Sur cette capture d'écran d'Ishema TV, le journaliste Cyuma Hassan, aujourd'hui incarcéré, interroge une habitante en colère dans un quartier de Kigali en voie d'être détruit. © ISHEMA TV

Au Rwanda, les journalistes sous cordon sanitaire

Dans un pays bouclé par les mesures contre le Covid-19, les médias indépendants ont bien du mal à survivre. Ils sont pourtant indispensables pour révéler l’envers d’un décor pas toujours reluisant.

On ne rigole pas avec le confinement à Kigali.  » Depuis le 21 mars, les moindres déplacements doivent être justifiés, même à pied, témoigne une expatriée belge. Seules les courses alimentaires et les visites médicales sont autorisées, mais pas l’exercice physique comme le jogging. Les grands carrefours sont contrôlés, et la circulation entre les villes est interdite. Ecoles et églises sont fermées, et le port du masque est désormais obligatoire. Mais cela ne semble guère poser de problèmes aux Rwandais, habitués à respecter les consignes.  » Si ce n’est que des milliers de commerçants ou de pilotes de motos-taxis ont vu leur gagne-pain disparaître du jour au lendemain.

Gare à ceux qui ne respectent pas les mesures : ils sont interpellés, menottés et exhibés face à la presse. Le ministère de la Santé peut se targuer d’avoir provisoirement canalisé l’épidémie : le 26 avril, on ne comptait que 183 cas de Covid-19 et aucun décès dû au virus, dans un pays pourtant densément peuplé. C’est dans ce contexte qu’une dizaine de journalistes ont été arrêtés au cours du mois d’avril pour avoir enfreint les règles du confinement – alors qu’ils disposent de la carte de presse – ou pour d’autres motifs parfois futiles, par exemple pour avoir voulu distribuer de la nourriture à des personnes affamées.

Pour l’opposition, le régime profite du Covid-19 pour se débarrasser des quelques médias indépendants qui tentent de survivre dans un pays classé 155e sur 179 par Reporters sans frontières sur le plan de la liberté de la presse. Parmi les journalistes appréhendés figure le directeur de la chaîne YouTube Umubavu TV, Théoneste Nsengimana, accusé d’avoir voulu soudoyer des habitants afin qu’ils livrent de faux témoignages. Mais aussi Dieudonné Niyonsenga, alias Cyuma Hassan, de Ishema TV, également une chaîne YouTube. Arrêté avec son chauffeur, Cyuma Hassan a récemment relaté des cas de viols, de torture et de pillage commis par des militaires dans le quartier déshérité appelé Bannyahe, situé à Kigali, secteur Remera, loin des buildings clinquants.

Irruption de militaires

C’est dans cet endroit que les autorités veulent implanter un complexe immobilier. Mais la compensation promise est insuffisante aux yeux des habitants en voie d’être chassés. Alors que le litige est toujours en cours, et sous prétexte que les maisons se trouvent en zone inondable, les habitants sont forcés de les détruire, et les récalcitrants sont battus. Dans la séquence d’Ishema TV diffusée le 3 avril, une femme met en cause des militaires qui ont fait irruption dans le quartier plusieurs jours de suite, officiellement pour faire respecter le confinement. Son mari avait été interpellé. Un militaire lui a alors proposé de le relâcher, moyennant un rapport sexuel.  » Soudain, il m’a brutalement poussée contre le mur, a tiré un préservatif de sa poche, m’a violemment écarté les jambes et m’a violée « , raconte-t-elle face caméra, en pleurant.

Des citoyens sont menottés pour avoir abusé du numéro d'appel gratuit destiné aux urgences liées au coronavirus.
Des citoyens sont menottés pour avoir abusé du numéro d’appel gratuit destiné aux urgences liées au coronavirus.© TWITTER RWANDA NATIONAL POLICE

Sur les cas de viols et de tabassages, un autre habitant témoigne à visage découvert :  » Le pays est bien organisé administrativement. Comment se fait- il que de tels événements puissent se dérouler sans qu’aucune autorité ne soit mise au courant ? Nous avons des responsables de quartier, de secteur, des agents de renseignement… La réponse, c’est qu’ils sont protégés en haut lieu, et qu’ils font régner la terreur pour arriver à leurs fins, de sorte qu’à leur retour nous détruisions nos maisons sans plus discuter.  » Parmi les investisseurs potentiels, on retrouverait Denis Karera, frère de Johnston Busingye, l’actuel ministre de la Justice,  » ce qui explique pourquoi les démarches des habitants n’ont abouti à rien « , dénoncent des opposants.

L’armée rwandaise a indiqué l’ouverture d’une enquête sur les  » allégations de comportement criminel à l’encontre de citoyens par quelques soldats indisciplinés « . Cinq suspects ont été déférés devant la justice militaire. Mais des voix critiques se sont élevées pour dire qu’il ne s’agissait pas d’incidents isolés mais d’une politique délibérée visant à chasser les habitants de leur quartier.  » Les directives du gouvernement pour prévenir la propagation du Covid-19 ne donnent pas carte blanche aux forces de sécurité pour ignorer l’Etat de droit et commettre des abus à l’encontre de la population, ni pour emprisonner ceux qui tentent de les révéler « , résume Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch.

« Ennemis de l’Etat »

Quelques jours avant les interpellations, les supporters du FPR, le parti au pouvoir depuis 1994, avaient lancé des tweets réclamant la tête des journalistes dérangeants. Une des plus virulentes fut Marie Immaculée Ingabire, ancienne administratrice du Haut conseil des médias, et actuelle directrice de Transparency International au Rwanda. Elle les qualifie d’ ibigarasha,  » ceux qui n’ont pas de valeur  » (comme la carte du jeu traditionnel rwandais) et, par extension,  » ennemis de l’Etat « .  » Personne n’est au-dessus des lois, et il faut laisser la justice suivre son cours « , lui vient au secours Emmanuel Mugisha, qui dirige la Commission des médias rwandais (RMC). La question de la déontologie est également posée :  » Trouvez-vous que toutes ces vidéos peuvent être qualifiées de professionnelles ?  » se demande Mugisha. Le RMC avait déjà publié un communiqué estimant que les blogueurs ne devaient pas se faire passer pour des journalistes professionnels.

Enquêter sur les coulisses pas toujours reluisantes du  » miracle rwandais  » reste une tâche ardue pour ces reporters indépendants.  » Ils sont isolés socialement et précarisés financièrement. Plus personne n’ose les transporter en taxi, leur louer un logement, c’est une violence encore plus forte que l’emprisonnement « , explique un journaliste local au Vif/L’Express. Dans les bars (lorsqu’ils étaient ouverts), les clients s’éloignent d’eux. Le courageux Aimable Karasira, professeur d’université à Butare et célèbre pour ses tirades qui n’épargnent personne, espère que le coronavirus permettra à ses concitoyens de comprendre sa vie quotidienne :  » Ce n’est pas un mètre mais dix mètres de distanciation sociale que je dois subir chaque jour « , a-t-il déclaré, ajoutant que les seules personnes qui l’approchent publiquement sont celles des renseignements ou la police judiciaire.

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