Entre séjours à l'hôpital et en prison, Tariq Ramadan ne cesse de clamer son innocence. © B. ALLIN/HANS LUCAS

Affaire Tariq Ramadan: Marie, seize mois en enfer

Le Vif

Une troisième femme a porté plainte, le 7 mars dernier, contre le prédicateur Tariq Ramadan. Un nouveau dossier, où viols, violences et emprise tissent la trame d’un long cauchemar.

Je n’ai aucune idée de pourquoi elles font cela.  » Quelques minutes avant sa double mise en examen pour viols, ce 2 février, en fin d’après-midi, Tariq Ramadan n’en démord pas. L’islamologue l’affirme sèchement aux juges d’instruction parisiens : il n’a jamais eu de rapports sexuels avec les deux plaignantes – Henda Ayari et Christelle* – qui l’accusent d’avoir abusé d’elles avec une violence rare en 2012 et en 2009. Les magistrats ont beau l’informer que d’autres femmes, qui ont témoigné sous X, lui  » prêtent les mêmes attitudes « , l’influent prédicateur suisse de 55 ans continue de clamer son innocence. Hors de question d’admettre que lui, le défenseur des valeurs d’un islam particulièrement conservateur, mène en parallèle une vie sexuelle dévoyée.

Un mois et un séjour à la prison de Fleury-Mérogis plus tard, le voilà officiellement visé par une troisième plainte en France. Ce que redoutait tant Tariq Ramadan, la libération de la parole et l’effet domino, s’est concrétisé le 7 mars lorsque Marie* a décidé à son tour de briser le silence qui l’étouffait. Dans sa plainte, déposée au parquet de Paris, cette Française d’origine maghrébine d’une quarantaine d’années, aux cheveux de jais et à la silhouette élancée, dénonce pas moins de neuf viols commis à Paris, Roissy, Lille, Londres et Bruxelles entre février 2013 et juin 2014. Elle dit avoir été prisonnière d’un système pervers de sévices sexuels dans lequel se mêlent emprise mentale, humiliations et menaces. Elle se distingue en cela de Henda Ayari et de Christelle, qui font chacune état d’un seul viol.

Avant même de la rencontrer physiquement, il sait déjà tout d’elle et de son douloureux passé

Marie ne cache pas un passé compliqué, et pour cause : elle a été l’une des escort girls de l’affaire du Carlton de Lille, où des personnalités comme Dominique Strauss-Kahn ont été accusées de proxénétisme. Mais elle n’en reste pas moins une femme solide, déterminée à assumer son histoire. En quoi une ancienne prostituée ne pourrait-elle pas, elle aussi, être victime de violences sexuelles ? Consciente que la défense tentera peut-être de discréditer sa version des faits, en insistant sur son passé pour sous-entendre un consentement, ou une fragilité, Marie sait aussi qu’elle pourra s’appuyer sur son expertise psychologique menée lors de l’enquête lilloise. Dans ses conclusions, dont Le Vif/L’Express a pris connaissance, l’expert se montrait élogieux à l’égard de cette femme en proie à des  » impasses situationnelles « . Il n’avait décelé chez elle  » aucun trouble de la personnalité ni de l’intelligence susceptible d’affecter la validité de ses propos « , malgré des blessures anciennes : septième d’une fratrie de neuf enfants, élevée dans un environnement  » chaotique  » par un ancien chauffeur de poids lourds et une mère au foyer aux valeurs traditionnelles, Marie était entrée dans la prostitution après avoir été  » remise  » par sa famille à un client émirati. Le psychologue n’avait pas davantage relevé chez elle de  » tendance à la mythomanie ou à l’affabulation « . Au contraire, soulignait-il, cette quadragénaire dispose d’un QI supérieur à la moyenne – 116 – et de capacités  » d’introspection et de remise en question personnelle « . Elle s’exprime par ailleurs  » avec des mots précis, circonstanciés et modérés dans leur expression émotionnelle « .

