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BHL et le « déclin de l’Occident »: un empire pour rien

Le Vif

Dans son nouveau livre, L’Empire et les cinq rois (1), Bernard-Henri Lévy dépeint une Europe et une Amérique défiées par cinq puissances émergentes. Il déplore le renoncement à l’interventionnisme des Etats-Unis, sous Trump comme sous Obama.

Vous développez dans votre livre l’idée que le vrai drame de l’Amérique n’est pas que Trump ait remplacé Obama mais que l’un comme l’autre aient oublié Virgile…

Exactement. L’une de mes thèses est que l’Amérique a été fondée par des latinistes qui connaissaient par coeur L’Enéide de Virgile ; qu’ils avaient le sentiment, ces pères fondateurs férus de latin, d’être les héritiers d’Enée fuyant les ruines de Troie et traversant les mers pour réinventer Troie à Rome ; sauf qu’eux, c’est la vieille Europe qu’ils fuyaient, dont ils sauvaient les plus précieux vestiges et qu’ils allaient faire fructifier plus à l’ouest, toujours plus à l’ouest, sur les terres promises de la Nouvelle-Angleterre. La vraie crise de l’Amérique est là. Dans cet oubli de l’héritage européen. Avec, face à elle, ces cinq puissances que sont la Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie et les pays arabes protecteurs et propagateurs de l’islamisme radical.

Le flux ininterrompu de migrants est moins dû à
Le flux ininterrompu de migrants est moins dû à  » l’intervention militaire en Libye qu’à la non-intervention en Syrie « .© H. AMARA/REUTERS

Vous les appelez les « cinq rois »…

C’est cela. Et c’est le vrai défi qu’affronte aujourd’hui l’Occident. Ils sont agressifs. Belliqueux. Ils affirment leur illibéralisme avec arrogance et provocation. Et, quand ils s’inspirent de nous, l’Occident, c’est pour nous emprunter le pire. Sait-on seulement que l’Iran, par exemple, se nomme ainsi en raison d’un coup d’Etat sémantique voulu par les nazis ? Ce sont eux qui, en 1935, ont poussé la Perse à cesser de s’appeler la Perse pour s’appeler donc l’Iran, c’est-à-dire, littéralement,  » le pays des Aryens « . Ce sont eux qui ont mis dans la tête des Perses cette horreur, fondée sur des théories racistes qui glorifient le rameau indo-européen, qui dure jusqu’aujourd’hui. Et, quand on rappelle cela, quand on débusque ce  » lièvre  » historique, quand on exhume ce fond national-socialiste qui sert toujours de décor au régime des ayatollahs, il y a tellement de traits du  » fascislamisme  » qui, soudain, deviennent clairs ! Voilà ce qui m’intéresse.

En 2011, vous avez influé de manière décisive en faveur de l’intervention militaire en Libye. Rétrospectivement, quel désastre ! Personne ne songe à défendre le système Kadhafi, mais à son élimination ont succédé la guerre des factions et un flux ininterrompu de migrants…

Objection ! Ce flux ininterrompu de migrants n’est, que je sache, pas libyen mais syrien. Ce qui l’a engendré, c’est moins l’intervention militaire en Libye que la non-intervention en Syrie…

Donc, vous ne regrettez rien ?

Rien de rien ! Cette guerre a été à l’honneur de la France. Et elle a empêché la Libye de devenir une autre Syrie – c’est-à-dire un pays vraiment cassé, vraiment dévasté, avec une population entièrement déplacée, réfugiée, vidangée…

Nicolas Sarkozy, votre ami, a maille à partir avec la justice au sujet d’un financement supposé de sa campagne électorale de 2007 par le régime de Kadhafi. N’est-ce pas une ombre de plus sur votre action en Libye ?

Il y a deux sujets différents. D’abord, l’Histoire avec un grand H. C’est La Fable des abeilles, de Mandeville, étendue à la géopolitique : quelles que soient les motivations des protagonistes, un acte juste demeure un acte juste ; et rien n’effacera le fait que l’Occident en général, et la France en particulier, ont fait, là, trois grandes choses. Arrêter un massacre. Détruire une dictature. Et, peut-être plus important encore, cette grande première historique dans nos relations avec le monde arabe : un Occident qui, pour une fois, prenait le parti des peuples et non celui des tyrans…

Et le deuxième sujet ?

Je ne suis ni juge ni journaliste. Mais je trouve cette histoire parfaitement invraisemblable. J’ai, pendant ces six mois de guerre, été en contact constant avec Sarkozy. En vertu de quelle logique un homme ayant au-dessus de la tête une telle épée de Damoclès aurait-il livré une si longue guerre, avec une telle ténacité ? Et comment comprendre que Kadhafi, qui aurait eu cette arme absolue entre les mains, ne s’en soit pas servi pour, prenant l’opinion internationale à témoin, tout arrêter ?

Les « cinq rois » (Russie, Chine, Iran, Turquie, pays arabes) affirment leur illibéralisme avec arrogance et provocation

Il l’a fait !

