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Avec les derniers chrétiens de Libye

Nouveau sanctuaire du terrorisme international, la Libye est plongée dans le chaos depuis l’intervention de l’Otan en 2011. Les derniers chrétiens du pays vivent sous une menace permanente. Pendant dix-huit mois, le père Rézeau a partagé leur quotidien. Il vient de publier son journal.

Dans cette Libye de tous les dangers, devenue un sanctuaire pour terroristes barbus (dont le tueur de Sousse), les chrétiens n’ont plus que de rares refuges où exprimer leur foi. A Sebha, dans le sud désertique, ils se retrouvent dans une petite chapelle improvisée perdue au milieu des carcasses incendiées et des ordures, avec un toit en tôle pour remplacer celui percé par une bombe. Ici, on ne trouve aucune agence de l’ONU, ni ONG, ni journaliste. Trop dangereux. Seul un prêtre vient de temps à autre, bravant tous les dangers : le Français Dominique Rézeau, bientôt 68 ans. « Mon père, vous qui avez beaucoup voyagé, connaissez-vous un pays pire que celui-ci ? », lui lance un médecin tchadien, épuisé par une nuit à soigner avec les moyens du bord les victimes d’un nouvel attentat.

Appelé pour seconder l’évêque de Tripoli, Dominique Rézeau aura vécu dix-huit mois dans ce pays en lambeaux, jusqu’à son rapatriement forcé à l’été 2014 tant le pays de l’ex-dictateur Kadhafi (qu’il nomme « K. ») sombrait dans l’anarchie. Son séjour, il l’a consigné dans un livre édité à compte d’auteur (1). Passionnant de bout en bout. Prêtres et missionnaires figurent parmi les meilleurs informateurs pour comprendre un pays de l’intérieur. Surtout s’il est en guerre. Là où les diplomates restent calfeutrés dans leurs ambassades, là où les ONG ne vont plus, les hommes de Dieu poursuivent leur mission dans la discrétion, loin des frénésies médiatiques, et au plus près des laissés-pour-compte : ceux qui n’ont plus d’autre choix que de se cacher ou s’entasser sur des rafiots vers l’Europe.

Ses journées ont été marquées par une violence omniprésente: attentats, enlèvements, destructions… A son arrivée, l’église copte de Misrata était détruite par un tir de missile, tuant deux fidèles. Deux jours après son retour en France, c’était le terminal de l’aéroport de Tripoli qui était réduit à l’état de gravats. Le 23 avril 2014, il vivait une de ses pires journées : une voiture piégée a détruit une partie de l’ambassade de France, et l’après-midi un camion broyait la voiture de quatre religieuses européennes. On n’a jamais retrouvé le chauffard. Mais c’est le père Rézeau qui a été chargé de rapatrier la survivante et de reconnaître les corps dans des conditions dantesques.

Se soumettre ou mourir

Dans l’intervalle, il a tenté vaille que vaille d’assurer la pastorale des ultimes chrétiens de Libye (leur présence est attestée depuis le 1er siècle après Jésus-Christ), et qui se comptaient par centaines de milliers avant la révolution. Kadhafi avait fini par accepter leur présence. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 40 000, originaires d’Égypte, d’Afrique subsaharienne, des Philippines (nombreux en milieu hospitalier) et d’Inde, mais aucun Libyen, la citoyenneté étant lié à l’islam. Avec l’avènement de milices islamistes, les chrétiens doivent aujourd’hui se cacher. Les terroristes de l’Etat islamique, déjà bien implantés, ne leur laissent guère le choix : se soumettre, ou mourir. En février dernier, 21 coptes étaient décapités sur une plage de Cyrénaïque. En avril, 28 Ethiopiens orthodoxes subissaient le même sort.

Les messes à l’église Saint-François de Tripoli, une des deux encore ouvertes en Libye, sont un cortège de foi et de misère. Le père décrit son assistance bigarrée : un soldat pakistanais catholique déserteur, une jeune maman sierra-léonaise et ses deux jumeaux « sans père ni état civil », un sourd-muet soudanais, un Camerounais « un peu fêlé » vu toutes les souffrances déjà endurées, des Philippins « qui vendent leurs plats typiques à la sauvette pour éviter d’être rançonnés par les voyous du quartier », quand ce ne sont pas leurs femmes qui se font agresser. Tous des oubliés de l’humanité. Mais grâce à Dominique Rézeau, on peut mettre des noms, des visages, des histoires sur ces anonymes qui, du coup, accèdent à un peu de dignité retrouvée.

