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Catalogne: un mois qui a tout pourri, jusque dans les familles

Grégoire Comhaire Journaliste

Depuis près d’un mois, la Catalogne vit dans la tourmente. Le parlement régional pourrait déclarer unilatéralement l’indépendance ce jeudi, alors que le Sénat espagnol s’apprête à suspendre l’autonomie de la région. Pris entre deux feux, beaucoup de Catalans se sentent victimes de cette situation.

Martin Sagrera s’est levé tôt ce matin. Après un cafe con leche et quelques churros avalés sur le pouce, il a traversé la ville en métro pour s’installer sur la Rambla avec sa pancarte. Stoïque, perdu au milieu de la foule, personne ne prête attention à ce protestataire silencieux qui semble faire partie du paysage comme ces clowns grimés de gris qui attirent les perches à selfies depuis leurs promontoires. Les touristes défilent sans lui prêter attention. On en oublierait presque que Barcelone est au coeur d’un conflit politique majeur qui fait trembler tout l’Etat espagnol sur ses fondations et dont l’onde de choc n’en finit plus d’empoisonner la vie des habitants.

La pancarte de Martin est sans ambiguïté. « La politique divise les peuples », peut-on y lire en espagnol. Sur la face arrière, en catalan cette fois, les mots « Eleccions i Pau » (élections et paix), comme un mantra à répéter sans fin ou la formule magique à prononcer pour mettre fin à ce qui ressemble bien à un cauchemar depuis près d’un mois. « Je n’en peux plus de cette situation, explique le septuagénaire. Je suis catalan au plus profond de mes tripes mais je ne veux pas de cette indépendance stupide et suicidaire ! Carles Puigdemont (le président de l’exécutif catalan) et Mariano Rajoy (le Premier ministre espagnol) sont tous les deux responsables du chaos dans lequel nous nous trouvons. Ils ont semé la zizanie ! »

Depuis le début de la crise en effet, la Catalogne est profondément divisée quant à la voie à suivre pour son avenir. Si les idées indépendantistes ont toujours existé dans une partie de la population, elles ont pris une ampleur considérable ces dernières années, jusqu’à toucher près d’un Catalan sur deux si l’on en croit les sondages et le résultat des élections régionales de 2015.

Partout à Barcelone, les drapeaux catalans sont brandis aux fenêtres. Des banderoles pour le « Oui » au référendum, des affiches saluant l’arrivée d’une nouvelle république… Le référendum du 1er octobre dernier a donné une visibilité internationale à ce mouvement et la violence de la police espagnole a pu donner l’image d’un peuple opprimé, ou réprimé dans son droit à l’auto-détermination. « Pourtant, la plupart des gens pensent comme moi », estime Martin Sagrera. « Nous voulons plus de droits pour la Catalogne et un nouveau statut d’autonomie, mais nous voulons rester espagnols. Nous avons d’ailleurs tous des racines dans le reste du pays. Mon père venait d’Andalousie. Moi, j’ai vécu à Madrid et à l’étranger. Les leaders indépendantistes ont lavé le cerveau des gens en leur promettant monts et merveilles. Pendant ce temps-là, la majorité souffre en silence. Nous voulons tous retrouver une vie normale ! »

Occuper la rue

En quelques semaines, tout a changé dans cette région riche et prospère du nord-est de l’Espagne. L’ordre social est ébranlé. Des familles se déchirent. Des centaines d’entreprises plient bagage et le tourisme est en chute libre : moins 15 % de fréquentation au mois d’octobre, selon un porte-parole du secteur. Près de 1 200 entreprises ont décidé de déménager leur siège social…

Il en faut plus pour décourager les indépendantistes. Le gouvernement espagnol a beau brandir la menace de rétablir l’ordre constitutionnel dans la province rebelle, ils maintiennent leur stratégie d’occupation de la rue sans discontinuer. Alors que les mesures visant à suspendre temporairement l’autonomie de la région se profilent, un appel à la désobéissance civile est lancé dans la population. Les fonctionnaires régionaux pourraient désobéir si les ordres étaient donnés par des supérieurs directement nommés par Madrid.Les Catalans sont appelés à défendre leurs institutions comme ils ont défendu leurs bureaux de vote sans répondre à la violence policière. « Je ne pense pas que nous allons obtenir l’indépendance tout de suite, explique cette manifestante. Le gouvernement espagnol est beaucoup plus fort que nous et personne ne nous soutient dans le reste de l’Europe. La seule chose que nous pouvons faire, c’est maintenir la mobilisation comme au premier jour. Après l’humiliation que le gouvernement espagnol nous a fait subir, le pire serait de baisser la tête. »

