Boubakeur el-Hakim suspecté d'avoir commandité les attaques de Paris. © AL-I'TISAAM MEDIA FOUNDATION/AFP - AL-BABAA/AFP - CAPTURE D'ÉCRAN TWITTER - AL-HAYAT MEDIA CENTRE/AFP

Au coeur des services secrets de Daech

Le Vif

L’organisation djihadiste possède ses propres unités de renseignement. Ce sont elles qui ont planifié les attentats menés en France et Belgique en 2015 et en 2016. Enquête sur un corps d’élite toujours menaçant.

Abou Mohamed al-Adnani, porte-parole de Daech. Surnommé le
Abou Mohamed al-Adnani, porte-parole de Daech. Surnommé le  » ministre des attentats « , il a été tué à la fin d’août. El-Hakim a, lui, trouvé la mort le 26 novembre.© AL-I’TISAAM MEDIA FOUNDATION/AFP – AL-BABAA/AFP – CAPTURE D’ÉCRAN TWITTER – AL-HAYAT MEDIA CENTRE/AFP

L’homme, encagoulé et revêtu d’un uniforme camouflé, parle un français sans accent. Derrière lui, dans un décor de ruines, un prisonnier bâillonné est attaché, les bras en croix. La vidéo, diffusée sur Internet le 26 novembre dernier, est censée avoir été tournée à Raqqa, la capitale  » régionale  » de l’organisation Etat islamique (Daech) en Syrie. Le djihadiste, surnommé Abou Souleymane al-Firansi ( » le Français « ), donne une abjecte leçon de meurtre au couteau, désignant les zones vitales sur le corps du prisonnier. Il tend l’arme blanche à un comparse. Ce dernier tranche les poignets et la gorge du supplicié. Puis, Abou Souleymane, dont l’identité est encore inconnue, montre, avec l’agilité d’un combattant d’élite, les techniques pour attaquer un  » mécréant « . Ce vade- mecum du terrorisme individuel peut être vu comme une réplique à un événement survenu en France, cinq jours plus tôt. Le 21 novembre, les policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont démantelé une cellule djihadiste qui prévoyait de commettre des tueries dans Paris et en Ile-de-France, le 1er décembre. Ce petit groupe était  » téléguidé  » depuis la Syrie par un membre francophone de Daech.

Derrière chaque attentat à l’étranger de l’organisation terroriste, comme ceux de Paris et de Bruxelles, on retrouve la marque d’une entité secrète, mystérieuse. Cette unité, l’une des quatre constituant l' » Emni « , la  » sécurité de l’Etat  » (islamique), est chargée des opérations menées hors des territoires sous son contrôle. Son nom : Amn al-Kharji, littéralement la  » sécurité extérieure « .  » Daech est un proto-Etat administré par un conseil rassemblé autour d’Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé, avec des ministères, des corps de justice, de police, ainsi que des services de renseignement et de contre-espionnage « , explique Dominique Thomas, spécialiste des mouvements djihadistes.  » Mais dans les rares organigrammes qu’elle a communiqués, l’organisation reste muette sur la structure des unités spécialisées dans la planification des attentats « , poursuit le chercheur, auteur de Générations djihadistes (Michalon).

Abdelhamid Abaaoud, coordonnateur des attentats commis en France et en Belgique, a été formé par l'Emni.
Abdelhamid Abaaoud, coordonnateur des attentats commis en France et en Belgique, a été formé par l’Emni.© AL-I’TISAAM MEDIA FOUNDATION/AFP – AL-BABAA/AFP – CAPTURE D’ÉCRAN TWITTER – AL-HAYAT MEDIA CENTRE/AFP

Les informations qui filtrent sur l’Amn al-Kharji sont rares, parcellaires. Impensable de prétendre en dresser un schéma exhaustif. Mais, en confrontant les confessions de quelques djihadistes  » repentis  » à l’analyse de chercheurs et à des notes émanant de services de renseignement, il est possible d’en préciser le fonctionnement. Et cela, depuis le recrutement des futurs kamikazes jusqu’au déclenchement des attaques terroristes, en passant par les moyens d’infiltration en Europe et la création de cellules dormantes, susceptibles de passer à l’action sur commande.