Pour assurer sa défense, Marie a choisi Francis Szpiner, un ténor du barreau. Il devra affronter...
Pour assurer sa défense, Marie a choisi Francis Szpiner, un ténor du barreau. Il devra affronter…© M. BUREAU/AFP

Pourquoi elle ?

Le premier contact entre Marie et Tariq Ramadan remonte au 7 février 2013. Comme plus de 2 millions de personnes, Marie, musulmane pratiquante, est abonnée à la page Facebook officielle du théologien suisse pour suivre son actualité. Alors, quand ce dernier engage avec elle une conversation privée sur le réseau social, lui demandant si c’est bien elle qu’il a aperçue à une de ses conférences la semaine précédente, la quadragénaire se dit  » surprise  » et  » méfiante « . S’agit-il du vrai Tariq Ramadan ou d’un imposteur ? Pourquoi elle ? Elle est certes sensible à son interprétation de l’islam, mais elle n’a jamais assisté au moindre de ses colloques… Une connexion vidéo sur Skype lui ôte ses derniers doutes : c’est bien le charismatique théologien qu’elle voit apparaître à l’écran, assis à son bureau. Qu’un homme si célèbre et doté d’une telle  » aura  » prenne le temps de lui écrire la flatte. Elle lui donne son numéro de portable. La suite se passe sur des applications comme WhatsApp ou Viber, qu’il lui demande d’installer pour échanger de manière sécurisée.

Il la frappe, l’insulte. Puis « commence une strangulation

Les conversations virtuelles sont quotidiennes, de jour comme de nuit. Le professeur d’Oxford se montre d’abord à l’écoute, bienveillant. Il lui distille des conseils religieux, elle qui traverse une période d’interrogations sur sa foi.  » Affectée psychologiquement  » par une séparation récente d’avec son compagnon, avec qui elle était mariée religieusement, elle  » cherchait vers qui se tourner pour être guidée « , expliquent les avocats de Marie, représentée notamment par Francis Szpiner, dans la plainte.

« Totale confiance »

Cette mère de famille domiciliée dans les Hauts-de-France n’occupe par ailleurs aucun emploi stable. Désargentée, elle élève seule ses deux enfants et a la charge de sa mère, malade. Très vite, Marie se livre sans complexes. Dans leurs échanges, elle n’occulte rien des  » éléments susceptibles de lui nuire  » : les moindres recoins de sa vie intime, les traumatismes de son enfance – entre carences affectives et violences au sein du foyer familial -, les difficultés de sa vie de femme… Elle lui accorde même sa  » totale confiance « . Alors, elle s’épanche sur ce lourd secret qui la ronge : son nom apparaît dans le dossier retentissant, à l’époque en cours d’instruction, du Carlton de Lille. Voilà deux ans, précise-t-elle, qu’elle a tourné la page de la prostitution. Qu’elle tente d’oublier les soirées au Murano avec DSK.

Avant même de la rencontrer physiquement, l’intellectuel suisse sait déjà tout d’elle. Ces confidences sur son passé sulfureux et douloureux, Tariq Ramadan s’en sert  » pour donner à leurs échanges très rapidement des côtés très osés « , dénonce la victime présumée dans sa plainte. Un premier rendez-vous est fixé en huit jours. Ce sera à Bruxelles, au Radisson Blu Royal Hotel. Le professeur d’Oxford y donne une conférence, ce 15 février 2013, sur le thème  » Foi et/ou raison « , à l’invitation du Cercle des étudiants arabo-européens.

... Yassine Bouzrou, avocat de Tariq Ramadan, qui garde le dossier malgré les tensions avec le comité de soutien de l'islamologue.
… Yassine Bouzrou, avocat de Tariq Ramadan, qui garde le dossier malgré les tensions avec le comité de soutien de l’islamologue.© G. BASSIGNAC/DIVERGENCE

« Surprise, contrainte et frappée »

Marie raconte qu’il lui fournit des instructions très précises pour gagner sa chambre. Celui qu’elle doit appeler  » Maître  » l’invite à la discrétion : il ne faut pas qu’elle décline son identité à l’accueil. Elle doit se faufiler discrètement dans le flot des autres clients pour prendre l’ascenseur. Puis récupérer la clé dépassant sous la porte. Vers 23 heures, veste anthracite et chemise bleu ciel, Tariq Ramadan fait son apparition. Il l’embrasse, la caresse. Mais les choses dérapent en quelques minutes.

