© Eduardo Martino/documentphotography

Brésil : jours tranquilles dans les favelas de Rio

Adieu, les dealers et les combats de rue ! Dans plusieurs favelas, ces bidonvilles qui entourent la gigantesque cité, les policiers expérimentent avec succès une nouvelle approche, fondée sur la prévention et le dialogue. L’Etat est de retour. Pour le plus grand bonheur des habitants.

De tout là-haut, de la favela de Tabajaras-Cabritos (5 000 habitants), la vue sur la ville est époustouflante : au premier plan, la plage de Copacabana ; sur le côté, le Pain de Sucre ; plus loin, la baie de Rio de Janeiro… Hélas, depuis des lustres, ce panorama de rêve – unique privilège des humbles – a été gâché par la « guerre de la drogue » qui ravageait la Cité merveilleuse et qui continue, par endroits, de faire des dégâts. Une guerre ? Un western tropical, plutôt. Chaque jour que faisait le bon dieu, sous le regard indifférent du Christ du Corcovado, la police militaire lançait ses troupes de choc à l’assaut de curieux Apaches : des trafiquants de cocaïne, rarement âgés de plus de 20 ans, chaussés de tongs et vêtus de bermudas, qui régnaient en maîtres sur les centaines de bidonvilles perchés comme des citadelles imprenables.

La nouvelle tactique de l' »Eliot Ness brésilien »

Sous le soleil, des décennies durant, des coups de feu ont claqué. Le sang a coulé. Des dealers sont tombés. « Année après année, plusieurs fois par semaine, j’ai risqué ma peau dans cette guérilla urbaine inutile, raconte le capitaine Renato Senna, 33 ans, qui en a conservé une blessure par balle à la cuisse. On montait au front pour éliminer des trafiquants. Chaque fois, de nouveaux dealers avaient remplacé ceux qui avaient été tués ou appréhendés quelques jours auparavant… »

En 2010, cependant, la police de l’Etat de Rio de Janeiro a délaissé son approche sécuritaire et répressive pour adopter une politique préventive, grâce aux effectifs des unités de police pacificatrice (UPP). Un an après la création de cette police de proximité, qui s’abstient de rouler des mécaniques et de défourailler à tout-va, démonstration est faite que la méthode douce fonctionne. « A ce jour, 17 collines qui étaient des zones de non-droit ont été vidées de leurs trafiquants et pacifiées », se réjouit le directeur des polices de l’Etat de Rio de Janeiro, José Mariano Beltrame, 54 ans, qui, malgré son look d’ingénieur, mérite sa réputation d’Eliot Ness brésilien. La méthode de cet « incorruptible » tient en trois mots : occuper le terrain. « Par le passé, nos troupes spéciales réalisaient des incursions dans les favelas, puis se repliaient ; aujourd’hui, elles investissent les lieux et elles restent », explique-t-il. Après une première phase « musclée », la police de choc cède la place à une police nouvelle et « pacificatrice ». Sa mission : restaurer, ou plutôt instaurer, un lien de confiance avec la population. Et marquer, de manière visible, le retour de l’Etat dans des quartiers longtemps laissés à l’abandon. Parallèlement, José Mariano Beltrame a renvoyé un millier de policiers ripoux, sur un total de 50 000, soupçonnés de collusion avec les trafiquants de drogue.

D’ici au coup d’envoi du Mondial de football, l’objectif du gouvernement de l’Etat de Rio de Janeiro est de restaurer la loi et l’ordre dans 40 morros (collines). Le match d’ouverture aura lieu le 12 juin 2014 dans le mythique stade Maracanã, qui accueillera aussi, en 2016, des épreuves des Jeux olympiques. A cette date, un tiers des bidonvilles devraient être dotés d’une police de proximité.

Sur la colline de Tabajaras-Cabritos, le capitaine Senna entame une seconde carrière. « Depuis un an, ni moi ni aucun de mes policiers n’avons eu besoin de faire usage, ni même de dégainer, nos armes à feu », raconte ce commandant, dont la courtoisie et le flegme font oublier qu’il a passé une décennie à jouer aux cow-boys et aux Indiens avec des narcotrafiquants.

Des distributeurs de billets de banque dans la favela

Les dealers armés, qui tenaient le haut du pavé et toutes les positions stratégiques, ont disparu du paysage, remplacés par 120 policiers qui patrouillent en binômes dans le dédale de la favela. En conséquence de quoi les taxis osent à nouveau monter dans les favelas sans craindre d’être rackettés, voire kidnappés. Ils ne sont pas les seuls. Les services publics sont de retour. Ici, des ouvriers de la compagnie d’électricité rénovent les réseaux et installent des compteurs ; là, des camions-poubelles collectent les ordures. Ce climat de normalité favorise aussi le commerce, comme en témoigne l’apparition de distributeurs de billets de banque, par endroits, ou l’ouverture d’un pressing sur l’axe principal de la favela de Tabajaras-Cabritos. « Ma clientèle s’élargit maintenant à des clients du quartier limitrophe de Copacabana qui, quoique vivant à 150 mètres d’ici, n’avaient jamais osé mettre les pieds dans la favela », se réjouit Ana Lucia Reis, la blanchisseuse dont la success story est montrée en exemple dans la presse locale. Autre effet collatéral inespéré : là où les UPP sont implantées, les prix de l’immobilier ont augmenté de 50 % en un an. Mais le plus étonnant, dans les bidonvilles, c’est de croiser des femmes BCBG – tailleur de marque et collier de perles – comme Ana Cristina Madeira Nascimento, représentante de la puissante Fédération des industries de Rio de Janeiro (Firjan), laquelle finance des programmes de formations professionnelles (pour soudeurs, électriciens, plombiers, etc.) au sein même de la favela. « Dans un pays comme le nôtre, en pleine croissance mais qui manque de main-d’oeuvre qualifiée, il est indispensable d’aller à la rencontre des forces vives là où elles se trouvent », explique cette Carioca (habitante de Rio) qui de sa vie entière n’avait jamais eu l’occasion de voir une favela de près.
Fini la « prime Far West » !