 » 1 500 personnes travaillent à l’Emni  »

Abou Souleymane al-Firansi donne, dans une vidéo récente, une
Abou Souleymane al-Firansi donne, dans une vidéo récente, une  » leçon  » de meurtre à l’arme blanche. © AL-I’TISAAM MEDIA FOUNDATION/AFP – AL-BABAA/AFP – CAPTURE D’ÉCRAN TWITTER – AL-HAYAT MEDIA CENTRE/AFP

Plusieurs djihadistes français revenus de Syrie ont livré aux services spécialisés de précieux éléments sur l’appareil sécuritaire de Daech. A l’exemple de Nicolas M., 31 ans, un converti, qui vient de passer un an et demi dans les rangs de Daech, quand il est entendu par un officier de la DGSI, le 24 juin 2015. Ce jour-là, l’homme affirme  » avoir des informations pour empêcher des attentats en Belgique et en France « . Il précise :  » J’ai connu un Belge […], Abou Omar, à Raqqa, en 2014. Je sais qu’il travaille maintenant pour l’Emni.  » Abou Omar est le nom de guerre d’Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur de la plupart des attaques terroristes qui ont visé la Belgique et la France, en particulier celles du 13 novembre 2015. Interrogé sur le rôle de l’Emni, Nicolas M. répond sans détour :  » Elle assure la sécurité intérieure […] et la sécurité extérieure en envoyant à l’étranger des personnes pour recruter […], espionner, ou des personnes pour commettre des actions violentes comme en Tunisie, au musée de Tunis, et comme en Belgique, où l’attaque a été avortée.  » Le djihadiste fait ici référence à l’attentat du musée du Bardo, perpétré à Tunis le 18 mars 2015, et au démantèlement d’une cellule terroriste pilotée à distance par Abaaoud, le 15 janvier précédent, à Verviers. Au fil des auditions, le repenti se montre loquace :  » 1 500 personnes travaillent à l’Emni, je ne connais pas le mode de recrutement, il faut être de confiance pour l’intégrer.  » Selon lui, les membres de la cellule de Verviers avaient reçu  » l’ordre d’attaquer par deux Tunisiens et Al-Adnani, le porte- parole  » de Daech. Ce dernier personnage, un Syrien, était l’un des plus hauts cadres de l’organisation. Surnommé le  » ministre des attentats  » par la presse occidentale, il a été tué par une frappe américaine, le 30 août dernier. Il aurait été remplacé par le nouveau gouverneur de Raqqa, Ali Moussa al-Shawak, alias Abou Lôqman.

 » Des professionnels formés pour passer inaperçus  »

Entre-temps, le 19 novembre 2015, six jours après les tueries de Paris, Nicolas M. est de nouveau entendu. Selon nos informations, il désigne alors, parmi les individus  » très motivés pour frapper la France et la Belgique « , quatre hommes, dont deux Belges d’origine marocaine et deux Français. L’un des Français est Samy Amimour : un des trois kamikazes du Bataclan. Côté belge, il insiste sur un certain Abou Souleymane, expert en explosifs, recruteur pour les attentats, qui fait partie du  » service secret extérieur de l’Etat islamique « .

Le nombre de volontaires pour les attaques à l’étranger ?  » Des centaines « , confie un repenti allemand en août 2016

Le 4 septembre précédent, un autre repenti français, Samy R., avait déjà attiré l’attention des enquêteurs sur les redoutables  » emniyin « , les membres des services de sécurité de Daech. Le Vif/L’Express a pu consulter les procès-verbaux de ses premières auditions. Après son arrivée en Syrie, avec son frère, à l’été 2014, ce jeune homme de 20 ans se retrouve dans un camp d’entraînement durant un mois,  » pour apprendre des techniques de combat et le maniement des armes « . Puis, il est emmené à Raqqa. Là, dans un quartier fréquenté par les recrues francophones, il rencontre des dizaines de compatriotes. Mais, après un refus d’obéissance, il est traduit devant un juge religieux. Son  » dossier est ensuite passé aux « emniyin », c’est-à-dire à une police secrète de gens cagoulés « , explique-t-il. Samy R., expulsé en août 2015 de Turquie vers la France, après avoir déserté les rangs de Daech, dit encore :  » Mon frère est intervenu auprès d’Abou Mouqatil, qui dirigeait cette police secrète, pour ne pas qu’il m’arrive quelque chose.  » Abou Mouqatil ( » le Combattant « ) est une vieille connaissance des services antiterroristes français. Boubakeur el-Hakim de son vrai nom, 33 ans, a fait partie, au début des années 2000, du groupe des Buttes-Chaumont, une filière d’acheminement de djihadistes français en Irak. Ce Franco- Tunisien, qui a combattu les troupes américaines, en 2003, était aussi le  » héros  » des frères Kouachi, les auteurs du massacre de Charlie Hebdo, en janvier 2015. L’aura d’El-Hakim au sein de la galaxie djihadiste internationale est considérable. Selon le Pentagone, Abou Mouqatil a été tué par un drone américain, le 26 novembre dernier, à Raqqa.