 » Surprise, contrainte et frappée « , Marie livre le récit de deux relations sexuelles non consenties. D’abord,  » une fellation de force « , au cours de laquelle l’islamologue lui  » agrippe les cheveux « . Puis, elle décrit une scène  » particulièrement violente  » : après  » une pénétration vaginale « , nue dans la baignoire, elle se fait uriner dessus.  » Chienne, pute, salope « … Les insultes pleuvent. La sidération et le choc l’empêchent de partir avant le lendemain matin. Elle assure avoir mis plus de huit heures pour parcourir un peu plus de 300 kilomètres et rentrer chez elle, après avoir été forcée de partager un petit déjeuner gênant avec son agresseur présumé.

Entre injures et regrets, les échanges se poursuivent. Pourquoi ne pas avoir coupé les ponts ? Pourquoi avoir continué à fréquenter son  » maître  » dans ces conditions, au moins à huit reprises ? L’emprise, explique Marie, malgré tout fascinée par le personnage. La peur aussi. Celle qu’il s’en prenne à ses proches, à ses enfants, qui comptent plus que tout.  » Tariq Ramadan agissait comme un gourou sectaire. Quand Marie se plaignait de sa brutalité, il lui répondait de se taire, d’obéir et de reprendre sa soumission « , explique une source proche du dossier.

Les menaces fusent :  » Je vais te détruire « ,  » te punir « , ou encore  » te réduire en miettes « , selon les termes relevés dans la plainte. L’homme exige que Marie soit  » disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre  » et témoigne, photos à l’appui, de chacun de ses faits et gestes.  » Il est entré en possession de ses codes de messageries et de réseaux sociaux pour mieux la contrôler. Il lui demandait d’envoyer des messages vidéo […] dans des positions de soumission avec des accessoires (colliers, chaînes, etc.) et établissait son pouvoir sur elle « , soulignent les conseils de la plaignante. Le piège se referme : Tariq Ramadan dispose d’éléments gênants et s’en sert pour faire chanter Marie. Cette dernière redoute qu’il ne les transmette à sa famille.

Un déclic salvateur

Les mois défilent, les rencontres,  » systématiquement violentes « , se succèdent, dans des hôtels la plupart du temps. Pratiques sexuelles malsaines, tenues aguichantes imposées… les exigences humiliantes du prédicateur vont  » crescendo « . Chaque fois, Marie dit s’être sentie contrainte de faire le trajet. L’un des rendez-vous, affirme-t-elle, s’est déroulé dans un Holiday Inn près de la gare de l’Est, à Paris, là même où Henda Ayari, première plaignante, dit avoir été violée par le prédicateur un an plus tôt. Le dernier, d’une sauvagerie inouïe, a lieu dans un hôtel du nord de la France, en juin 2014. Selon le récit de Marie, Tariq Ramadan lui ordonne de trouver une seconde femme pour  » réaliser un de ses fantasmes « . Mais le plan à trois vire à l’échec : l’invitée préfère finalement quitter les lieux. Lui est pris d’une  » rage folle « . Paranoïaque, il soupçonne Marie d’avoir tenté de le  » piéger « . Il la frappe, l’insulte. Puis lui tire les cheveux et  » commence une strangulation  » en utilisant sa ceinture, tout en la  » pénétrant de force « .

Marie a conservé des photos et vidéos qui attesteraient les sévices

Cette nuit d’horreur constitue, paradoxalement, un déclic salvateur. La quadragénaire dit avoir eu  » peur pour sa vie « . Elle commence à prendre ses distances, esquive les rendez-vous, ne cède plus aux menaces.  » Tétanisée et sidérée « , elle  » prend conscience de la situation et de la nécessité d’échapper à l’emprise de M. Ramadan « , développent ses avocats. Mais il lui a fallu près de quatre ans pour trouver le courage de se tourner vers la justice. Longtemps, elle a hésité. La peur toujours. De ne pas être crue, des représailles aussi. Le témoignage de Henda Ayari, qui s’est exprimée à visage découvert dans le sillage de l’affaire Weinstein et du hashtag #BalanceTonPorc, a été déterminant. Marie découvre qu’elle n’est pas isolée. L’incarcération de l’islamologue la rassure quant à sa sécurité.

