Mémorial du génocide arménien à Erevan. © FJDO

Arménie : « le génocide, c’est un crime qui refuse à un peuple le droit d’exister »

Le Pr Bernard Coulie (UCL) regrette l’absence de Didier Reynders à la commémoration du génocide arménien

Erevan, la capitale de l’Arménie, est pavoisée de myosotis mauves, forget-me-not, dont les cinq pétales symbolisent les cinq continents où ont fait souche les descendants des victimes du génocide de 1915-1917. Au centre de la fleur, le mont Ararat qui unit tous les Arméniens et d’où rayonnent les six branches de l’Eurasie. Il Remember and Demand: le thème de cette commémoration s’étale sur tous les murs de la ville et du centre de congrès où le Pr Bernard Coulie, ancien recteur de l’UCL et professeur de langues orientales anciennes, participe au forum international Contre le crime de génocide. Il a répondu à nos questions.

Le Vif/L’Express: Que représente, pour vous, cette commémoration du génocide arménien ?

Bernard Coulie : Ce n’est pas la première fois que je viens pour un 24 avril. Ce n’est pas pour exorciser une mémoire de famille ou une mémoire collective. Je ne suis pas arménien. Je viens par intérêt intellectuel, par solidarité, par amitié pour beaucoup d’Arméniens que je connais. J’ai vraiment été pris par les deux précédents événements où je suis venu: l’atmosphère, le recueillement sont très intenses. Cette année, c’est le centième anniversaire. Je voulais être là pour manifester ma solidarité. C’est aussi une question de principe. Il n’y a rien de pire que le génocide. Quand on est un intellectuel, il faut parfois aussi savoir se mobiliser. Chacun son combat. Le mien, c’est celui-là.

Notre ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR), a choisi de ne pas assister aux commémorations du centenaire. Il sera à Erevan le 26 avril, dans le cadre d’une mission économique régionale. Vous le regrettez ?

La Belgique a reconnu le génocide. Il n’y a aucun doute à ce sujet. A titre personnel, je regrette qu’elle ne soit pas représentée au plus haut niveau. Cela aurait été un signal assez symbolique venant d’un pays fondateur de l’Union européenne et siège de sa capitale. C’est dommage, d’autant que le président français François Hollande sera là. Il ne faudrait pas que ce soit la visite du ministre Reynders en Azerbaïdjan qui ait rendu impossible sa présence en Arménie, le 24 avril. Je n’ose pas imaginer que cela soit le cas. Mais il sera en Arménie le 26 avril, quand les lampions seront éteints et les fleurs fanées. C’est dommage.

Qu’est-ce qu’on entend par « cause arménienne » ?

C’est la reconnaissance du génocide par le monde entier et, en particulier, par le pays qui est l’héritier du régime qui a commis ce génocide, c’est-à-dire, la Turquie d’aujourd’hui. C’est la lutte des Arméniens. S’ils se battent pour cette reconnaissance, ce n’est pas par esprit de vengeance, c’est parce qu’ils ne se sentent pas reconnus comme un peuple à égalité avec les autres. Le génocide, c’est un crime qui refuse à un peuple le droit d’exister, ce n’est pas une accumulation de crimes individuels, et tant qu’il ne sera pas reconnu, les Arméniens ne se sentiront pas eux-mêmes reconnus.

Le public ne réalise pas toujours que le génocide a eu lieu, non dans l’Arménie où nous nous trouvons aujourd’hui, mais dans ce qui est actuellement la Turquie…

L’Arménie est un petit pays du Sud-Caucase, 10 millions d’Arméniens dans le monde, diaspora comprise. C’est loin, de l’autre côté de la Turquie. On ne se sent pas concerné. Il y a un manque de connaissance.

Cette cause a-t-elle progressé ?

