Rutger Bregman © Roger Creemers

« Aujourd’hui, le jargon néolibéral semble totalement ridicule »

La crise du coronavirus annonce-t-elle un Nouveau monde ? Et s’agira-t-il d’un brave new world rempli de biosurveillance ou d’un État-providence 2.0 ? L’historien néerlandais Rutger Bregman est d’un optimisme prudent. « La balle est devant un but ouvert : pour les sociaux-démocrates et pour les Viktor Orban de ce monde. »

Le Blitz, le bombardement de Londres par les nazis, a tué au moins 40 000 civils. « Et pourtant », affirme l’historien néerlandais Rutger Bregman, « après la guerre, certains Londoniens avaient la nostalgie de cette époque. Savez-vous pourquoi ? Parce que ces bombardements n’ont pas conduit à des flambées massives d’égoïsme ou d’hystérie, mais à des explosions de coopération et d’altruisme. Ces temps difficiles ont également créé d’autres façons, plus précieuses, de vivre ensemble. » L’anecdote de Bregman résonne particulièrement aujourd’hui. Nous vivons des temps très contradictoires », déclare Bregman sur le petit écran de Facetime. « Il y a les informations horribles sur les ravages de ce virus, et en même temps je pense que certains aspects de la crise pourraient nous manquer, tout comme les Londoniens avaient une certaine nostalgie de l’époque du ‘Blitz' ».

La crise mondiale du coronavirus rend les idées que Bregman partage depuis des années dans les livres et dans les forums internationaux particulièrement actuelles. Les soignants sont applaudis tous les soirs, l’État-providence garantit les revenus de groupes professionnels entiers et les gens ne semblent plus en avoir « assez des experts ». Le moment est-il plus que jamais propice à ses idées ? Bregman veut être particulièrement prudent. « Je ne fais pas de prédictions. Et il insiste : « Les opportunités potentielles de cette crise ne doivent pas nous faire oublier que la souffrance de nombreuses personnes est aujourd’hui énorme, et que ce sont surtout des vies qu’il faut sauver ».

Quel aspect de l’ère du coronavirus vous manquera, une fois qu’elle sera terminée ?

Un week-end vide. Aucune pression sociale. Se saluer en disant simplement bonjour. Des exemples un peu banals, je sais. Il est trop tôt pour dire quels seront les effets de cette crise, mais elle aura certainement un impact profond. Nous vivons aujourd’hui l’Histoire avec un grand H, comme une situation de guerre, les crises pétrolières et les attaques du 11 septembre 2001. Les réactions, tant positives que négatives, ne se font pas attendre.

Quelles sont les réactions négatives?

La prise de pouvoir autoritaire du Premier ministre hongrois Viktor Orban, par exemple. Il est maintenant autorisé à gouverner par décret. C’est évidemment le plus vieux truc du monde, se servir d’une crise pour attirer tout le pouvoir vers vous. Adolf Hitler l’a également fait avec l’incendie du Reichstag de Berlin. Dans les pays asiatiques, où la vie privée est moins importante, on voit apparaître des États de biosurveillance. Ils vont très loin dans le tracking des personnes. La question essentielle est de savoir si ces techniques seront mises hors service dès que la crise aura été évitée. L’histoire nous enseigne le contraire. Les défenseurs de notre vie privée vont passer un mauvais moment.

Le virologue Marc Van Ranst a déclaré que le tracking est « une idée horrible », mais qu’elle fonctionne.

Il existe de bonnes raisons, scientifiquement fondées, en pleine pandémie, de mettre temporairement et partiellement de côté notre droit à la vie privée. Je pense que notre priorité actuelle est de sauver des vies, et non de revendiquer notre droit idéologique. On voit ce dernier se produire partout. Le pasteur sévère prêche un châtiment de Dieu, les théoriciens de la surpopulation claironnent sur le déclin de l’Occident et les vertueux de gauche, comme moi, voient une chance de réaliser leurs utopies. (rires)

Qui aura raison?

Cela peut aller dans tous les sens. À partir des années 1980, Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont érodé l’État en profitant de la stagflation (NDLR : Situation économique d’un pays caractérisée par la stagnation de l’activité et par l’inflation des prix) qui a suivi les crises pétrolières des années 1970. Avant eux, Franklin D. Roosevelt s’était emparé de la Grande Dépression des années 1930 pour son New Deal.

