© Jimmy Beaulieu

Bateau ivre: Guillermo Guiz à bord d’une croisière électro

Guillermo Guiz

Pendant deux jours et trois nuits, 4000 fêtards se sont retrouvés pour la première édition de The Ark, croisière électro en forme d’expérience totale. Immersion avec notre envoyé spécial Guillermo Guiz, humoriste et chroniqueur radio.

« Heu… T’es sûr? Je te connais, tu vas revenir épuisé, c’est pas l’idéal pour démarrer la saison », s’était surprise ma productrice. « T’inquiète, je vais la faire calme, c’est pour le boulot! » Je n’ai pas regardé dans les yeux quand j’ai menti. Alors ça ne compte pas. La vérité, c’est que j’avais envie depuis un moment d’aller tremper mon corps de vieux fêtard décati à The Ark, édition numéro 1. « Quatre jours enfermé à devoir danser avec des Hollandais bodybuildés, avait ironisé un de mes potes DJ. Même si on me paie, j’y vais pas. » D’accord. Mais moi, ça me chipotait quand même, ce truc de croisière électro, moi et 4.000 foufous prêts à festoyer deux jours et trois nuits, de Barcelone à Barcelone, en passant par Marseille et Ibiza. De toute façon, je vais la faire calme. C’est pour le boulot.

« You look like Tom Cruise! »

Nom de Dieu, quel gros bateau, dis! Au port de Barcelone, c’est ce que m’inspire cette immense bestiole de luxe, le Freedom of the Seas, ex-plus grand paquebot au monde. Appréhension: ma dernière expérience en eaux salées date de l’Afrique, et j’avais failli mourir, genre vraiment – si tu souhaites plus de détails sur cette anecdote, devenons amis et je te raconterai. Heureusement, le rafiot de la Royal Caribbean, petite ville sur mer, a l’air droit dans ses bottes. Quatorze étages, des magasins, un casino, des restaurants, des ascenseurs et plein de chambres desservies façon The Shining par d’interminables couloirs en tapis plain. A l’américaine. Un peu, c’est kitsch. Un peu, c’est fascinant.

Le personnel de bord, en règle générale, provient d’Asie du Sud-Est. Et contraste brutal avec les festivaliers, blancs à de rares exceptions près. « You look like Tom Cruise! » me sort un serveur. Ça doit fatiguer l’esprit de bosser sur un bateau… Merci pour la pizza gratuite, cela dit, peut-être la grande idée de The Ark. Tout est gratuit, à part ce qui est payant – essentiellement l’alcool, comme par hasard. Rendez-vous dans 250 dollars (oui, on paie en dollars). Vers 18h30, le paquebot s’active, direction Marseille. Ça y est, ça tangue et les premiers beats s’échappent du 11e où, sur la main stage en plein air, un DJ-booth en forme d’arche pointe le nez sur une paire de piscines. Fais-moi confiance: ici, dans pas longtemps, ça va se débaucher. Parce que les gens ne sont pas encore cuits, mais le beurre est déjà dans la poêle. Pour les bains bulles, c’est maintenant, après, je le sens, ils seront souillés par le démon.

La bonne nouvelle, c’est que l’affiche a de la gueule. Là, par exemple, l’excellent Richy Ahmed crache le feu pendant que des mecs déguisés en girafes s’adonnent à une espèce de cérémonie d’ouverture. Le temps est couvert, mais le son est limpide: c’est l’avantage des sauteries en pleine mer, les voisins sont conciliants, le poisson n’appelle pas la police. J’ai faim.

Du coup, avec le photographe londonien Matt Stuart, on teste le buffet, long comme une petite avenue. Tout est possible, manger léger, manger lourd, manger le meilleur, manger le pire. Métaphore du line-up. Sifflets au bec, grimage de marins, une parade de gens bruyants interrompt le repas: c’est la fête, t’as compris? J’ai compris, t’inquiète, mais laisse-moi le temps de me mettre dans l’ambiance. J’ai soif.

Cette nuit-là, je mate le set incroyable (tout le monde vous le dira) de Claptone et son masque de Blanc Moussi invité dans le château d’Eyes Wide Shut. Je tombe sur une animatrice de RTL. Belle comme tout. Puis sur la légende techno Sven Väth, qui joue trop dur pour moi. Sur une fille épatante, aux seins siliconés barrés par quatre sparadraps noirs. Sur un habitué des nuits anversoises, qui m’ânonne: « La fête s’éteint là. Soit faut aller à la scène techno, mais sans drogue, ça ne sert à rien. Soit il faut aller dormir. » Il est 4 heures. La techno me tape sur le système. La drogue ne fera pas de moi un homme meilleur. Mais aller dormir n’est pas une option. Je trouve des solutions.

