Centre-ville de Kribi, au Cameroun, août 2018

Après 60 ans, l’Afrique toujours en quête de son modèle de développement

Le Vif

Près de soixante ans après la grande vague des indépendances de 1960, où en est l’Afrique subsaharienne? Démographie, croissance, pauvreté, inégalités… Le continent reste à la recherche de son modèle de développement, crucial pour répondre aux besoins d’une jeunesse avide d’avenir.

Mais comment mesurer le chemin parcouru? Les experts soulignent la difficulté de décrire avec précision l’évolution d’un continent qui demeure un « désert statistique ».

Par exemple, « huit pays africains seulement disposent d’un système d’enregistrement des naissances couvrant au minimum 90% de la population, et trois seulement d’un système d’enregistrement des décès couvrant au minimum 90% de la population », relève la Fondation Mo Ibrahim dans son rapport 2019 sur la gouvernance en Afrique.

Puisés dans les bases de données des grandes institutions internationales, quelques indicateurs, forcément partiels, permettent toutefois d’esquisser un tableau.

UN MILLIARD D’HABITANTS

Portée par les progrès de la médecine, en dépit des épidémies de sida, du paludisme et de la tuberculose, l’espérance de vie en Afrique subsaharienne a progressé de 20 ans ces soixante dernières années, selon la Banque mondiale (BM). Sa population s’est envolée: 227 millions d’habitants en 1960, plus d’un milliard en 2018, le double en 2050, selon les projections. Nigeria, Ethiopie et République démocratique du Congo (RDC) forment le trio de tête.

C’est aussi le continent le plus jeune au monde. En 2015, plus de 60% des Nigériens avaient moins de 20 ans, selon les Nations unies.

Depuis les années 60, « le changement le plus spectaculaire est l’irruption d’une jeunesse désoeuvrée », explique à l’AFP le sociologue camerounais Francis Nyamnjoh. « Une population jeune, prête à exploser à tout moment parce qu’elle a faim de libertés politiques, faim d’opportunités économiques et d’accomplissement social ».

Une jeunesse en déshérence qui peut constituer une proie facile pour les groupes armés, notamment djihadistes, quand elle ne tente pas une émigration clandestine souvent mortelle, vers l’Europe en particulier.

PAUVRETE ET INEGALITES

La part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (moins de 1,90 dollar US par jour) est passée de 54,7% de la population en 1990 à 41,4% en 2015, selon les dernières données disponibles de la Banque mondiale.

Mais cette moyenne masque d’énormes écarts d’un pays à l’autre, entre le Gabon (3,4% de la population en 2017) et Madagascar (77,6% en 2012). « Les inégalités inter-pays sont aussi élevées qu’en Asie et les inégalités intra-pays aussi élevées qu’en Amérique latine, où des paysans sans terre coexistent avec d’énormes propriétaires fonciers », estime l’économiste togolais Kako Nubukpo.

Pour Christophe Cottet, économiste de l’Agence française de développement (AFD), « on mesure très mal les inégalités. Il n’y a notamment aucune donnée sur les inégalités de patrimoine, alors que c’est fondamental en Afrique ».

MEGALOPOLES ET CAMPAGNES

Lagos, Kinshasa… Les dernières décennies ont vu pousser les mégalopoles africaines, souvent ceinturées de bidonvilles d’une pauvreté extrême, mais aussi de très nombreuses villes moyennes.

Plus de 40% des Africains vivent désormais en zone urbaine, contre 14,6% en 1960 (BM). En 1960, seules deux métropoles africaines – Le Caire et Johannesburg – comptaient plus d’un million d’habitants. D’ici 2030, il y en aura une centaine, selon le cabinet McKinsey. Deux fois plus qu’en Amérique latine. Mais cette urbanisation ne rime pas forcément avec exode rural. »La part de la population urbaine continue à croître mais ça ne veut pas dire que les campagnes se dépeuplent, c’est l’Afrique entière qui se peuple. Les villes à un rythme un peu plus élevé que les campagnes. Il y a aussi un problème de chômage en ville en Afrique donc les gens n’ont pas tellement intérêt à migrer vers les villes », juge Christophe Cottet.

ECONOMIE: « 20 ANS DE PERDUS »

L’économie du continent a connu une phase d’expansion jusqu’au début des années 80, puis une période de crise de deux décennies (crise de la dette, politiques d’ajustements structurels…), avant une « renaissance » dans les années 2000.

En témoigne l’évolution en dents de scie du Produit intérieur brut (PIB) par habitant en dollars constants: 1.112 USD en 1960, 1.531 en 1974, 1.166 en 1994 et 1.657 en 2018 (BM). Des statistiques à nuancer, car elles « couvrent le secteur enregistré, officiel » et non « l’économie réelle », largement informelle, souligne l’économiste Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

« Si on fait le bilan sur 60 ans, il s’est passé quelque chose de grave en Afrique: on a perdu vingt ans. Mais il ne faut pas nier ce qui est en train de se passer maintenant qui est plus positif », observe Christophe Cottet.

« En mettant l’accent sur le court terme au détriment des investissements en matière d’éducation, de santé, de formation, les programmes d’ajustements structurels du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale ont cassé la dynamique de développement », déplore aussi Kako Nubukpo, auteur de « L’urgence africaine, changeons le modèle de croissance ».

UN MODELE A INVENTER

Faiblement industrialisée, avec un secteur agricole prédominant et une récente émergence du tertiaire, l’Afrique cherche donc encore son modèle de développement.

« On n’est pas sortis du modèle colonial. Au fond, l’Afrique reste productrice et exportatrice de matières premières », du cacao à l’uranium. « Et elle importe ses propres matières premières transformées », épingle Kako Nubukpo. « C’est patent sur le coton: 97% de la fibre de coton africaine est exportée sans transformation. Or, c’est au moment de la transformation de la matière première que se créent la valeur et les emplois ».

Pour Jean-Joseph Boillot, « l’Afrique est encore en phase de recherche d’un modèle économique de développement ». « Il y a très peu de développement d’industries locales. Cela ne peut se faire que par une protection industrielle très forte du continent, mais il est taraudé par les grandes puissances pour continuer le libre-échange. Les Chinois, les Indiens et les Occidentaux veulent pouvoir continuer d’y déverser leurs produits », juge l’auteur de « Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain ».

GOUVERNANCE

« Nos responsables politiques doivent faire beaucoup plus pour défendre les intérêts des Africains, pour s’affirmer dans leurs relations au reste du monde », estime Francis Nyamnjoh.

Pour Kako Nubukpo, « l’Afrique ne se développe pas parce qu’elle est prise au piège des rentes et les premiers rentiers, ce sont les dirigeants africains. Il faut promouvoir la démocratie, des élections libres et transparentes pour avoir des dirigeants légitimes qui aient à coeur l’intérêt général, ce qu’on n’a absolument pas ».

Parmi les quarante pays jugés les plus corrompus au monde en 2018, 20 étaient en Afrique subsaharienne, selon l’indice de perception de la corruption de Transparency international.

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