En 2008, la gauche a gâché les opportunités offertes par la crise financière. Peut-elle saisir l’élan aujourd’hui, maintenant que les gens applaudissent à un système de soins de santé solide ?

C’est vraiment le moment de vérité pour la social-démocratie. Elle doit prouver de quoi elle est faite. Dans l’Union européenne, cela signifie, entre autres, défendre l’euro, ce qui n’est possible qu’avec la solidarité entre le Nord et le Sud. Heureusement, la Banque centrale européenne a déjà déclaré qu’elle soutiendra l’euro à tout prix. Après, nous savons tous ce que les pays les plus au nord en pensent, les Pays-Bas en tête. En tant que paradis fiscal, mon pays vole chaque année des milliards et des milliards aux contribuables dans d’autres États membres. Et pourtant, il s’oppose au corona-bonds et au soutien financier de l’Espagne et de l’Italie. N’est-ce pas exaspérant ? J’ai honte de mon pays. Des milliers de personnes meurent. C’est une tragédie. Que faites-vous ? Vous plaindre des pays n’ont pas leurs livres de comptes en règle ? Non, vous vous aidez mutuellement dans les tragédies, c’est un élément central de ce que nous appelons la civilisation. Ce sera un test spécial. Heureusement, il y a des signes d’espoir.

Lesquels?

Ce qui est fascinant, et à mon avis déterminant pour cette génération, c’est que des listes de professions vitales sont désormais établies dans le monde entier. On n’y trouvera ni banquiers, ni gestionnaires de fonds spéculatifs, ni spécialistes du marketing. Qui en fait partie ? Les professions qui ont subi tant de coupes ces dernières décennies : nettoyeurs, infirmiers, enseignants… Personne ne peut plus ignorer ce que nous avons toujours su : nous ne pouvons pas nous passer de ces personnes.

Pourquoi pensez-vous que ce sera si déterminant ?

L’image des services de soins intensifs complets est très puissante. Toute personne qui voit des infirmières et des médecins se démener pour sauver des vies pourrait en arriver à la conclusion que son travail n’est pas très pertinent. Déjà un quart des gens doutent de la pertinence de leur travail.

N’est-ce pas énorme?

Ce chiffre provient des recherches de deux économistes néerlandais, Robert Dur et Max van Lent, qui ont utilisé un ensemble de données concernant 100 000 employés de 47 pays. 8 % des personnes interrogées pensaient que leur propre travail était socialement inutile, 17 % en doutaient. Je peux imaginer que ces personnes ressentent aujourd’hui cela très fortement. Cela pourrait avoir un impact culturel majeur. Les gens commencent à se rendre compte qu’il y a des choses plus importantes que le salaire ou le profil LinkedIn. Peut-être qu’en tant que société, nous commencerons à réaliser que nous voulons que les personnes qui font un travail vraiment utile perçoivent également des salaires élevés. Je me permets d’exagérer, mais aujourd’hui, il semble parfois que ce soit l’inverse. Plus votre travail est utile, plus votre salaire est bas et vice versa.

Avez-vous vu l’émission d’information satirique Zondag met Lubach sur les traders à haute fréquence? Ils gagnent des montants obscènes à cause de la volatilité du marché boursier. Quelle image terrible. En ce moment même, alors que les nettoyeurs et les soignants risquent leur vie en première ligne de la lutte contre le coronavirus, ces garçons et ces filles incroyablement intelligents, éduqués aux dépens de la société dans les meilleures universités du pays, s’enrichissent. Ce contraste entre ceux qui font le bon travail et ceux qui parasitent, Lubach l’a fait comprendre à quelque deux millions de téléspectateurs. Cela doit avoir un impact social.

La crise du coronavirus apporte beaucoup de stress, mais incontestablement aussi un certain ralentissement.

