" L'idéal médical est de nous faire vivre dans un monde totalement aseptisé ", selon Bernard-Henri Lévy qui y voit un grave danger. © BELAGAIMAGE

Bernard-Henri Lévy: « La mondialisation est globalement positive » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Bernard-Henri Lévy répond, dans « Ce virus qui rend fou », à ceux pour qui le monde d’après impliquera plus de barrières et moins de mouvements. Il plaide pour une solidarité réfléchie au-delà de la solidarité de l’émotion.

Un après-crise du Covid-19 sans la pensée de Bernard-Henri Lévy eût révélé une forme de manque en France. Le philosophe s’est donc fendu d’un essai sobrement intitulé Ce virus qui rend fou (1). Il y exprime la crainte qui l’a gagné devant la montée du  » pouvoir médical  » arrêté in extremis par l’autorité républicaine et devant le triomphalisme des  » jvouslavaisbiendistes « , qu’ils soient écologistes, souverainistes ou antimondialistes.  » C’est, d’ailleurs, bien la première fois que l’on voyait tout ce que la galaxie de l’ultragauche compte d’esprits critiques applaudir à un état d’urgence « , ironise l’auteur. Rencontre avec BHL, qui juge qu’il faut résister, coûte que coûte, à ce vent de folie qui souffle sur le monde.

Le rôle que les scientifiques ont joué dans la crise sanitaire vous fait-il craindre un affaiblissement des politiques, déjà décriés ?

C’est dans l’autre sens que ça fonctionne. C’est parce que le politique est affaibli et que sa parole a perdu de son crédit que l’on a appelé les médecins à la rescousse.

Ce renversement peut-il conduire à l’émergence d’une doctrine hygiéniste dans nos sociétés ?

Bien sûr. Une phrase du Talmud dit que  » le meilleur des médecins ira en enfer « . Si on le laisse aller au bout de lui-même, l’idéal médical est de supprimer la maladie, de nous faire vivre dans un monde totalement aseptisé. Donc, c’est l’hygiénisme. Il restera quelque chose de cette intervention massive des médecins dans le débat politique. L’hésitation que nous avons encore à nous serrer la main est une séquelle de la crise que nous venons de traverser. Combien de temps cela va-t-il durer ? Pour moi, le serrement de mains est un geste magnifique, un beau signe de fraternité, d’accueil, d’hospitalité et d’ouverture à l’autre.

Vous indiquez néanmoins dans votre livre que ces mesures étaient nécessaires…

Il fallait sans doute en passer par là. Mais il faut faire le bilan des effets sociétaux collatéraux de la crise sanitaire et leur déclarer une guerre impitoyable. Quand l’épidémie sera réellement derrière nous, il faudra, par exemple, proscrire l’usage du masque. La peur est quelque chose de terrible. On a tellement fait peur aux gens qu’il y en a qui vont continuer à le porter alors que Bruxelles ou Paris sont des villes où il est souhaitable que les gens se fassent face à visage découvert.

La pensée dominante de l’après-coronavirus va-t-elle consister à dire que la mondialisation est globalement négative ?

Je le crains et ce serait un recul considérable parce que la mondialisation est globalement positive, y compris pour faire avancer la médecine, contribuer à la production de vaccins et nous guérir des coronavirus. C’est par la globalisation que l’on y arrivera et pas l’inverse.

Pour BHL, il faut promouvoir une solidarité pensée pour évaluer, par exemple, le coût pour le Bangladesh de l'arrêt de l'importation de chemises par l'Europe.
Pour BHL, il faut promouvoir une solidarité pensée pour évaluer, par exemple, le coût pour le Bangladesh de l’arrêt de l’importation de chemises par l’Europe.© GETTY IMAGES

Certains se sont-ils trompés de combat lors de cette crise sanitaire ?

Cela fait des millénaires qu’il y a des épidémies, plus graves que celle-ci, et la mondialisation n’existait pas. Cela veut dire quoi ? Incriminer les malheureux touristes qui, enfin, au xxie siècle, ont l’audace d’aller visiter les temples d’Angkor et faire d’eux les vecteurs de la maladie est idiot et immonde. Les virus ont toujours existé.

Qu’est-ce qui vous agace chez les collapsologues ?

Il y a toujours eu des gens pour craindre la fin du monde ou pour en rêver, je le sais. C’est une opinion comme une autre. Mais nous l’imposer à coups de marteau comme ils l’ont fait pendant cette période du confinement est insupportable. La planète entière a été saisie d’une peur irrationnelle : le retour de la peste bubonique chez les plus savants ; et quelque chose ressemblant à la fin du monde chez les esprits les plus irrationnels.

L’extrême droite peut-elle tirer profit électoralement du regain d’intérêt exprimé, à la faveur de cette crise, pour le souverainisme industriel, les relocalisations… ?

Bien sûr. Le fameux monde d’après qui est en train de surgir se dessine avec plus de frontières, plus de barrières, moins de mouvements, moins de migrations et des mises en accusation des politiques devant les tribunaux. Ce sont tous les thèmes du populisme.

Une certaine convergence entre extrême droite et extrême gauche a-t-elle été confortée par cette crise ?

