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Canal de Suez : les Belges ont décroché la timbale !

Jean-Marc Damry
Jean-Marc Damry Rédacteur au Vif L'Express

L’Égypte inaugure ce jeudi en grande pompe -et sous haute sécurité- une nouvelle extension du Canal de Suez. Budget ? Plus de 8 milliards de dollars dont une part non négligeable tombe dans l’escarcelle du groupe belge Deme. Reportage au coeur du chantier.

Notre tissu industriel compte encore quelques pépites qui font référence à l’échelle planétaire. Parmi elles, Dredging Environmental & Marine Engineering (Deme), une filiale de CFE active dans le dragage et qui, avec le groupe Jan De Nul, figure parmi les leaders mondiaux de ce secteur. L’an dernier, Deme (4 600 personnes) a très vite réagi à certains appels d’offres internationaux lancés par les autorités égyptiennes pour moderniser le canal de Suez. A la mi-octobre 2014, en consortium avec le groupe américain Great Lakes Dredge & Dock, Deme, via sa filiale Dredging International, a décroché un de ces lots. Celui-ci portait sur le traitement d’un tronçon de 28 kilomètres sur une profondeur de 24 mètres. Soit une commande de 540 millions de dollars, répartis à raison de 75 % pour le groupe belge et 25 % pour son partenaire américain.

Priorité nationale oblige, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avait exigé que tous les chantiers en cours sur le canal de Suez soient terminés d’ici cet été, permettant une inauguration en grande pompe ce 6 août 2015 « Le travail à abattre endéans des délais aussi serrés était colossal, explique Alain Bernard, CEO de Deme. Ainsi, toutes proportions gardées, la quantité de sable et de roches extraite chaque jour par Deme a représenté l’équivalent d’une superficie d’un stade de football sur une hauteur de… 120 mètres ! Le tout étant principalement rejeté sur certaines parcelles du Sinaï et, dans une moindre mesure, dans des zones non exploitables du Great Bitter Lake ».

Pour financer ces travaux pharaoniques, le président al-Sissi a su habilement jouer avec la fibre patriotique de la population égyptienne. Ainsi, par le biais d’une souscription nationale, il a pu récolter 8,5 milliards de dollars, et ce, en quelques jours à peine ! Cette somme étant remboursable au terme d’un délai de 5 ans seulement, c’est dire si les autorités et les épargnants ont cru à la rentabilité du projet. « Les recettes engendrées par les droits de passage sur le canal de Suez rapportent annuellement 5,3 milliards de dollars au gouvernement égyptien, et elles devraient passer à 13,2 milliards d’ici 2023, explique Malik Boukebbous, un des responsables de Dredging International, à Abu Sultan. Une fois les travaux terminés, le temps de passage sur le canal de Suez sera ramené de 20 à 11 heures, et les temps d’attente de 11 à 3 heures. Quant au nombre de navires transitant chaque jour par le canal, il pourra quasi doubler, passant de 49 à 97 ! »

L’Égypte retrouve un rôle majeur dans la région

Si le chantier du canal de Suez est effectivement inauguré en grandes pompes ce jeudi, l’Égypte n’entend pas se complaire dans un rôle de rentier en se contentant d’encaisser les droits de passage de ce qui représente 7,8 % du commerce mondial actuel. Outre un élargissement, un approfondissement et même un dédoublement du canal sur certains tronçons, il est effectivement prévu de construire, le long de certaines berges, d’énormes infrastructures industrielles (pétrochimie, agroalimentaire, construction navale, textile, logistique,…) et commerciales, ainsi que des tunnels reliant la péninsule du Sinaï. Lors d’une conférence internationale tenue mi-mars dernier à Charm el-Cheikh réunissant le gratin politique, diplomatique, économique et financier, le président al-Sissi a su convaincre de gros investisseurs – notamment émiratis et saoudiens – d’investir dans leur réalisation. « L’Égypte démontre qu’elle peut mener de grands projets et qu’elle retrouve son rôle majeur dans la région, estime Alain Bernard. Ces investissements vont booster l’économie du pays et créer de très nombreux emplois. »

Bien que fierté nationale, le chantier du canal de Suez pouvait cependant être une cible de choix pour les opposants au régime. Raison pour laquelle les autorités égyptiennes n’ont pas badiné avec la sécurité, tant au niveau du chantier lui-même qu’à l’égard des innombrables personnes impliquées, dont les expatriés. Ainsi, un quartier isolé d’Abu Sultan, jadis réservé aux dignitaires du régime du président Moubarak et à leurs proches, avait-il été réquisitionné pour permettre à Deme d’y baser tant ses bureaux et d’y loger de nombreux collaborateurs. Des contrôles très stricts limitaient l’accès au site.

D’autres expatriés, par nécessité ou par choix, ont préféré vivre à bord des navires sur lesquels ils opéraient. « Nos collaborateurs ont vécu au rythme de six semaines d’affiliée sur chantier, suivies de six semaines à la maison, poursuit Alain Bernard. Évidemment, les technologies actuelles, à commencer par Internet, leur ont permis d’éviter l’isolement quasi total et de communiquer avec leurs familles et leurs amis. » Le package salarial offert aux collaborateurs expatriés de Deme suffit-il à attirer les talents dont le groupe a toujours plus besoin ? « La concurrence est malheureusement féroce, déplore Alain Bernard. Et pas uniquement de la part de nos concurrents. A situation égale, certains États, dont la France, vont jusqu’à exonérer de toutes charges sociales les salaires des expatriés actifs dans notre secteur. Ajoutez à cela que le code fiscal français contient des dispositions organisant, à l’image du cinéma, une sorte de tax-shelter pour les entreprises qui investissent dans la batellerie. » Au final, l’efficience du groupe belge lui permet néanmoins de rester compétitif.

Si le chantier du canal de Suez restera dans les annales du groupe comme une de ses plus belles cartes de visite, Alain Bernard n’envisage pas moins l’avenir avec sérénité: « Notre carnet de commandes se chiffre à plus de 3 milliards de dollars. Un montant appréciable quand on sait que notre chiffre d’affaires consolidé a atteint 2,5 milliards d’euros en 2014. Bien entendu, pour rester dans l’élite mondiale, le groupe n’arrête pas d’investir. Quatre navires sont actuellement en construction et trois autres sont en commande, le tout pour un budget avoisinant les 500 millions d’euros. Un de ceux-ci sera dédié à la pose de câbles dans les fonds marins et un autre sera affecté à un chantier basé à Singapour. » Une des autres terres de prédilection du groupe anversois.

Jean-Marc Damry

La quantité de sable et de roches extraits chaque jour par Deme représentait l’équivalent de la superficie d’un stade de football sur une hauteur de… 120 mètres !

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