Bateau ivre: Guillermo Guiz à bord d'une croisière électro
© Jimmy Beaulieu

« J’ai la fête dans l’âme »

Vendredi, 11 heures. Amarré, le Freedom of the Seas regarde Marseille de haut. Certains en profitent pour visiter la ville. D’autres préfèrent comater in situ. Sur quelques tables collées à la piscine, déjà du champagne. Déjà de la vodka. Je ne jette pas la pierre. Mais le magnum de Belvédère à midi, c’est quand même un peu trop gaulois pour moi.

Ça chauffe doucement dans les oreilles, le soleil rougit des peaux, en dore d’autres, le DJ tape l’euphorisant Mir a Nero de Michel Cleis, puis le cérébral Scala d’Agoria. Là, je dis oui. Du bon son, des bons rayons, du bon Méditerranée. Y’a quand même plus ingrat sur Terre. Ah oui, les gens sont moins ostensiblement beaux qu’à Tomorrowland. Et en moyenne bien plus vieux aussi. Deux petits jours et trois grandes nuits à 600, 1.000 ou 1.500 euros par tête, hors alcool, faut les avoir dans le portefeuille.

Regarde Franz, par exemple. Le crâne luisant, 58 ans, un bide remarquable sous un tapis de poils souples. Sur le transat d’à côté, fortuitement, deux jeunes femmes aux formes époustouflantes. Contraste. « J’ai la fête dans l’âme, mais je ne prends jamais d’alcool, ni de drogue, ni de cigarette. » Il est bien heureux d’y être, sous le soleil. Qui n’est pas heureux d’y être, d’ailleurs? On trouve de tout, sur l’Arche. Bandes de copines apprêtées, bandes de copains castagneurs, enterrés de vie de garçon, jeunes et vieux couples, instagrameuses à 100.000 followers, gamins aux économies saignées, professionnels de la fête bling-bling, blasés-chic des nuits anversoises, patrons de boîtes à Ans, BV’s et clubbeurs opportunistes déguisés en journalistes (coupable). Alors certes, le tape-à-l’oeil frémit, le muscle est conseillé, le tribal est un plus, les gens hurlent souvent quand ils parlent: niveau sophistication, on n’est pas à Brooklyn. Peu importe.

Ah oui, je ne t’ai pas encore présenté Arne. Arne a un look fantastique. Cheveux gris, une belle mi-longueur. Le corps de Jacques Séguéla en mieux entretenu. Un moule-bite rouge à la Christian Clavier, 62 ans. Qu’est-ce qu’il fait là? Il a offert ce voyage à sa femme pour leurs 25 ans de mariage. C’est un fêtard invétéré depuis toujours, même qu’il sort aussi dans les clubs échangistes. Ça, je ne lui ai pas demandé. C’est Arne qui m’a dit. Et Arne, quand il parle de l’échangisme, faut le laisser se faire plaisir. « On connaît trente couples ici! » Je te promets, j’en ai vu d’autres, mais bon, l’échangisme à 60, je n’ai pas encore le cuir assez dur. J’ai peur.

C’est le capitaine qui vous parle. Il faut sortir de mon bateau maintenant!

Vers 18 heures, Henri PFR démarre son set, main stage. Visage poupon, charmant garçon, la comète belge a l’innocence touchante. Et fait plaisir à voir, micro en main, bras en l’air, même si ce qu’il joue agresse un peu ma vieille sensibilité. A quelques mètres de lui, un groupe de Hollandais, tout musclés, tout bronzés, tout gominés, fait du chambard dans un bain bulles, asperge qui s’approche, bombe le torse, pousse des cris. C’est aussi ça, The Ark, ce genre de mecs-là. Mais comme nous tous, ils sont des chosen ones, membres hétéroclites d’une communauté encore artificielle. Quand je demande à l’organisateur Tijs Vandenbroucke, ancien de Tomorrowland, si la surabondance d’alcool et de testostérone n’a pas la violence immanquable, il me répond, tel quel: « Quand tu es un chosen one, tu ne viens pas ici pour te battre. » Je vois ce qu’il veut dire. Et dans les faits (pas vu une bagarre…), il a raison. Mais son histoire d’élus me fout le cafard.