Elle s’est faite pendant la crise. Extrême droite et extrême gauche ont dit la même chose. En France, Philippe de Villiers ( NDLR : ancien député, souverainiste de droite) et Bruno Latour ( NDLR : anthropologue et philosophe des sciences) ont eu un discours similaire. A savoir :  » On a exagéré, on est puni.  » Ou bien :  » On a martyrisé la terre ; la planète se venge.  »

Que pensez-vous du reproche fait au philosophe Michel Onfray de fédérer l’extrême droite et l’extrême gauche dans son média Le Front populaire ?

Ce n’est pas un reproche, c’est un fait, c’est son projet. Je trouve cela triste. Ce n’est pas le Onfray que j’ai connu. Je ne comprends pas la démarche. Et elle me semble, évidemment, très périlleuse.

Le philosophe et historien Marcel Gauchet a estimé que le fait que l’on ait sacrifié le fonctionnement normal de la société pour un nombre assez limité de malades prouvait bien que le principe de solidarité était entré dans l’esprit de nos dirigeants. N’êtes-vous pas plus circonspect sur cette solidarité ?

Il a raison. Cela prouve que le principe de solidarité est bien ancré dans les esprits. Une solidarité à court terme, de l’immédiateté, de l’émotion. C’est déjà ça. Mais il faudrait maintenant une solidarité mieux pensée. Mieux réfléchie. En songeant aussi, par exemple, au prix, en matière de rupture de solidarité, de la mise à l’arrêt des économies. Par exemple, qu’est-ce que cela coûte au Bangladesh quand on arrête d’acheter des chemises de cette provenance en France ? C’est bien de penser en termes de solidarité mais c’est une pensée nécessairement complexe. Pour revenir au début de notre entretien, le problème n’est pas que l’on ait fait parler les médecins. C’est que l’on n’ait fait parler que les médecins. On aurait dû écouter aussi des économistes, des syndicalistes, des psychologues…

Bernard-Henri Lévy:

Vous écrivez que pour la première fois depuis un siècle, le monde vivait une grave crise et n’attendait rien des Etats-Unis. Quelle est la conséquence de cette forme de renoncement américain ?

Les conséquences sont terribles parce que la nature politique, comme la nature tout court, a horreur du vide. Et si l’Amérique se désengage, cela veut dire que la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie, ces vieux empires, occupent l’espace. C’est ça le prix à payer.

Ce qui signifiera un recul sur les droits de l’homme, sur le respect de l’Etat de droit ?

Oui, parce que l’Amérique, avec tous ses défauts, est une démocratie. Sa puissance militaire garantissait nos démocraties. Et le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine ne sont pas des démocrates. Ce sont des autocrates qui traitent à domicile leurs démocrates comme des chiens et qui sont prêts à traiter à peu près de la même manière les démocrates à l’extérieur de leurs frontières. Ce repli de l’Amérique est la porte ouverte à toutes les tyrannies.

Est-ce un mouvement circonstanciel lié à la personnalité du président actuel et, dès lors, cela peut-il changer à l’issue de l’élection du 3 novembre prochain ?

C’est un mouvement de fond qui a commencé bien avant Trump. Il a débuté au moment où, en vérité, l’Amérique a commencé à laisser se distendre son lien spirituel, philosophique à l’Europe. C’est le fait de l’extrême gauche autant que de l’extrême droite. Toute la pensée communautariste et identitaire sur les campus, c’est à cela qu’elle vise : à  » déseuropéiser  » l’Amérique. Tout ce qui consiste à  » déseuropéiser  » l’Amérique, déjà avant Trump, tend à la désengager du monde. Cela dit, Donald Trump est une catastrophe et porte une responsabilité immense dans l’accélération du processus.

En France comme en Belgique, le déconfinement s’est accompagné de manifestations des mouvements antiracistes, dans la foulée du meurtre de George Floyd, et du personnel soignant. Les comprenez-vous ?

Enfin, le peuple se réveille. La manifestation en soi est formidable. Maintenant, il faut voir ce qu’on dit dans ces manifestations. Quand les soignants défilent, c’est magnifique. Quand leurs manifestations sont piratées par des Black Blocs et des casseurs, c’est atroce, cela brise le coeur. Quand les antiracistes portent le deuil de George Floyd, c’est bien. Quand le deuil est détourné par les Indigènes de la république ( NDLR : mouvement puis parti politique se définissant comme  » décolonial  » mais accusé lui-même de racisme) ou les islamistes anti-israéliens, c’est tragique. Qu’est-ce qu’avaient à faire dans une manifestation pour George Floyd des banderoles pour la Palestine ?

Etes-vous optimiste ou pessimiste sur le  » monde d’après  » ?

Le monde d’après, j’y travaille depuis cinquante ans. Je ne découvre pas le monde d’après parce qu’un virus m’a parlé. J’espère juste que ce rêve du monde d’après ne sera pas, là encore, terni par des expérimentateurs à courte vue qui rêvent de faire de l’humanité leur laboratoire pour des expériences absurdes, insensées ou criminelles.

Quelles sont les lignes directrices de votre monde d’après ?

Plus de droit, plus de fraternité, moins de violences, plus de proximité entre les humains et certainement pas donc, plus de virtuel ou plus de télétravail et autres télébidules…

Ce virus qui rend fou, par Bernard-Henri Lévy, Grasset, 110 p.

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