Plus loin, Juan Lopez et Adriana Guillera sont venus manifester en famille. Drapé dans son drapeau catalan, Juan continue de regarder l’avenir avec optimisme. Rome ne s’est pas faite en un jour. Et de nombreux peuples, par le passé, ont accédé selon lui à l’indépendance après des années de résistance pacifique. « C’est un long chemin à parcourir, un parcours semé d’embûches, mais je suis persuadé que l’histoire nous donnera raison. Bien-sûr, on cherche à nous faire peur. Bien-sûr, on brandit la menace économique pour essayer de nous faire reculer. Mais nous n’avons pas peur de ces délocalisations. Les entreprises déménagent leurs sièges sociaux mais l’activité économique reste en Catalogne. Au final, je pense que c’est notre obstination qui paiera. »

La question de l’indépendance est pourtant source de nombreuses tensions dans les familles, les groupes d’amis, les milieux de travail… « Avant, on n’abordait jamais ces questions en public, mais aujourd’hui la parole s’est libérée. Evidemment, il y a des tensions. Nous-mêmes avons failli nous disputer avec des amis de longue date, car ils sont extrêmement opposés à l’indépendance de la Catalogne, raconte Adriana. Au final, nous avons réagi en adultes, et nous avons convenu que notre amitié devait primer sur ces questions. On essaiera de ne plus les aborder ensemble. »

Dernière ligne droite

Dans le parc de la Ciutadella, à quelques mètres de la mer, les caméras de télévisions étrangères sont braquées sur le bâtiment qui abrite le parlement régional. Les chefs de groupe parlementaires viennent d’annoncer une séance plénière pour la fin de la semaine, laquelle pourrait déboucher sur une déclaration d’indépendance, poussée par l’aile dure du camp du « oui » qui estime que tout dialogue avec Madrid est impossible. D’autres solutions sont sur la table, comme celle de convoquer des élections anticipées. Les cercles économiques font du lobbying pour privilégier cette option.

A l’Université de Barcelone, sous le patio ombragé, un « Comité de défense de la république » tient sa première réunion. Les étudiants débattent des modalités de la grève qu’ils ont convoqué pour jeudi, jour de la séance plénière, afin d’apporter leur soutien au processus d’indépendance. « On n’a jamais vu une telle mobilisation parmi les étudiants, expliquent deux des participants. C’est comme si l’indépendantisme était la mère de toutes les causes. On a vraiment l’impression qu’il est en train de se passer quelque chose d’extrêmement important. On espère que la grève sera largement suivie par les autres universités de la ville. »

L’indépendance, réponse ultime à des semaines de bras de fer entre Madrid et Barcelone ? Beaucoup ici se refusent à y croire. A la Chambre de commerce belgo-luxembourgeoise, Brigitte Verkinderen estime d’ailleurs que celui qui se risquerait à la prononcer devrait rendre des comptes devant la population pour le champ de ruines qu’une telle décision créerait. « Les Catalans sont des commerçants depuis toujours, ils ont ça dans leurs gènes, comme les Vénitiens et les Gênois. Aujourd’hui, la Catalogne opère 40 % de ses relations commerciales avec l’Europe, et 40 % avec le reste de l’Espagne. Qui a à gagner d’une séparation ? Personne ! »

Au coeur du monde économique local, Brigitte Verkinderen perçoit une grande inquiétude dans les milieux entrepreneuriaux, en particulier chez les entrepreneurs catalans, qui observent avec incrédulité et stupéfaction le déroulé des événements. Mais « toute crise a son côté positif : si des entreprises choisissent de partir à cause de l’instabilité politique, elles seront un jour remplacées par d’autres. Au final, je suis persuadée que tout va finir par rentrer dans l’ordre. La Catalogne ne peut pas se permettre l’indépendance. Et l’Histoire a montré qu’en cas de crise, le Catalan finit toujours par opter pour la sécurité. »

La crise actuelle laissera pourtant des traces. « Elle a créé une blessure dans le tissu social qui mettra longtemps à se cicatriser »,estime Brigitte Verkinderen. Nul ne sait de quoi sera fait l’avenir. Mais beaucoup aimerait que toute cette histoire fasse désormais partie du passé.

Par Grégoire Comhaire, à Barcelone

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