Pour pas longtemps, parce que cette nuit-là, je retrouve Henri, mon tout nouveau copain. Pour se lancer, on gratte la vodka des backstages. Et on s’échoue au 5e. Très attendu, le set chirurgical de l’Allemand Henrik Schwarz bastonne juste ce qu’il faut. Imparable. Henri me dit: « Tu vois cette fille? Elle pèse à fond sur Instagram. » Mystère. Ces gens ont des bouilles d’enfants et des dizaines de milliers de followers. Qu’est-ce que je foutais quand j’avais 20 ans? La nuit s’échappe. Dans une petite salle, une fille rayonne de bonheur, son sourire illumine la pièce, ses yeux réconcilient avec tout. Merci mademoiselle. Plus tard, le stade intérieur du 3e étage ramène quinze piges en arrière: la légende Roger Sanchez s’arrête, la légende Felix da Housecat, reprend. Ensuite, je me rappelle qu’à un moment, il a été 6 heures.

« Vous êtes les chosen ones… »

Bateau ivre: Guillermo Guiz à bord d'une croisière électro
© Jimmy Beaulieu

Samedi, début d’après-midi. Devant le Freedom of the Seas, un chien pisteur attend le retour de celles et ceux qui, par hasard, seraient malencontreusement tombés sur un dealer en se baladant à Ibiza (c’est vite arrivé, à Ibiza). Pas envie de bouger du transat, en ce qui me concerne: oui, j’y crois encore, à mon bronzage. Mon bronzage moins, manifestement. En chaise roulante et bikini rose fluo, la jeune dj-jette hollandaise LOT me raconte qu’elle s’est blessée en montant sur le bateau. Moche. « Ça gâche un peu le truc, mais c’est une sacrée reconnaissance pour moi de pouvoir performer ici. » Quand elle se met à jouer (bien) tech-house pour la pool party, la pool est là, la party pas vraiment, les chosen ones déambulent toujours à Ibiza. Sous le soleil, presque seul sur la piste, je finis par quitter le tee-shirt, toute honte bue. Je sais, tu me juges. Mais comme disait Ron Burgundy, « When in Rome… »

Faut tenir. Exténué, Matt le photographe s’écroule comme un scout dans la cabine à 21h30. Moi, je bataille. Pour aller voir Cassius, premier clou du cercueil final. Quand Zdar et Boombass débarquent dans le DJ-booth clope en bouche, ils ont l’air claqués. Claqués mais classe. Gentiment, un jeune mec me demande s’il peut siphonner mon fond de vodka pour prendre sa pilule d’ecsta. T’es fou, laisse ma vodka, on ne touche pas à ma vodka. Trop fort, ce chien pisteur. Cassius joue propre, Cassius joue fort, mais sans folie. Changement dans les baffles: ça faisait longtemps que j’attendais de voir 2 Many DJ’s. Et c’est comme tout le monde m’avait dit: fédérateur et jouissif. J’ai sommeil.

Bon, là, on y est. Il est 2 heures, le 11e déborde. Sous les étoiles, Martin Solveig prend la main. Cocasse: le Français rate des mixes. A son âge, dis! Un ami DJ m’expliquera: « Il paraît que les plus grands font des erreurs de mix exprès, pour qu’on ne les accuse pas de jouer en playback. » N’empêche, quand même… Martin quoi! Cela dit, technique bancale ou pas, Solveig a suffisamment de bouteille pour ambiancer une foule. A 3h15, dernier morceau. Une voix se lance dans les haut-parleurs, en anglais: « Vous êtes les chosen ones… Vous reviendrez l’année prochaine, pas vrai? » Qui sait?

En attendant, les guerriers de l’apocalypse se ruent sur les dernières scènes, mais à 4 heures, les platines lâchent toutes l’affaire, définitivement. Pas loin après, il faudra quitter le navire. « Tu n’as pas une after dans ta chambre? J’ai une bouteille de Dom Pérignon », me lance un gros type à casquette de marin. Ça beugle dans les couloirs, pure colo de vacances, tout le monde s’achève où il peut. Anarchie! Je dors 40 minutes. A 6h45, le capitaine introduit sa voix d’autorité dans les cabines: « C’est votre capitaine qui vous parle, il faut sortir de mon bateau maintenant! (grosso modo, mais c’est l’impression que ça fait). » Le message, dit très fort, revient comme l’enfer, toutes les cinq minutes. The Ark et ses élus doivent laisser le Freedom of the Seas au port de Barcelone. La croisière est finie. C’est fini. Au revoir, bateau, t’étais rigolo.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire