Winston Churchill © Wikicommons

Ce faux coup d’Etat belge fabriqué par Churchill

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il s’agit de rabaisser le rôle héroïque de la Résistance pour mieux la mettre sur la touche. Les Alliés n’attendent que cela : ils n’hésitent pas à classer la Belgique aux côtés de l’Italie et de la Grèce « parmi les pays instables nécessitant une assistance politique et militaire ».

Winston Churchill n’était pas homme à s’exprimer à la légère. Ce que le Premier ministre britannique juge bon de révéler devant les députés de la Chambre des Communes à Londres, le 8 décembre 1944, est d’une extrême gravité. « Fin novembre devait éclater en Belgique ce que les Allemands appellent un putsch, afin de renverser le gouvernement de M. Pierlot. » Qui oserait mettre en doute la parole du « vieux lion » indomptable, qui mène depuis quatre ans la croisade contre Hitler ?

Le « coup d’Etat » a été évité, de justesse. Le « crime » était signé, assure Churchill : la résistance communiste mijotait ce coup de force, et seule la présence de chars anglais a eu raison de sa « marche sur Bruxelles ». La Belgique et le monde libre peuvent respirer…

La résistance communiste ? Elle est sortie de la guerre clandestine la tête haute, auréolée de la victoire soviétique. C’est d’ailleurs toute la Résistance qui bombe le torse et voit ses rangs grossir à vue d’oeil, la Libération acquise. André de Staercke, alors chef de cabinet du Premier ministre Hubert Pierlot, commente, sarcastique : « La poignée de 7 000 à 10 000 hommes qui avaient réellement tenu le maquis se trouva grossie en une foule de 50 000 personnes. Leur nombre augmentait avec le temps. » C’est l’effet tangible, note-t-il, « des certificats de complaisance délivrés en masse »…

Cet Etat dans l’Etat inquiète les autorités. En particulier sa branche taxée de penchant communiste, le Front de l’indépendance. Que le Parti communiste ait l’intention de capitaliser sur le prestige acquis dans la lutte clandestine, c’est de bonne guerre. Qu’il ait songé à un soulèvement insurrectionnel pour délivrer le territoire encore occupé, c’est une évidence. Mais, nuance l’historien José Gotovitch (ULB) : « Le Parti communiste n’ambitionne pas la prise de pouvoir, mais la participation au pouvoir. »

Une Résistance frustrée

La rapidité de l’avance alliée a volé la vedette aux combattants de l’ombre. « L’ensemble de la Résistance est frustrée du rôle de libérateur qu’elle espérait jouer. Les armées alliées lui ont confisqué et le temps et l’espace », reprend José Gotovitch. Elles la privent aussi du flot de l’allégresse populaire : « Ce ne sont pas les maquisards que l’on embrasse, que l’on s’arrache. Ce sont les Tommies, les GI’s, voire les Belges venus de Londres avec le général Piron. »

L’instant est dur à vivre pour les résistants. Ils brillent par leur absence sur les écrans, dans les actualités filmées placées sous contrôle des autorités belges. C’est une manoeuvre délibérée, qu’a mise en lumière l’historienne Bénédicte Rochet, de l’Université de Namur. Il s’agit de rabaisser le rôle héroïque de la Résistance pour mieux la mettre sur la touche. Les Alliés n’attendent que cela : ils n’hésitent pas à classer la Belgique aux côtés de l’Italie et de la Grèce « parmi les pays instables nécessitant une assistance politique et militaire ». La présence de civils armés sur les arrières de leurs troupes les dérange. Ils s’impatientent de ne pas voir les organismes de Résistance désarmés et mis au pas.

C’est aussi la priorité du gouvernement Pierlot, élargi aux communistes depuis son retour de Londres. Elle tourne à l’obsession. En septembre 1944, le cabinet Pierlot se retrouve avec des dizaines de milliers d’hommes à désarmer et à rendre à la vie civile. L’opération est vaste et délicate. Elle s’enlise. Les autorités tergiversent, à force de chercher à y mettre les formes.

Le général US Eisenhower, grand patron des forces alliées, y met aussi du sien en rendant hommage, début octobre, à l’action de la Résistance. Mais c’est surtout pour souligner que son rôle est à présent terminé et que le temps de rendre les armes est venu. Le gouvernement belge agite une carotte sous le nez des résistants : la promesse de poursuivre le combat en incorporant l’armée régulière en reconstruction. Echec cuisant. Accumulation de maladresses. Et pourrissement de la situation, qu’évoque José Gotovitch : « Comblés en un premier temps d’hommages et de lauriers, les résistants seront dénigrés, bientôt suspects et traités comme tels. » Le hic, c’est qu’ils n’ont aucune intention de se laisser liquider.