« Je n’ose presque pas le dire », disait hier mon voisin, « mais je savoure tellement l’instant. » En ces temps de burn-out, les agendas se vident. On fait le jogging au milieu de la rue, on peut entendre et sentir le printemps mieux que jamais. Ce qui m’intrigue particulièrement, c’est l’empreinte qu’ont laissée sur les jeunes générations les nombreux et impérieux appels à la solidarité. Qu’il faut rester à l’intérieur non seulement pour vous-même, mais aussi et surtout pour les personnes vulnérables comme les personnes âgées, est un message incroyablement puissant. De nos jours, le prix à payer pour un comportement égoïste est très élevé. Vous l’avez vu aux réactions des lockdown parties ou aux gens qui font des stocks. Aujourd’hui, nous avons la forte impression que nous devons traverser tout cela ensemble. Ce qui est fascinant, c’est que des idées qui étaient censées être utopiques se réalisent maintenant en un claquement de doigts. En Irlande, ils ont – hopla, boom ! – nationalisé les hôpitaux privés. Cela prend généralement des décennies, mais aujourd’hui, cela peut se faire en quelques heures. Si cette situation se prolonge et que la dette publique augmente, je sais déjà où ils trouveront l’argent.

Où ça ?

Chez les riches, bien sûr. Il est plus facile d’instaurer des impôts substantiels sur le capital. Regardez la campagne fiscale que Piet Lieftinck, le ministre néerlandais des Finances de 1945 à 1952, a pu mener après la guerre. Les riches, surtout quand leur fortune était un peu suspecte, étaient simplement vidés de leur fortune à 70, 80%. Des choses encore plus radicales sont devenues possibles.

Vous devriez être heureux que la crise du coronavirus ait réhabilité l’expert. Les « vérités alternatives » semblent soudain moins attrayantes.

De nos jours, les gens ne peuvent plus se passer d’experts, les virologistes et les épidémiologistes occupent les talk-shows 24 heures sur 24. Notre média de service public a été formidable. Presque pas de micro-trottoirs, mais des experts, des experts, des experts et des faits, des faits, des faits. Une idée : pourquoi ne pas faire ça tout le temps ? Quel délice ce serait si les médias rendaient compte de la crise climatique de la même manière.

Cela signifie-t-il un coup dur pour les leaders du genre Donald Trump et Jair Bolsonaro, dont les politiques sont basées sur leur humeur et leur ego plutôt que sur les faits et l’intérêt public ?

La prudence est de mise. Trump nous surprend tous les jours depuis 2018. Mais si j’étais Joe Biden, j’insisterais impitoyablement sur le fait que, lorsque cela comptait vraiment, Donald Trump était le pire leader imaginable de l’histoire américaine. Quelqu’un comme Orban profite de cette crise, mais les populistes sont également déconcertés. Ils ne peuvent pas être d’accord avec nous sur le fait que les mesures gouvernementales vont trop loin ou ne sont tout simplement pas suffisantes. Leur confusion est logique. Le noyau de ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que les gens sont conscients de l’importance de la solidarité. En temps de guerre, le meilleur et le pire de l’homme émergent. Ce virus semble évoquer surtout le meilleur. Bien sûr, il y a du racisme, pensez au « virus chinois » de Trump, mais grosso modo, vous voyez surtout la camaraderie, que les gens se comprennent, que les voisins se parlent à nouveau … Ce virus montre très clairement et à bien des égards l’intensité de notre interdépendance.

© reuters

C’est précisément cette interdépendance, disent les détracteurs de gauche et de droite de la mondialisation, qui a rendu cette crise possible.

C’est ce que confirme cette crise de manière presque caricaturale, oui. Un Chinois a mordu dans un animal exotique et c’était fait. Cela n’empêche pas que nous pouvons aussi vaincre ce virus par solidarité et fraternité. On ne peut pas surestimer l’importance de cette prise de conscience. Cela pourrait signifier la fin de l’ère du néolibéralisme. Le message central était que l’homme est un atome auquel ne s’appliquent que ses propres choix, sa propre responsabilité et ses propres intérêts. Tout ce jargon néolibéral semble complètement ridicule aujourd’hui, non? Et ce sera pour longtemps. Encore une fois, je ne suis pas sûr que nous allons en tirer les bonnes leçons. Mais laissez-moi vous dire ceci : si vous gâchez cette occasion maintenant en tant que social-démocrate ou autre politicien progressiste, je ne sais vraiment pas quand ce sera le cas. Le ballon est devant un but ouvert.

