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6 avril 1994: qui a tué Habyarimana?

A la veille du 16e anniversaire du génocide au Rwanda, retour sur une des plus grandes énigmes du xxe siècle : l’attentat contre l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana, qui donna le coup d’envoi des massacres.

Depuis seize ans, des débris du Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana jonchent le sol à proximité de son ancienne résidence à Kigali. Et depuis seize ans, la même question demeure : qui a ordonné d’abattre cet avion le 6 avril 1994 à 20 h 25, alors qu’il s’approchait de l’aéroport ? L’avion avec ses neuf passagers et trois membres d’équipage français s’est écrasé telle une boule de feu à deux pas de la piscine présidentielle. Ce crash a donné le coup d’envoi du génocide au pays des Mille Collines.

Curieusement, aucune enquête internationale n’a jamais été lancée, alors que l’avion transportait également le chef d’Etat burundais Cyprien Ntaryamira. Deux présidents en exercice tués sur le coup, mais à l’ONU personne n’a jamais cherché
à savoir… Les enquêteurs du Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) qui ont voulu en savoir plus sur le sujet ont tous été sèchement désavoués.

Du coup, en l’absence d’enquête internationale, deux thèses principales continuent de s’opposer. La première, la plus logique, vise les extrémistes hutu. Ils auraient décidé de liquider le président, car ils refusaient tout partage du pouvoir avec la rébellion tutsi du Front patriotique rwandais (FPR). L’accord d’Arusha, que le président avait signé en 1993, octroyait au FPR la moitié des postes de commandement et 40 % des effectifs des FAR, les forces armées rwandaises. Inacceptable pour les faucons du régime comme Théoneste Bagosora, surnommé le « cerveau du génocide », qui sera condamné à perpétuité par le TPIR.

La seconde thèse, plus cynique, vise le FPR. Dirigé
à l’époque par Paul Kagame, aujourd’hui à la tête de l’Etat rwandais, il aurait voulu s’emparer de tout le pouvoir, car tout partage le reléguait à une position de minorité. La thèse est cynique en ceci : le FPR n’aurait pas hésité à allumer la mèche du baril de poudre que constituait le Rwanda à l’époque, et donc à sacrifier les Tutsi de l’intérieur (considérés comme des « collabos »), avant de déferler sur le pays en libérateurs.

Saura-t-on un jour le fin mot de l’histoire ? Début 2010, le dossier s’est réveillé. Un « comité indépendant d’experts », dirigé par Jean Mutsinzi, ancien président de la Cour suprême du Rwanda, rendait publique une enquête fouillée : 182 pages, 557 témoins interrogés, des centaines de documents épluchés, dont les enquêtes de l’auditorat militaire belge et du juge Damien Vandermeersch. Sa conclusion ? « Habyarimana a été tué par les siens. » De ce comité nommé par le gouvernement rwandais, toute autre conclusion était illusoire. « Les témoignages qui ne confirmaient pas le postulat de départ ont été écartés comme « ne présentant pas de grand intérêt » », relève Filip Reyntjens, professeur à l’université d’Anvers, qui a décortiqué le rapport.

Instructions uniquement à charge

Si Paul Kagame a attendu quinze ans avant de lancer une enquête, c’était avec un objectif très précis : mettre en pièces le rapport du juge français Jean-Louis Bruguière, qui, en 2006, a mené
à l’inculpation de neuf membres de son entourage pour leur implication dans l’attentat.

« Une enquête biaisée, conduite au mépris de toutes les règles », estime le comité, qui reproche à Bruguière de n’être jamais allé sur le terrain et d’avoir transformé son rapport en réquisitoire politique. L’accusation est fondée, mais le comité rwandais a commis la même erreur que le juge français : une instruction uniquement à charge. Aussi Bruguière et Mutsinzi parviennent-ils à des conclusions diamétralement opposées.

Tout d’abord, les FAR possédaient-elles des missiles sol-air ? Affirmatif, établit le rapport Mutsinzi, mais qui parle surtout de commandes. Bruguière assène, lui, que seul le FPR en possédait.
D’où les missiles ont-ils été tirés ? Pour le juge français, depuis le lieu-dit « La Ferme » à Masaka, où le FPR se serait infiltré, et où on a retrouvé les lance-missiles. « Depuis le camp Kanombe des FAR », objecte le comité Mutsinzi, qui ajoute que même s’ils avaient été tirés depuis Masaka, ils n’auraient pas pu l’être par le FPR parce que la route menant à Masaka était contrôlée par les FAR. Autre argument, la garde présidentielle a fait fermer un marché voisin de leur camp quelques heures avant l’attentat et ordonné aux habitants de rester chez eux.

Pour étayer sa thèse, le comité Mutsinzi a financé une étude balistique réalisée par deux Britanniques. De l’avis de Reyntjens, l’argent des bailleurs de fonds aurait pu être mieux utilisé : « Cette étude ne se prononce que sur deux questions, et sur aucune de ces questions son avis n’est décisif ni même pertinent », constate-t-il.

Quant à l’origine des missiles, Bruguière a établi, sur la base des assertions de Reyntjens, qu’ils proviennent de stocks ougandais. L’armée ougandaise les aurait transmis à ses alliés du FPR, « mais le comité a jugé préférable de ne pas vérifier cette information », souligne l’universitaire.

De son côté, le rapport Bruguière cite plusieurs anciens membres du FPR, dont Abdul Ruzibiza (qui s’est étonnamment rétracté après avoir accusé Kagame avec force détails durant plusieurs années), ainsi que des personnes étrangères au FPR, notamment l’enquêteur australien du TPIR Michael Hourigan qui avait recueilli en 1997 des révélations impliquant Kagame dans l’attentat, « mais aucune de ces personnes n’a été interrogée par le comité Mutsinzi afin de confirmer ou d’infirmer leurs dires », constate Reyntjens.

Là aussi, le comité reproduit la même erreur que Bruguière : ne pas confronter ses sources. Par contre, Bruguière cite nommément ceux qu’il soupçonne être les auteurs directs de l’attentat, alors que le rapport Mutsinzi ne suggère le moindre auteur. Pis, relève Reyntjens, il n’a même pas interrogé ceux que Bruguière cite, pour savoir au moins où ils se trouvaient le 6 avril 1994 à 20 h 25.

Museveni fait traîner en longueur

D’où l’ultime question : si l’avion du président Habyarimana avait tranquillement atterri à Kigali, le génocide aurait-il eu lieu ? Pour beaucoup d’anti-Kagame qui l’accusent d’avoir fomenté l’attentat, la réponse est négative, ce qui leur permet, avec une perversité certaine, de diluer la responsabilité du génocide. Pour Paul Kagame lui-même, « le génocide se serait poursuivi, puisqu’il existait sous une forme rampante depuis 1959 année où la majorité hutu a pris le pouvoir.

Le 6 avril n’a été qu’un prétexte pour passer à la vitesse supérieure ». Pour l’ancienne procureure du TPIR Carla Del Ponte, qui avait réclamé des enquêtes sur le FPR mais dont le mandat n’a pas été renouvelé en 2003, « si c’est le FPR qui a commis l’attentat, l’histoire du génocide devra être réécrite ». Mais qui tient vraiment à réécrire l’histoire ?

François Janne d’Othée

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