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Brésil : Le suicide d’une nation

Le Vif

Il y a quelques années, tout semblait sourire au Brésil. Le voilà confronté, au-delà des scandales de corruption, à une vraie crise de régime. Elle menace sa présidente, Dilma Rousseff. Reportage dans un pays à la dérive.

Avec son ciel immense, ses nuages géants et ses édifices publics signés Oscar Niemeyer – qui comptent parmi les oeuvres les plus réussies de l’architecte -, Brasilia procure une sensation d’irréalité. Cette impression se renforce encore lorsque, à l’intérieur du Planalto, le palais présidentiel brésilien, un conseiller évoque Dilma Rousseff. Involontairement, il emploie à plusieurs reprises l’imparfait et le passé composé. « Peut-être n’avons-nous pas eu suffisamment tôt une perception claire de la façon dont la société évoluait ; nous étions pris dans le quotidien, ce qui nous a sans doute empêchés d’apprécier le malaise qui grandissait dans la population », reconnaît le conseiller présidentiel pour les affaires internationales, Marco Aurélio Garcia, abasourdi par la crise politique actuelle. Un peu comme s’il s’était déjà fait à l’idée que le second mandat de sa présidente était cuit. Théoriquement, il court jusqu’en décembre 2018.

La mélancolie de ce compagnon de route de Lula est bien compréhensible. Concepteur de la politique étrangère brésilienne, il a connu l’apogée de la gauche latino-américaine et l’époque où le Brésil de Lula était le champion des pays émergents. Maintenant, il voit un monde, le sien, s’écrouler. Au nord, Hugo Chavez, qu’il admire au point d’avoir un portrait de lui dans son bureau, est mort en laissant le Venezuela dans un état piteux. Au sud, à l’inverse, Mauricio Macri, le nouveau président argentin de centre droit, vient de recevoir la visite de Barack Obama et entame un virage probusiness. Mais le plus fâcheux est ce qui se passe ici, chez lui, au Brésil. Le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2002, et tout le pays traversent une quintuple crise : politique, économique, sociale, institutionnelle et morale.

Les Brésiliens sont dans la rue, la récession atteint 4 % pour la deuxième année consécutive, la popularité de la présidente est au plus bas (10 %) et, surtout, le plus grand scandale politico-financier de l’histoire nationale implique des centaines de parlementaires, la plupart liés au gouvernement. Le tout a débouché sur une procédure de mise en accusation initiée par l’opposition. De l’intérieur du palais, on entend un concert de klaxons et des slogans monter de la rue. Ce qui, à force, tape sur les nerfs des occupants. « C’est comme ça tous les jours… » se désole le conseiller en raccompagnant son visiteur à la porte du Planalto, presque vide ce jour-là. Dehors, les manifestants en tee-shirt jaune font un raffut de tous les diables : « Dilma dégage ! », « Destitution maintenant ! » vocifèrent-ils en actionnant leurs trompes.

D’ordinaire pacifique, le Brésil est méconnaissable, polarisé à l’extrême. « Pour ou contre Dilma, il faut prendre parti : ceux qui ne le font pas sont soupçonnés d’appartenir à l’autre camp », explique un reporter politique du journal Estado de São Paulo. Dans les taxis, au bureau, au bistrot, la procédure éventuelle monopolise les conversations. On recense aussi quelques bagarres à des terrasses de café. Sur les réseaux sociaux, le climat est empoisonné. Il y a deux semaines, le journal en ligne Nexo a publié un article intitulé « Comment passer le déjeuner de Pâques sans se fâcher avec sa famille ».

D’ici à dix jours, une commission parlementaire, composée de 65 membres, doit avaliser, ou non, la demande de mise en accusation (impeachment). Puis, elle sera examinée par la Chambre des députés, où une majorité des deux tiers est nécessaire pour la valider. Même chose ensuite au Sénat. « L’ensemble devrait prendre cent quatre-vingts jours au maximum : la présidente devrait donc pouvoir inaugurer les Jeux olympiques de Rio de Janeiro, début août », observe, à São Paulo, le ténor du barreau José Roberto Batochio, qui n’est pas convaincu de l’intérêt d’une destitution. « Je me demande, s’il a lieu, ce que l’histoire retiendra de ce moment où un Parlement, essentiellement composé d’hommes, a écarté la première femme présidente du pays, laquelle, au surplus, n’est coupable d’aucune malversation… » La procédure a donc été actionnée à partir d’un prétexte secondaire : un jeu d’écriture budgétaire à la limite de la légalité (le « pédalage fiscal »), couvert par Dilma Rousseff, mais auquel ses prédécesseurs ont également recouru.