« Nous nous sommes laissés acculer à une situation inextricable », déplore en conseil des ministres le socialiste Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires étrangères. L’impasse conduit à l’affrontement avec une Résistance que l’on juge aussi encombrante que coûteuse. Elle force l’Etat à débourser quelque six millions de francs par jour. Ses membres vivent de petits privilèges : ils touchent 40 francs de solde par jour, alors que les militaires se contentent de 25. « L’essence et le charroi étaient rares mais pas pour eux. La vue de ces gaillards débraillés et armés, avec cet air désoeuvré, excède le public », témoigne dans ses mémoires André de Staercke.

C’est aussi le constat que fait devant ses collègues un Premier ministre Pierlot au bord de l’exaspération, le 10 novembre : « On se trouve devant une opinion excédée par l’attitude des forces de la Résistance. Si le gouvernement ne prend pas sans retard les mesures les plus énergiques, il sera bousculé par le Parlement et il forcera les autorités alliées à intervenir. »

« Il faut en finir. » La formule devient rituelle, à chaque réunion du gouvernement. Mais elle n’est pas suivie d’effets. Les deux ministres communistes et celui issu du Front de l’indépendance font de la… résistance. Jusqu’à finir par démissionner, à la mi-novembre. Le 19 novembre a été fixé comme date ultime pour la remise des armes. « Le gouvernement a commandé, il sera obéi », martèle le Premier ministre. Ces menaces ne calment pas les communistes. Ils refusent de rendre les armes. Appel à la mobilisation générale dans les rues de Bruxelles est ainsi lancé.

« Tout a été surjoué »

Samedi 25 novembre, journée de tous les dangers. Des milliers de manifestants s’ébranlent en un cortège pacifique. « Si quelques-uns ont en poche un revolver, l’ordre formel a été donné de venir sans armes : ni fusils, ni mitraillettes ne sont visibles dans les rangs », raconte José Gotovitch. Soudain, c’est le clash. La manifestation bifurque vers la zone neutre autour du Parlement, interdite d’accès. Une grenade est lancée, la gendarmerie ouvre le feu, des gens s’affaissent, les autres reculent en courant. Depuis la fenêtre de son bureau, André de Staercke assiste au drame. Il en mesure la gravité. « Si la zone neutre était emportée, les ministères envahis et saccagés, non seulement le gouvernement, mais le régime n’y survivraient pas. »

Le sang a coulé. On relève quarante-cinq blessés. Mais il n’y a pas eu mort d’homme. « Une version claire de l’échauffourée ne fut jamais fournie » : rien, selon l’historien Gotovitch, n’évoque une tentative réfléchie de prendre le pouvoir par la violence. D’ailleurs, la réplique qu’envisagent certains communistes dans les jours qui suivent tourne court : une poignée de gendarmes suffit à arrêter la montée sur Bruxelles de quelques camions de partisans armés venant du Hainaut. En même temps que sa force de frappe, la Résistance perd son unité formelle.

Hubert Pierlot, Premier ministre, n’en décode pas moins les incidents comme « une tentative d’une minorité armée en vue de s’emparer du pouvoir par des moyens illégaux. On est entré dans un état révolutionnaire ». Dramatisation, intoxication, relève Francis Balace (Ulg). « Tout a été surjoué. La Belgique est un pays qui aime se faire peur. »Winston Churchill a su en jouer. Le dirigeant britannique tenait là la pseudo-tentative de putsch dont il avait besoin pour agiter l’épouvantail communiste.

Spécialiste de la Résistance, Pieter Lagrou (ULB) a décrypté la manoeuvre : « Le Premier ministre britannique saisit cette bavure pour la monter en épingle. Présenter la Belgique libérée comme un pays au bord de la guerre civile et de la révolution relevait de l’exagération rhétorique et de l’instrumentalisation. Churchill avait fabriqué un faux coup d’Etat pour se défendre des critiques menées contre sa politique de soutien aux forces conservatrices et royalistes en Italie, en Grèce et en Belgique. » Effet garanti : le « momentum » de la Résistance belge et de sa participation politique est passé.

Pierre Havaux

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