Paris, le 13 novembre 2015... Le recrutement de volontaires susceptibles de commettre des attentats dans leur pays d'origine aurait débuté au second semestre de 2014.
Paris, le 13 novembre 2015… Le recrutement de volontaires susceptibles de commettre des attentats dans leur pays d’origine aurait débuté au second semestre de 2014.© C. HARTMANN/REUTERS

 » Les responsables des services secrets de Daech sont des professionnels, des gens formés pour passer inaperçus, maîtriser les systèmes de communication cryptés, intoxiquer leurs ennemis, savoir comment se comporter en cas d’interrogatoire, etc. « , détaille Asiem el-Difraoui, politologue spécialiste du monde arabe contemporain.  » Ces gens ont agrégé les techniques des anciens services secrets de Saddam Hussein aux instructions de « l’encyclopédie du djihad » précédemment élaborée par un théoricien d’Al-Qaeda « , poursuit-il.

Daech peut toujours déclencher à distance des  » cellules dormantes  »

Le recrutement de volontaires susceptibles de commettre des attentats dans leur pays d’origine a débuté au second semestre de 2014, d’après les confessions de repentis allemands, longuement débriefés à leur retour de Syrie. L’un d’eux, Nils D., 26 ans, a raconté être passé dans des camps d’entraînement où,  » toutes les deux semaines, ceux qui réussissaient la formation pouvaient accéder à l’étape suivante « . A la fin, il ne restait que les  » volontaires pour les attaques  » à l’étranger, relate-t-?il dans une audition de décembre 2015 que Le Vif/L’Express a consultée. Un autre Allemand, Harry S., 28 ans, interviewé par le New York Times, souligne le nombre de volontaires pour des attentats à l’étranger :  » des centaines « . Les chefs sont encagoulés et, théoriquement, les recrues ne se connaissent que par leur surnom. Harry insiste aussi sur l’importance d’un Français, un certain Abou Souleymane, qui commanditerait les attaques en Europe.

Bruxelles, le 22 mars 2016... Le recrutement de volontaires susceptibles de commettre des attentats dans leur pays d'origine aurait débuté au second semestre de 2014.
Bruxelles, le 22 mars 2016… Le recrutement de volontaires susceptibles de commettre des attentats dans leur pays d’origine aurait débuté au second semestre de 2014.© Y. JANSENS/BELGA/AFP

Les services américains sont certains d’avoir identifié cet Abou Souleymane en la personne d’Abdelilah Himich, ressortissant marocain originaire de Lunel (Hérault, dans le sud de la France), un ancien de la Légion étrangère française, passé dans les rangs de Daech en février 2014. Les enquêteurs français sont plus réservés à son sujet. Et Himich, 27 ans, ne semble pas être le djihadiste qui apparaît dans la vidéo du 26 novembre dernier.

Une certitude : la plupart des terroristes qui ont mené les attaques en Belgique et en France, en 2015 et 2016, sont passés dans les camps de l’Amn al-Kharji. C’est là qu’ils se sont formés au maniement des explosifs. C’est là également qu’ils ont enregistré les sordides vidéos de revendication posthume des attentats, dans lesquelles on les voit chacun décapiter un prisonnier. Un autre djihadiste français repenti, interrogé par la police à son retour en juin 2015, avait décrit ces lieux comme  » une véritable usine  » à terroristes.

Avec les offensives lancées ces dernières semaines par la coalition internationale sur Mossoul (Irak) et Raqqa (Syrie), Daech perd du terrain. Toutefois, l’organisation semble encore en mesure de déclencher des attaques en Europe. Par le biais de combattants qui parviendraient à revenir dans leur pays d’origine pour commettre un attentat. Plus probablement en déclenchant à distance des  » cellules dormantes « , comme le groupe arrêté à Strasbourg à la fin de novembre dernier. Combien d’entre elles seraient en mesure de passer à l’acte ? Mystère. Mais l’Amn al-Kharji pourrait rester dans l’ombre en attendant de frapper. Le service  » attentats  » de Daech est loin d’avoir été neutralisé.

Par Boris Thiolay.

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