L’impact de la pacification se fait sentir aussi dans les beaux quartiers : moins de violence dans les favelas, c’est moins de délinquance dans les arrondissements limitrophes (Ipanema, Leblon, Copacabana, Flamengo, Botafogo). Au reste, la géographie du crime brésilien change. Dans les métropoles du sud-est du pays (Rio de Janeiro, São Paulo), le taux d’homicide recule tandis que, dans le Nordeste (Salvador, Recife), il progresse.

Si l’avènement d’une police de proximité marque un tournant dans l’histoire de Rio, il constitue aussi une révolution mentale au sein de la police. La culture de la répression y était tellement ancrée que, dans les années 1990, une « prime Far West » avait été instituée afin de récompenser les flics les plus brutaux. « Autrefois, se souvient le capitaine Senna, lorsqu’un dealer était appréhendé, il était passé à tabac, ce qui augmentait la haine de la police parmi ses proches. Aujourd’hui, avant de déférer un jeune devant un juge, nous l’emmenons d’abord chez sa mère, à qui nous expliquons la procédure judiciaire. Elle apprend ainsi que nous respectons la loi et ne brutalisons pas son enfant. »

Fêtes de quartier et leçons d’arts martiaux

Les fils de Wanda Dias Neves, 59 ans, sont morts trop tôtà En 2005, ses deux garçons, Rogelio, 21 ans, et Fabio, 19 ans, mêlés au trafic de drogue, furent abattus par la police. « Si les UPP avaient existé voilà six ans, je suis certaine que mes enfants seraient encore vivants, dit-elle. Je les aurais incités à s’engager dans l’un de ces projets sportifs ou sociaux qui voient le jour ces temps-ci. A l’époque, personne ne pouvait imaginer que des opportunités seraient proposées à nous autres, habitants des favelas. »

De fait, les activités sportives et socio-éducatives se multiplient. « La confiance de la population se gagne aussi en jouant les éducateurs sociaux », reconnaît le capitaine Glauco Schorcht, commandant de l’UPP de la colline de Providencia, où se trouve la plus ancienne favela du Brésil, apparue en 1897. Afin d’établir un dialogue avec les jeunes, les policiers des unités de police pacificatrice dispensent, ou encadrent, des cours de ju-jitsu, de kick-boxing, de lutte. Ils proposent également des visites au musée de la police, des fêtes de quartier, des parties de football. « Et, une fois par mois, nous nous réunissons avec les principaux acteurs sociaux », poursuit le capitaine Schorcht. Lors des querelles de voisinage, ce dernier se transforme en médiateur de conflit. Un rôle autrefois dévolu au chef des trafiquants qui, dans la favela, avait tous les pouvoirs : celui de fermer une école pour organiser un bal funk et celui de condamner un traître à mort , comme en témoignent les cimetières clandestins découverts il y a peu dans plusieurs bidonvilles. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que 92 % des habitants des favelas approuvent les UPP (1).

Une année scolaire pas comme les autres

Les enfants sont les premiers bénéficiaires de la nouvelle politique de sécurité publique en vigueur. Sur la colline de Borel, réputée pour être l’une des dix plus dangereuses de Rio et où s’entassent 30 000 habitants, la population avait pris l’habitude de se calfeutrer à domicile avant la tombée de la nuit. Dans l’obscurité, plusieurs fois par semaine, les deux principaux gangs de la ville, le « Commando rouge » et les « Amis des amis », se disputaient à l’arme automatique le contrôle d’un terrain vague surnommé « la Bande de Gaza ». « Parfois, les coups de feu éclataient aussi à l’heure de la classe ou pendant la récréation », se souvient, émue, Lenita Vilela, directrice de l’école primaire, dont la façade porte la marque d’impacts de balles. La panique s’emparait alors des enfants, qui se jetaient sous les pupitres. « Elevés dans un univers de violence et parfois témoins d’exécutions sommaires, les gamins étaient fatigués psychiquement, incapables de se concentrer, agressifs, intolérants. La chose la plus insignifiante pouvait dégénérer en bagarre. »

Cette année, pour la première fois, ces écoliers ont goûté au luxe d’une année scolaire sans coup de feu. Et, quand ils grimpent au sommet, au lieu-dit Bande de Gaza, le dangereux no man’s land a été remplacé par un commissariat de police jouxtant un terrain de football en matière synthétique, flambant neuf. De là aussi, la vue est sublime.

(1) Sondage IBPS pour le journal O Globo, décembre 2010.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AXEL GYLDÉN

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