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Boris Cyrulnik: « Etre prisonnier du passé entretient la guerre » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Celui qui a vulgarisé le concept de résilience appelle à mener une réflexion sur l’histoire plutôt qu’à déboulonner les statues. La mémoire n’est pas une confrontation binaire entre le bien et le mal. La preuve par « France-Algérie. Résilience et réconciliation en Méditerranée », écrit avec l’auteur algérien Boualem Sansal.

Quelque soixante ans après la décolonisation, pourquoi les relations entre la France et l’Algérie, à l’image de celles entre la Belgique et le Congo-Kinshasa, ne sont-elles toujours pas apaisées ?

En Algérie, il existe un clivage entre les anciens et les jeunes qui s’opposent depuis février 2019 au régime à travers les manifestations du Hirak. Les premiers continuent à ressasser les récriminations, pas fausses, contre la France, et à utiliser le passé pour entretenir la haine. Les jeunes, eux, disent :  » Nous n’avons jamais connu la guerre contre la France, nos parents non plus, et nos grands-parents étaient enfants quand elle a eu lieu. Nous avons tous un membre de notre famille qui est devenu Français. Arrêtons d’être prisonniers du passé.  »  » Etre prisonnier du passé  » est l’expression que l’on emploie pour définir un syndrome psychotraumatique. Pour s’en débarrasser, il faut envisager d’autres projets. J’ai des enfants qui ont participé au programme européen Erasmus. Ils avaient des amis allemands ou autrichiens qui venaient à la maison pendant l’été. Lorsque je leur racontais qu’entre 1870 et 1950, Français et Allemands ont entretenu une haine qui s’est soldée par trois guerres, ils étaient ahuris. Cela leur paraissait incroyable. C’est la raison pour laquelle je parle de résilience en Méditerranée (1). Il faut se débarrasser du syndrome psychotraumatique pour établir de nouvelles relations comme le proposent les jeunes Algériens.

Si on veut régler nos comptes avec le passé, on a tous des statues à déboulonner.

Deux  » entreprises terroristes  » ont réussi dans l’histoire, écrivez-vous. Celle des sionistes qui a abouti à l’indépendance d’Israël et celle du Front de libération nationale (FLN) qui a conduit à l’indépendance de l’Algérie. Comment l’expliquez-vous ?

Elles ont abouti à un résultat mais, dans les deux cas, ce fut une victoire tragique. La victoire du FLN a provoqué le massacre des Harkis (NDLR : les supplétifs algériens engagés aux côtés de l’armée française en Algérie), les années noires de la décennie 1990 où les Algériens se sont entretués et probablement, la ruine d’un beau pays qui devrait être riche. On peut dire la même chose pour les sionistes. Ils ont certes obtenu le départ des Britanniques ; ce qui a conduit à la création de l’Etat d’Israël. Mais, là aussi, c’est une histoire tragique parce que la radicalisation a été telle que les Palestiniens ont refusé l’Etat que l’ONU leur accordait en 1947 et que s’en sont suivies les guerres israélo-arabes.

Boris Cyrulnik est réconforté par l'attitude des jeunes qui manifestent en Algérie : ils aspirent à dépasser les clivages du passé.
Boris Cyrulnik est réconforté par l’attitude des jeunes qui manifestent en Algérie : ils aspirent à dépasser les clivages du passé.© BELGAIMAGE

Vous affirmez que la violence est à l’origine de toute construction sociale. La violence peut donc être utile ?

La violence est à l’origine de la construction de toutes les sociétés. Elle a permis à l’espèce humaine de ne pas mourir. Quand il y a eu des glaciations, nous avons cessé d’être des chasseurs-cueilleurs. Nous n’avons pu survivre qu’en tuant de gros animaux et, les végétaux ayant disparu, en devenant des mangeurs de viande. Ces petits hommes et petites femmes ont inventé des armes, des codes de la chasse, des spécialités comme la taille des silex, la confection de colles pour les joindre à des bâtons et en faire des armes que l’on a retrouvées plantées dans le coeur d’animaux beaucoup plus grands et plus forts que l’homo sapiens ou l’homme de Neandertal. Et à partir de l’arme et de la chasse, ils ont amélioré l’usage du langage et créé la civilisation… Claude Lévi-Strauss, Sigmund Freud ou René Girard, tous les grands anthropologues affirment que la violence a été créatrice des sociétés.

Aujourd’hui, les avancées sociales se forgent-elles aussi par une forme de violence ?

En Occident, c’est la première fois que trois générations ne connaissent pas la guerre à la maison. Quand j’étais enfant, les professeurs nous disaient :  » Vous ne traverserez pas la vie sans connaître la guerre. Vous allez vous y préparer.  » Tous les garçons de mon âge s’entraînaient. Les riches allaient dans les salles de boxe pour apprendre la savate, la boxe française. Pour les pauvres, l’université, c’était la rue. Un garçon qui ne se battait pas était la honte de sa mère et de sa famille. Cela a disparu dans l’Occident européen où la violence n’est plus une valeur. Quand quelqu’un est violent, on appelle le médecin, le psychiatre, le psychologue… La violence n’est plus socialisante. Il s’agit d’un progrès récent et rare. Quand j’ai travaillé dans les Territoires palestiniens, les gosses disaient ne pas comprendre pourquoi on les encourageait à être violents en dehors, contre les Israéliens ou contre l’organisation palestinienne rivale, et pourquoi on les engueulait lorsqu’ils étaient violents à la maison.

Des événements comme l’épidémie de coronavirus que l’on a connue récemment peuvent-ils modifier ce rapport à la violence en Occident ?