Détournements faramineux

Elle n’a pas vu venir le coup, la présidente. La colère populaire est montée progressivement, comme au ralenti. En 2013, des manifestations éclatent spontanément contre l’augmentation des transports et la mauvaise qualité des services publics. La thématique de la corruption apparaît un peu plus tard, à l’approche du Mondial de football, à cause des appels d’offres truqués liés à la construction des stades. Mais l’indignation explose réellement avec le début de l’opération Lava Jato (« lavage express »), également appelée « affaire Petrobras ». En enquêtant sur un banal dossier de blanchiment d’argent passant par un bureau de change de Brasilia situé dans une station-service, un « petit juge » de province, Sérgio Moro, remonte rapidement jusqu’à un directeur de l’entreprise nationale Petrobras. Il découvre des ramifications : des dizaines d’autres directeurs d’entreprises publiques, également nommés par le gouvernement, organisent des détournements d’argent phénoménaux. Objectif : financer les campagnes électorales de parlementaires, alimenter leurs comptes et obtenir qu’ils votent les lois dans le sens voulu par le gouvernement. L’enquête avance et révèle l’état de putréfaction des moeurs politiques. Sur 513 députés, 303 sont dans le collimateur de la justice ou déjà mis en examen ; 49 sénateurs sur 81 sont dans la même situation !

L'ancien président du Brésil Luiz Inacio Lula da Silva et la présidente Dilma Rousseff
L’ancien président du Brésil Luiz Inacio Lula da Silva et la présidente Dilma Rousseff© AFP

Le nom de Lula apparaît deux fois dans les enquêtes en cours. L’ancien président est soupçonné (mais rien n’est prouvé) d’avoir bénéficié de faveurs d’entrepreneurs pour les rénovations d’un appartement avec vue sur mer et d’une maison de campagne. Le nom de Dilma Rousseff, en revanche, n’est cité nulle part, mais l’opposition estime qu’elle est indirectement bénéficiaire d’un système sans lequel sa réélection de 2014 n’aurait peut-être pas été possible. Un de ses anciens ministres, mis en examen, affirme que « Lula et elle savaient tout ».

Relations incestueuses

C’est à une véritable crise de régime que l’on assiste. « Au-delà du PT, de Lula et de Dilma, c’est toute la corruption traditionnelle du système qui est mise au jour », explique, dans son appartement débordant de livres et de tableaux, l’essayiste et politologue Tales Ab’Saber. « Les relations incestueuses entre les grandes entreprises publiques et l’Etat remontent à la construction de Brasilia, à la fin des années 1950 », pointe cet intellectuel qui enseigne à l’Université fédérale de São Paulo.

S’ajoute à cela la fragmentation politique due à la Constitution de 1988. Elaborée après le retour à la démocratie, elle facilite la multiplication des formations politiques. Ainsi, aucun parti de gouvernement n’a jamais dépassé 20 % d’élus au Parlement. Pour gouverner, il faut faire des alliances. De là, l’expression « présidentialisme de coalition ». La Chambre des députés et le Sénat se composent ainsi d’une myriade de formations. 32 au total, dont 3 seulement jouent dans la cour des grands : le Parti des travailleurs (PT) de Lula, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, opposition), fondé par Fernando Henrique Cardoso, et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), essentiellement clientéliste et implanté régionalement, dont les membres se répartissent actuellement entre gouvernement et opposition ! « Tous les autres, soit 29 partis, sont littéralement des commerçants de la politique, souligne Ab’Saber, dont la barbe est le seul point commun avec Lula. Ils se vendent aux gouvernements successifs afin d’obtenir des postes et des positions au coeur de la tentaculaire bureaucratie brésilienne, à partir desquels ils pourront faire des affaires. »