Oui. Son fils aussi. Mais dans les premières heures de la crise. Et jamais depuis. Alors que, je vous le répète, les télévisions du monde entier étaient à Tripoli, à 100 mètres de son palais, et auraient, bien évidemment, sauté sur la nouvelle ! Imaginez une seule seconde le faux de Moussa Koussa (NDLR : l’ex-chef des services de renseignement extérieur de la Libye) produit par CNN au moment où les avions français stoppaient les chars autour de Benghazi, Brega ou Misrata… La guerre était finie. Kadhafi était remis en selle. Et les  » rivières de sang  » coulaient pour de bon…

En tout cas, la France et ses alliés ont eu tort de ne pas assurer le suivi démocratique après l’intervention militaire…

Oui. Ce fut notre erreur. Et j’ai été le premier à le dire. Mais ce n’est pas parce que l’on n’a pas fait assez qu’il ne fallait rien faire du tout. Je vous le répète : ce que j’appelle, dans mon livre, la longue guerre contre le cynisme et pour la fraternité, contre le souverainisme et pour l’internationalisme vrai a connu là sa première vraie victoire.

Dans leur grande majorité, les opinions publiques occidentales sont devenues hostiles au principe d’une intervention militaire dans les conflits en cours. Que leur répondez-vous ?

Que je n’ai, moi, à ce point de ma vie, qu’un remords. Qu’il n’y a qu’une chose dont je pourrais demander pardon aux générations futures. Et c’est, je vous l’ai dit, de n’avoir pas su convaincre qu’il fallait intervenir militairement en Syrie. 400 000 morts, plus de douze millions de réfugiés, la moitié de la population déplacée, Daech partout : voilà notre défaite, voilà notre honte, voilà le vrai suicide des démocraties. Comme toujours.

La démocratie ne consiste-t-elle pas à tenir compte des opinions publiques, même si elles restent rétives ?

En tenir compte, bien sûr. En être l’esclave, sûrement pas. Il y a aussi, dans ce que je nomme l' » empire « , une dictature de l' » opinion « , une tyrannie du  » peuple « .

(1) L'Empire et les cinq rois, Bernard-Henri Lévy, Grasset, 288 p.
(1) L’Empire et les cinq rois, Bernard-Henri Lévy, Grasset, 288 p.

Justement, ce qui a changé la face du monde est que l' »empire », en l’occurrence les Etats-Unis, a décidé de ne plus être interventionniste. N’êtes-vous pas un peu seul à le regretter ?

Peut-être. Mais c’est, pour moi, le phénomène le plus énigmatique et le plus désastreux du moment. Et de ce point de vue, je vous le répète, Barack Obama et Donald Trump sont les deux faces de la même monnaie. Si l’Amérique devait durablement tourner le dos à sa vocation originelle, il n’y aurait plus que l’Europe pour reprendre le flambeau des démocraties. Mais le ferait-elle ? Cette incertitude, je l’avoue, me terrifie.

L’Europe connaît un accès d’illibéralisme avec la montée des populismes. Reflètent-ils le déclin de l’Occident, ou un besoin de frontières ?

Sans doute les deux. Mais le fond de l’air est quand même celui du dégagisme, de l’antiélitisme, du défaitisme culturel et de la lassitude démocratique. Le vrai  » déclin de l’Occident « , c’est ça : quand, comme au Kurdistan, nous ne sommes plus capables de défendre nos propres valeurs.

Qu’aurait-il fallu faire pour les Kurdes, vaincus par les Turcs à Afrin, en Syrie ?

Erdogan est un maître chanteur. Mais c’est aussi un tigre de papier. Il était possible de lui dire  » stop « . Mais il y aurait fallu une intrépidité churchillienne.

Personne, ni sur le plan local ni sur le plan international, ne semble pour l’heure vouloir d’un Etat kurde. Votre combat pour cette reconnaissance a-t-il encore un sens ?

Eh bien, c’est une honte ! Jadis, on discutaillait de savoir si cette Turquie avait ou non sa place en Europe. Aujourd’hui, on aurait dû, on devrait, ouvrir l’autre débat : a-t-elle toujours, vraiment, sa place dans l’Otan ? Croyez-moi : cette perspective d’être expulsé de cette alliance stratégique aurait beaucoup calmé les ardeurs criminelles d’Erdogan.

Quelle est votre vision plus globale du Moyen-Orient ? Est-elle celle d’une division de la région entre Etats communautaires, qui ferait les affaires d’Israël ?

Zappez une bonne fois les bavardages des complotistes ! Je plaide, au Moyen-Orient, pour une solution infiniment moins tortueuse.

Laquelle ?

Appuyer, autant que faire se peut, les forces démocratiques. D’où l’urgence d’un Kurdistan indépendant qui deviendrait, après Israël, le deuxième Etat démocratique de la région. Vous savez, les prétendus  » réalistes  » sont souvent les vrais irréalistes. Je les connais bien. Depuis des décennies, à l’étouffée des chancelleries, ils se rengorgent de la  » stabilité  » des dictatures. Quelle stabilité, franchement ? L’autoritarisme et la tyrannie, c’est toujours, et partout, l’injustice, mais aussi le désordre et la guerre.

Propos recueillis par Alexis Lacroix et Christian Makarian.

Bio express

1948 : Naissance le 5 novembre à Béni Saf (Algérie).

1977 : Publie La Barbarie à visage humain (Grasset).

1979 : Le Testament de Dieu (Grasset).

1980 : Participe à la fondation de l’ONG Action internationale contre la faim.

1981 : Parution de L’Idéologie française (Grasset).

2011 : Son soutien à la rébellion contre Mouammar Kadhafi contribue à l’engagement de la France dans la guerre de Libye. Parution de La Guerre sans l’aimer (Grasset).

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