Bernard Coulie: On peut dire que oui. Le centenaire est médiatisé. Il y a eu des prises de position plus claires: celle du Vatican, de l’Autriche… Ce n’est pas du tout ce que les Arméniens espéraient, c’est-à-dire, un mouvement des Etats-Unis. N’oublions pas que le premier pays qui ne reconnait pas le génocide arménien, c’est les Etats-Unis. Je ne sais pas très bien ce qu’attendaient les Arméniens. Peut-être une mobilisation… Il y a aussi une dimension intra-arménienne. Les Arméniens voulaient que le centenaire soit aussi l’occasion de rapprocher la diaspora et les Arméniens d’Arménie qui, sur certaines questions, comme la reconnaissance du génocide, n’ont pas toujours été sur la même longueur d’onde. Là, c’est plutôt réussi. Il y a eu, au début de l’année, une déclaration pan-arménienne associant tous les Arméniens du monde: les représentants de la République, des Eglises et des grandes communautés arméniennes dans le monde.

Les Arméniens d’Arménie, dont la frontière avec la Turquie est bloquée, seraient plus pragmatiques que ceux de la diaspora par rapport à la reconnaissance du génocide comme préalable à tout rapprochement ?

Le problème de l’Arménie, c’est de survivre au quotidien, de développer son économie, et, pour cela, il faut l’ouverture des frontières avec la Turquie. L’Arménie n’a pas d’accès à la mer. Elle est voisine de l’Iran, mais l’Iran n’est pas en odeur de sainteté en Occident. La frontière avec l’Azerbaïdjan est fermée à cause du conflit du Karabakh. Reste la frontière avec la Géorgie, par laquelle transite tout le commerce avec la Russie. L’ouverture de la frontière turque est un enjeu extrêmement important pour la survie même de l’Etat arménien. Et c’est vrai que la République a parfois une approche un peu plus pragmatique que la diaspora qui vit loin des réalités de terrain et qui peut plus camper sur des positions de principe. C’est pour cela que la Déclaration pan-arménienne du centenaire était si importante.

Où se situe le point d’équilibre entre les deux parties ?

Est-ce que la reconnaissance est le préalable à tout développement de relations avec la Turquie ? C’est la position de la diaspora. Est-ce qu’on peut faire des pas en avant en espérant une reconnaissance ? C’est plutôt la position de l’Arménie. Il y a aussi la question des réparations. C’est plutôt la diaspora qui est en pointe sur la question des dédommagements. La République est un tout petit peu plus prudente, car la Turquie est le grand voisin, il faut rester réaliste. Donc, il y a quelques tensions.

Qu’est-ce qui pourrait aider ce petit pays d’une superficie égale à celle de la Belgique, d’à peine 3 millions d’habitants ?

La première chose à faire est d’améliorer la connaissance que nous avons de l’Arménie, parce que c’est aussi l’Europe. La Géorgie et l’Arménie, principalement de confession chrétienne, forment une petite Europe loin de l’Europe. Ensuite, je pense qu’il faut faire bouger la Turquie pour que la vie au quotidien des Arméniens s’améliore. Il faut amener la Turquie à reconnaître le génocide, sans pour autant toujours la mettre en accusation. Si les Etats-Unis faisaient un pas, nul doute que la Turquie bougerait. La Turquie fait partie de l’OTAN et pour préserver leurs intérêts, les Etats-Unis bloquent. C’est dommage. Enfin, il existe un troisième moyen d’améliorer la situation arménienne, et elle est interne. La République est une jeune démocratie, d’à peine vingt-cinq ans. Elle doit encore progresser en termes d’organisation, de lutte contre la corruption. L’Union européenne est très active dans ce domaine. Malgré la volte-face de l’Arménie, qui a choisi de s’intégrer à l’Union économique eurasiatique avec la Russie, la porte reste ouverte pour des accords entre l’Arménie et l’Europe. La seule issue des pays du Moyen-Orient comme de l’Arménie, ce sont les alliances multiples. Il faut éviter de les placer devant une alternative comme: l’Europe ou la Russie ? Ce serait dramatique. Ces pays ne vivent pas dans un monde unipolaire.

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