Le dossier, que ses avocats entendent transmettre aux enquêteurs, est épais. Elle a conservé des centaines d’échanges, messages WhatsApp, photos et vidéos à caractère pornographique qui attesteraient les sévices. Une précaution d’autant plus utile que, dans le cadre des autres plaintes, l’enquête a démontré que Tariq Ramadan était prudent lors de ses activités numériques. Il envoyait parfois des messages qui s’effaçaient automatiquement, utilisait plusieurs lignes téléphoniques – française, suisse, britannique et qatarienne – et avait ouvert plusieurs comptes sur Skype, dont un au nom d' » Oxtari  » (pour Oxford et Tariq).

Les avocats de Henda Ayari (photo) et de Christelle, la première et la deuxième plaignantes, notent des similitudes avec le récit de Marie.
Les avocats de Henda Ayari (photo) et de Christelle, la première et la deuxième plaignantes, notent des similitudes avec le récit de Marie.© JOEL SAGET/BELGAIMAGE

Absurde défense

Les avocats de Henda, Christelle et Marie pointent les similitudes dans les récits de leurs clientes en matière de mode opératoire :  » hameçonnage  » sur les réseaux sociaux, ciblage de femmes musulmanes en perte de repères, rencontres à l’hôtel, pratiques sexuelles sadomasochistes, pressions… Elles trouvent absurde la stratégie de la défense consistant à nier systématiquement jusqu’à l’existence même de rapports sexuels avec les plaignantes.  » Il n’y a pourtant aucun intérêt pour elles de mentir, analyse Eric Morain, conseil de Christelle et de deux femmes qui ont témoigné sous X contre Ramadan. Chaque femme qui se tourne vers la justice prend le risque de voir sa vie bouleversée et de ne récolter que des ennuis.  »

Lors de sa garde à vue, Tariq Ramadan avait maintenu que les faits  » ne (lui) évoqu(aie)nt rien « . Que  » non « , il n’avait couché ni avec Christelle ni avec Henda Ayari. Et lorsqu’il était interrogé sur la pratique de la fellation et de la sodomie, le prédicateur évacuait net le sujet :  » Je ne veux pas répondre, cela n’a rien à voir avec l’affaire « , ou  » cela relève de l’ordre du privé « . En revanche, il niait toutes les  » violences  » envers ses partenaires sexuelles ou les pratiques urophiles, décrites pourtant par Christelle comme par Marie. L’islamologue reste aujourd’hui en détention provisoire, mais il a été réhospitalisé au lendemain de cette troisième plainte. Contactés, ses avocats, Yassine Bouzrou et Emmanuel Marsigny, qui sont allés le voir à l’hôpital, n’ont pas souhaité réagir. Les conseils des trois accusatrices, quant à eux, en sont convaincus : d’autres victimes potentielles vont se déclarer au cours des prochains mois.

Par Claire Hache et Jérémie Pham-Lê.

* Les prénoms ont été modifiés.

Cinq dates clés de l’affaire Ramadan

20 octobre 2017

Première plainte. Henda Ayari accuse Tariq Ramadan de l’avoir violée, à Paris, en 2012.

23 octobre 2017

Enquête préliminaire du parquet de Paris.

26 octobre 2017

Deuxième plainte. Christelle* dénonce un viol qui aurait été commis dans un hôtel à Lyon, en 2009.

2 février 2018

Ramadan est mis en examen et écroué. Une information judiciaire est ouverte.

7 mars 2018

Troisième plainte. Marie* évoque une série de viols entre 2013 et 2014, en France, en Belgique et au Royaume-Uni.

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