A l’époque, Kadhafi avait consenti à la création d’un centre de rétention modèle financé par l’Italie, destiné aux sans-papiers. Le projet n’a jamais pu voir le jour. Aujourd’hui, raconte le prêtre, c’est dans le… zoo (abandonné) que la police des étrangers parque les Africains sans-papiers. Total mépris. « Deux employés du consulat de France ramassés il y a quelque temps, alors qu’ils avaient pourtant un permis de séjour, ont été retrouvés dans une cage dudit zoo. » Une autre fois, c’est un Noir chrétien, qui s’est fait rouer de coups et a même perdu un oeil. « Les passants n’ont rien trouvé de mieux que de le dépouiller de ses maigres possessions avant d’appeler la police, qui l’a mis en prison. Un Noir chrétien, pensez-donc, presque un ‘non-être’ ici ! »

Enterrer les corps

Ancien diplomate du Vatican, qui a roulé sa bosse du Zaïre à la Jordanie, Dominique Rézeau ne craint pas de mouiller sa chemise. Un jour, il part vers Misrata pour enterrer une petite Congolaise de 7 ans tuée par un chauffard : 440 km aller-retour. Le cimetière chrétien de Tripoli étant saccagé et interdit d’accès, c’est la seule solution qui a été trouvée. « Je pars avec l’ambulance et le corps, tandis que les soeurs espagnoles et quelques amis africains suivent en minibus. Chauffeur fou, 140 km/h sur une route souvent défoncée, chaleur étouffante, sans air conditionné, l’odeur du petit corps ». Sur place, il s’improvise aide-fossoyeur, avec l’aide d’un Africain et de deux Égyptiens qui creusent la tombe. « Les Libyens, miliciens-policiers, regardent en fumant, probablement scandalisés de ce qu’un Européen chrétien s’abaisse à toucher un mort et à la terre, tout ce qui est impur. »

Son expérience libyenne l’oblige à un renversement des perspectives. « Quand je pense à toutes les critiques qui pleuvent sur l’Eglise en France, pour ne pas dire la haine, et pourtant ici elle est la seule institution à accueillir les plus pauvres; alors que je n’ai jamais entendu dire qu’aucun d’entre eux ait été accueilli, ou ne serait-ce qu’écouté, dans l’une des multiples mosquées qui nous entourent. Aucune déclaration de simple solidarité humaine de la part de nos imams et muftis. » Diplomate, le père Rézeau prend garde de ne pas sombrer dans l’excès d’indignation, et garde ce zeste d’humour que seuls les gens capables de détachement peuvent produire. D’ailleurs, le pape François en prend aussi pour son grade : « Je l’aime bien mais suis légèrement agacé de l’entendre sans arrêt parler de dépouillement, de pauvreté, alors que nous les vivons de fait et n’avons pas besoin qu’on nous en reparle sans cesse, c’est plutôt déprimant. »

« J’ai un peu honte »

Etre un homme de Dieu ne prémunit pas contre les coups de blues. « La vie tragique des migrants africains à Sebha cause une profonde tristesse, mais il ne faut pas la montrer bien entendu, et célébrer dignement l’eucharistie qu’ils attendent depuis plusieurs semaines, encourager la foi et l’espérance sous les tôles brûlantes. » Attendu dans le sud comme un messie, Dominique Rézeau éprouve toutes les difficultés à repartir, tant ses ouailles le supplient de rester, ou de revenir très vite. « Je ne promets rien, je ne sais pas si j’aurai le courage de revenir, et j’ai un peu honte de moi-même », confesse-t-il. Une chèvre famélique lui inspire cette métaphore : « Elle monte la garde devant la chapelle, elle sait sans doute que le loup peut surgir à chaque instant. »

A ses messes à Tripoli s’ajoutent parfois l’un ou l’autre diplomate ou des enquêteurs de passage dont il se gausse des « beaux rapports » qui n’auront aucun effet. Le père Rézeau est le seul Occidental à fréquenter aussi bien les grands que les sans-grades. Parmi les premiers, il évoque la visite à Tripoli d’un sous-secrétaire d’État américain venu encourager les Libyens dans la voie de la démocratie. « Bonne chance ! », ironise le prêtre. « Inutile de dire que ni les Américains ni les autres ne se préoccupent de ce que nous faisons pour apporter un minimum d’assistance à tous nos miséreux. D’accord pour bombarder et chasser les dictateurs, mais on n’assure pas le suivi. »

Si les Tripolitains ont joui pendant plusieurs siècles de la « protection » de la France, cette protection n’existe plus, « et les autorités françaises, européennes et onusiennes représentées en Libye ne montrent pas d’intérêt particulier pour la défense de liberté religieuse », note le père Rézeau dans Le Livre Noir de la condition des chrétiens dans le monde (XO Editions, 2014). « Lorsqu’un de nos pères franciscains a échappé de peu à la mort à la porte de l’église, à la suite d’un tir de kalachnikov à bout portant, l’ambassade de France nous a fait aimablement savoir qu’il s’agissait d’un problème ‘interne’ et s’est bien gardé d’intervenir. »

Libya Free. Dix-huit mois à Tripoli, par Dominique Rézeau, Les Editions de la Régence, 332 p.

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