Laurent de Sutter

C’est le moment de…(re)lire « Tueries »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Qu’est-ce que le fascisme ? La réponse prend souvent la forme d’une banalité : le fascisme est un régime politique singulier, dont l’incarnation princeps prit le visage bouffon de Benito Mussolini. Suivant cette banalité, il n’y aurait de fasciste que ce qui correspond (ou a correspondu) à cette figure historique déterminée – de sorte que toute extension du terme au-delà des limites de celle-ci devrait être déclarée illégitime, voire dangereuse.

Comme toujours lorsqu’on se livre à un exercice de police du langage, une telle méfiance à l’égard des usages possibles d’un mot révèle une peur : celle de ce que le langage pourrait servir à autre chose que décrire ce qui est tenu pour la réalité. C’est pourtant ce que de nombreux penseurs se sont permis, de Roland Barthes à Gilles Deleuze et Félix Guattari, tous déployant des dimensions inédites de ce qu’ils nommèrent  » fascisme « , au grand scandale des gendarmes du concept. Pour parvenir à rendre compte de ce qui est en train de se produire aux Etats-Unis, il faudrait les rejoindre, et proposer une définition nouvelle de ce que signifie  » fascisme « , à la hauteur de celui que n’hésite pas à mettre en oeuvre Donald Trump.

Dans son livre Tueries, consacré à la frénésie morbide de notre contemporanéité, Franco Berardi a suggéré une piste : celle de l’excès. Est fasciste tout ce qui excède le bornage de l’état des choses par la morale, la raison, l’humanité – par tout ce qui constitue ce que les esprits forts continuent à appeler  » bien commun  » (alors qu’il est évident qu’il ne l’a jamais vraiment été). Le fascisme est la manière dont le  » bien commun  » craque, et finit par témoigner de sa propre indigence, de sa propre absence de fondement, du fait que ce qui le maintenait en place n’était qu’un fragile consensus, reposant sur une masse infinie de répressions.

Le fascisme, si l’on préfère, est l’irruption dans l’espace public de tout ce que cet espace public tentait de cacher, alors même que cela participait à sa constitution ; il est le moment où l’on se rend compte que cet espace public, que le  » bien commun « , a toujours déjà été fasciste. L’horreur qui est en train de recouvrir les Etats-Unis en offre une illustration parfaite : ce que Trump a accompli depuis son élection correspond point par point à ce qui devrait être attendu d’un président ; il est même le premier président véritable que les Etats-Unis aient connu depuis longtemps. Les cris d’orfraie qui accueillent chaque nouvelle déclaration de Trump, ou de la bande de demi-débiles agressifs qui forment son gouvernement, se trompent donc de cible ; le problème que l’action de Trump matérialise n’est pas tant celui de sa politique que de celui de son rôle. Plutôt que reprendre, sans les modifier, les différents pouvoirs que ses prédécesseurs avaient réussi à s’arroger sur le dos du Congrès et du Sénat, Barack Obama aurait dû faire en sorte que ce rôle soit affaibli – il aurait dû détruire la présidence. Qu’il ne l’ait pas fait n’est qu’une des nombreuses hypocrisies de son règne – et la manière dont Trump s’est installé révèle assez combien il n’est, en réalité, que son continuateur. Car le fascisme n’est jamais celui d’un homme ; il est toujours celui d’une fonction.

Philosophe

Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, par Franco Berardi, Lux Editeur, 2016, 223 p.

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