Des députés achetés

Le président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha (PMDB), illustre ce système jusqu’à l’absurde : il aurait « acheté » la bagatelle de 100 députés pour se faire élire au perchoir. En cas de destitution de Dilma Rousseff et de son vice-président Michel Temer (PMDB, soupçonné de corruption), c’est lui, troisième personnage de l’Etat dans l’ordre de succession, qui s’installera au Planalto. Titulaire d’au moins six comptes bancaires dans des paradis fiscaux et faisant l’objet d’une dizaine d’enquêtes pour corruption dans le cadre de l’opération « mains propres » brésilienne, il possède également un culot en béton armé. Dans la salle des pas perdus de la Chambre des députés – un autre joyau de Niemeyer -, ce personnage falot décrit au Vif/L’Express le principal danger qui, selon lui, menace l’image du Brésil : « La corruption ! » ose-t-il dans la plus belle langue de bois tropical.

Le « cas » Dilma Rousseff pose un autre problème, politique et non judiciaire. Après une brève lune de miel avec son peuple lors de sa première élection, en 2010, « l’héritière » de Lula a montré ses limites. « Autoritaire », « cassante », « rigide », « intransigeante », « technocratique », « dogmatique » : les qualificatifs peu amènes fusent lorsqu’on demande aux Brésiliens de toute classe sociale de décrire cette ancienne militante d’extrême gauche, torturée trois semaines durant sous la dictature militaire (1964-1985). « Elle s’est mis à dos les secteurs financiers, puis ses alliés au Congrès, puis la presse, puis la population, puis la base du PT et enfin certains « lulistes » », note un journaliste politique. « Gouverner le Brésil requiert trois choses, résume pour sa part l’économiste André Rebelo. Ecouter, dialoguer avec les parlementaires, faire des compromis. Elle n’a fait aucune des trois et a rendu le pays ingouvernable. »

Optimisme malgré tout

Dans les beaux quartiers de la mégapole pauliste, Flàvio Rocha, patron du géant du textile Riachuelo – une sorte de Zara brésilien, qui emploie 40 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros -, reçoit dans une villa arborée où il collectionne les grands crus, des oeuvres d’art cinétique et celles de l’artiste dissident chinois Ai Weiwei. Cet optimiste quinquagénaire continue d’investir malgré la crise : en 2014 et 2015, il a ouvert des dizaines de magasins. Le Brésil, il y croit ; en Dilma Rousseff, moins. « Il faut en finir avec le cycle des idées fausses, comme le blocage des prix de l’énergie imposée par Dilma. Sous son règne, Petrobras s’est surendetté au point de ne plus pouvoir investir. Si la chute libre actuelle se poursuit encore, le Brésil devra attendre jusqu’en 2028 pour retrouver son niveau de richesses de 2014. Songez que, dans certaines régions de Chine, le revenu des ouvriers a dépassé celui des Brésiliens. Heureusement, tout le monde a compris qu’il fallait qu’elle parte. Dès que ce sera fait, dit-il comme s’il s’agissait d’une formalité, un tas de gens qui retiennent actuellement leurs investissements vont à nouveau miser sur le pays. Regardez l’Argentine : la confiance peut revenir très vite chez nous aussi. »

Est-ce si sûr ? Déjà, Lula, aujourd’hui âgé de 70 ans, est reparti sur le terrain. Engagé à 100 % dans la bataille, il sillonne le pays, de São Paulo à Brasilia, en passant par le Nordeste, afin de remobiliser la base du PT. « Si Dilma tombe, des mouvements sociaux avec des blocages d’autoroutes sont à prévoir », estiment plusieurs observateurs.

A Brasilia, dans le palais présidentiel, le conseiller Marco Aurélio Garcia regrette de terminer sa carrière dans une telle ambiance. Cependant, il n’a pas perdu son sens de l’humour typiquement brésilien. Lorsqu’on lui demande comment le psychodrame national finira, il avoue son impuissance à prévoir l’avenir. Et pour cause. « Au Brésil, dit-il, le court terme dure deux heures ; le moyen terme, c’est la fin d’après-midi ; quant au long terme, cela n’existe pas. »

De notre envoyé spécial Axel Gyldén

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