. Car, Syriza, dans l’opposition, maintiendra la pression au Parlement et dans la rue.

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