Pour sauver des vies humaines, on a ruiné une énorme partie de l’économie mondiale. On aura donc probablement du mal à aider les pays pauvres. La famine risque d’y apparaître et on pourrait assister à un retour de la violence. Des élèves devenus professeurs de psychiatrie et de psychologie au Brésil m’ont raconté que dans les favelas où ils travaillent, l’espérance d’approvisionnement en nourriture, et donc de vie, était de 48 heures parce que, pendant le confinement, les transports étaient paralysés. Instantanément, la violence a été revalorisée auprès de certains garçons. On les a héroïsés quand ils ont attaqué les résidences de gens riches du bord de mer à Rio, distantes de quelques centaines de mètres seulement des favelas. La violence que nous combattons et qui prouve nos progrès sociaux, moraux et relationnels, peut réapparaître en quelques jours en cas d’épidémie.

En situation de chaos, on retrouve les processus archaïques de socialisation, dont la loi du plus fort.

Quel regard portez-vous sur le mouvement de déboulonnage de statues de personnalités liées à la colonisation ou à l’esclavage ?

Cela me ferait râler qu’une artère de ma ville s’appelle avenue Hitler. Je ne le supporterais pas. Je comprends cette réaction mais je pense qu’il faut se méfier de tous les intégrismes. La réalité est nuancée. Il n’y a pas d’un côté les gentils Algériens et de l’autre, les méchants pieds-noirs (NDLR : les Français et Européens envoyés pour coloniser l’Algérie), ou les gentils Français contre les sales Boches. Etre prisonnier du passé entretient la guerre. Si on veut régler nos comptes avec le passé, on a tous des statues à déboulonner. Les Arabes devraient supprimer toutes les statues chrétiennes parce que les chrétiens ont conduit les croisades et ont détruit de belles civilisations. Les femmes devraient détruire toutes les statues d’hommes parce qu’elles ont été entravées par eux pendant des millénaires. L’histoire de toutes les nations est sanglante et tragique. Alors, déboulonner les statues, c’est presque une preuve d’esprit totalitaire. Je me suis opposé à l’interdiction de Mein Kampf. Je pensais qu’il fallait publier le livre-programme d’Hitler, en même temps que sa critique, parce qu’il fait partie de l’histoire européenne et mondiale. Comment ce livre, que je trouve incroyablement stupide, a-t-il pu entraîner l’adhésion du peuple le plus cultivé d’Occident, les Allemands, et provoquer la tragédie mondiale que l’on a connue ?

(1) France-Algérie. Résilience et réconciliation en Méditerranée, par Boris Cyrulnik et Boualem Sansal, Odile Jacob, 266 p.
(1) France-Algérie. Résilience et réconciliation en Méditerranée, par Boris Cyrulnik et Boualem Sansal, Odile Jacob, 266 p.

Prônez-vous une contextualisation de ces statues et morceaux d’histoire ?

Si on continue à raisonner de façon binaire entre le bien et le mal, on favorisera la guerre des extrêmes. Et des extrêmes ne ressort que du malheur. Il est important de mener un travail de réflexion, de chercher à comprendre comment les Français en Algérie, les Belges au Congo ont pu se laisser embarquer dans cette opération coloniale. Parce qu’ils considéraient que le colonialisme n’était pas un crime et, probablement, parce qu’ils étaient soumis à un intégrisme religieux et économique. Dans son livre L’esclavage : quel impact sur la psychologie des populations ? (éd. Idem, 2018), le professeur antillais Aimé Charles-Nicolas exhume des archives où des esclavagistes français affirment qu' » il ne faut surtout pas supprimer l’esclavage parce que sinon, le prix du sucre va augmenter « . Les esclavagistes ont détruit un continent, tué des millions d’êtres humains, accompli un crime contre l’humanité pour faire en sorte que le prix du sucre ne soit pas trop élevé… C’est stupéfiant.

Vous vous inquiétez du fait que de plus en plus de dictateurs sont élus démocratiquement. Est-ce dû à la demande accrue d’ordre réclamé par certaines populations ?

Dans les périodes de chaos social, on voit apparaître un sauveur qui proclame  » Votez pour moi, j’ai la solution  » et qui propose de vous dire d’où vient le mal. Les Français si vous êtes Allemand, les pieds-noirs, si vous êtes Algérien, les juifs si vous êtes Européen. Ce mécanisme de bouc émissaire est la règle après une période de chaos. Alors le sauveur est élu démocratiquement parce qu’il a vendu de l’espoir. Mais c’est un escroc. Et il ajoute du malheur au malheur.

La période de crise sanitaire et de crise économique peut-elle déclencher le même type d’attitude ?

On parle de plus en plus des limites de la démocratie. Pour qu’elle puisse résister aux sauveurs-dictateurs, il faudrait que tout le monde apprenne à réfléchir et se comporte en adulte, ce qui est loin d’être le cas. En situation de chaos, il faut réagir vite et émotionnellement. Alors, on retrouve tous les processus archaïques de socialisation, notamment la loi du plus fort. Donc oui, le danger est bien là.

Bio express

1937 Naissance le 26 juillet à Bordeaux de parents immigrés juifs d’Europe orientale.

1983 Il publie son premier ouvrage, Mémoire de singe et paroles d’homme (Hachette, 301 p.).

1999Un merveilleux malheur (Odile Jacob, 256 p.).

2009 Il popularise la notion de résilience, notamment dans un livre d’entretiens, La Résilience (Le Bord de l’eau, 114 p.).

2019La Nuit, j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 304 p.).

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