La question est la suivante : y a-t-il des attaquants devant le but ? Qui enverra le ballon dans le but?

Je vois déjà deux avantages par rapport à 2008, où la gauche a gaspillé des opportunités dans la crise financière. Premièrement, nous ne sommes plus coincés par cette obsession de l’austérité. Deuxièmement, et j’emprunte maintenant les mots du parrain du capitalisme de libre marché, Milton Friedman : la réaction à une crise est déterminée par les idées en vogue. À cet égard, nous sommes beaucoup mieux lotis qu’en 2008. La gauche est alors tombée dans une sorte de coma et ne semblait savoir que à quoi elle s’opposait. À l’austérité, à l’homophobie et au racisme et à l’establishment. Il n’y avait pas d’utopie, pas de rêve qui vaille la peine d’être poursuivi. C’est différent maintenant. Les devoirs ont été faits par toute une génération de penseurs, comme Thomas Piketty et Mariana Mazzucato.

Piketty nous a appris que les inégalités économiques ne cessent de croître. Qu’apprend Mazzucato?

Dans son livre The Entrepreneurial State, elle a réfuté le mythe selon lequel le gouvernement est trop pesant face au monde des affaires innovant. L’État entrepreneurial est extrêmement important dans l’histoire du capitalisme. Pour donner un exemple récent : toutes les technologies qui ont été fondamentales pour transformer les téléphones en smartphones ont été développées par des chercheurs qui étaient à la solde du gouvernement. Technologie mobile, internet, écran tactile, batterie, reconnaissance vocale… Si vous sous-financez l’État, vous obtenez moins de croissance et moins d’innovation. L’importance de l’État entrepreneurial est évidente en période de coronavirus. Les pays qui saignent le plus sont certainement ceux qui ont le plus dépouillé l’État, les États-Unis en premier. Trump a réduit les effectifs du département gouvernemental chargé de la lutte contre les pandémies, y compris l’expert en virus venus de Chine. Aux États-Unis, les citoyens subiront l’expérience de la barbarie du modèle néolibéral. L’État a vraiment besoin de retrouver le courage et la confiance en lui pour prendre la direction des opérations.

Comment peut-il s’y prendre?

J’espère sincèrement que la crise du coronavirus sera pour l’État-providence ce qu’a été le 11 septembre pour l’État de surveillance. L’État s’est alors vu attribuer un pouvoir étendu pour poursuivre les terroristes partout dans le monde, lâcher des bombes et investir dans l’armée. Une pandémie peut-elle aujourd’hui permettre d’investir dans la sécurité sociale, les retraites et les emplois décents ?

Une question superflue : êtes-vous toujours convaincu que les humains sont bons ?

J’écris littéralement dans mon livre que je ne crois pas que la plupart des gens soient bons, mais que la plupart des gens se conduisent bien. 90 % des gens vont aider quelqu’un dans le besoin, enseignent de nouvelles recherches empiriques. Près de 700 études sociologiques ont été menées sur le comportement des populations après des catastrophes naturelles. L’écrasante majorité des comportements semble prosociale. Ces 25 dernières années, les anthropologues et les sociologues, et même les économistes, sont passés à une vision beaucoup plus réaliste de l’homme que celle du monde néolibéral. Aujourd’hui, la crise du coronavirus fait voler en éclats leurs idées sur l’individualisme, la concurrence et la compétition, tout comme celles du nationalisme. Il est tout à fait idiot de penser que l’État-nation ou les forces du marché vont résoudre ce problème. La coopération et la solidarité internationales, par exemple pour développer un vaccin, sont désormais beaucoup plus logiques.

Prêchez-vous la fin du néolibéralisme ?

Je peux au moins imaginer que cette crise peut nous aider à quitter l’ère du néolibéralisme pour celle du néoréalisme, avec une vision réaliste de l’homme. C’est aux politiciens progressistes et sociaux-démocrates d’entrer dans le vif du sujet. Et vite, car la balle est aussi dans le camp des Orban de ce monde. C’est le paradoxe : ce sera très facile pour beaucoup de gens maintenant. Sauf pour les Thatcheriens. Ceux-là sont très confus maintenant. Ils ne comprennent plus rien ! (rires)

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