Ettore Majorana © Wikipedia

Ettore Majorana, le génie évaporé

Le Vif

Les théories les plus folles courent sur la mystérieuse disparition, en 1938, d’Ettore Majorana, génial physicien italien. Mais une simple photo et une banale carte postale, retrouvées en Amérique du Sud, ont résolu l’équation… Enfin, presque.

Au printemps 1938, le physicien Ettore Majorana disparaît brutalement. Pourquoi ? Comment ? Des dizaines d’enquêteurs, de journalistes, scientifiques et historiens l’ont longtemps cherché, multipliant les théories. En vain. Majorana, Sicilien, né en 1906 à Catane, était un génie parmi les génies, énigmatique, indéchiffrable, capable de résoudre les équations les plus complexes à une vitesse inhumaine. Il est devenu un mythe autant pour son oeuvre que pour sa disparition.

Petit, Ettore Majorana fait preuve d’un don aigu pour les mathématiques et se découvre une passion pour la physique. Il devient champion provincial d’échecs à 7 ans et, caché sous la table du salon, impressionne son oncle physicien en lui donnant le résultat d’extractions cubiques calculées mentalement. Une graine de génie. En 1928, inscrit à la faculté d’ingénierie à Rome, il souhaite rejoindre le nouvel institut situé rue Panisperna, premier centre italien de physique théorique. Mais son responsable, Enrico Fermi, sommité scientifique malgré ses 25 ans (il reçoit, treize ans plus tard, le prix Nobel de physique), n’accepte pas n’importe qui. Lors de leur première rencontre, il présente à Ettore le complexe modèle statistique de l’atome sur lequel il travaille et lui montre brièvement un tableau reprenant les données calculées lors de ses expériences. Le lendemain, Majorana revient et extrait de sa poche un petit papier griffonné d’un tableau similaire, reprenant les données qu’il a lui-même calculées, en seulement quelques heures. Les valeurs sont identiques ! « Il y a plusieurs catégories de scientifiques, théorise Enrico Fermi : des gens de second et de troisième rangs, qui font de leur mieux mais ne vont pas loin. Il y a aussi des personnes de premier rang, qui aboutissent à des découvertes de grande importance, fondamentales pour le développement de la science. Et puis il existe des génies comme Galilée et Newton. Ettore était l’un d’eux. »

Erasmo Recami, physicien et professeur à l’Université de Bergame et auteur du livre Le cas Majorana, rappelle qu' »il a omis de publier nombreux de ses résultats dont certains valaient le prix Nobel. Ils ont été découverts des années après et publiés. Le plus remarquable, c’est sa théorie des neutrons qui diffère de la théorie classique de Dirac. En ce moment, au Japon et aux Etats-Unis notamment, de grandes expériences sont menées pour déterminer quelle interprétation est la plus juste. »

Mais à l’époque, la notoriété internationale qui s’empare de l’institut met Majorana mal à l’aise. Il décline la plupart des voyages à l’étranger pour confronter ses travaux (physique nucléaire) avec ses illustres confrères et refuse de publier ses expériences, se faisant souffler la paternité de plusieurs découvertes scientifiques. Enfermé dans sa solitude, il ne fréquente plus l’institut et renvoie les lettres qu’il reçoit en indiquant « destinataire décédé ».

Le départ sans retour

En 1938, il accepte de rejoindre l’Université de Naples pour y enseigner la physique théorique. Un bref retour à la vie sociale avant de disparaître. Le 25 mars, Majorana embarque sur un paquebot de la société Tirrenia pour rejoindre Palerme, où il doit passer quelques jours de vacances, après avoir rédigé une lettre mystérieuse aux tendances suicidaires. « J’ai pris une décision qui était désormais inévitable, écrit-il à son ami Antonio Carrelli, professeur de physique expérimentale. Je te prie de me rappeler au bon souvenir de ceux que j’ai appris à connaître et à apprécier dans ton institut. » Le lendemain, Carrelli reçoit un télégramme de Majorana lui demandant de ne pas s’alarmer. Dans une nouvelle lettre, il lui explique que « la mer » l’ « a refusé » et qu’il retourne à Naples : « Je suis à ta disposition pour d’ultérieurs détails. » Il ne reviendra jamais.

Ettore Majorana s’est volatilisé. Les membres de sa famille n’ont jamais cru à la thèse du suicide, d’autant plus qu’Ettore a prélevé une importante somme d’argent sur son compte bancaire avant de disparaître. Ils écrivent au pape Pie XII, persuadés que le physicien se cache dans un monastère, théorie popularisée par le roman-enquête de Leonardo Sciascia, La disparition de Majorana. Effrayé par les conséquences de ses découvertes sur le nucléaire et leurs futures applications militaires, le physicien aurait décidé d’échapper au monde.

D’autres l’ont reconnu sur une photo de 1950 aux côtés d’Adolf Eichmann, responsable logistique de la « solution finale » nazie. Pour certains, c’est l’indice que Majorana aurait frayé avec le IIIe Reich avant de s’enfuir en Amérique du Sud. Ce que réfute Erasmo Recami, qui enquête depuis 1970 sur la disparition : « Je ne pense pas qu’elle soit liée à la peur de la création de la bombe atomique. Il aurait mieux contribué à la cause en étant présent plutôt qu’en mourant ou en disparaissant. »

Une énième piste, démontée par la justice, identifie Ettore Majorana comme étant Tommaso Lipari, « l’homme chien » qui errait dans les rues de Mazara del Vallo, en Sicile, et qui, selon la légende, y aidait les enfants à résoudre les problèmes mathématiques les plus épineux.

L’énigme à 150 bolivar

Le brouillard le plus absolu règne jusqu’en 2008 et ce coup de téléphone d’un certain Francesco Fasani à l’émission de télévision Chi l’ha visto ? (Perdu de vue à l’italienne). Il affirme avoir côtoyé au Venezuela, dans les années 1950, le physicien, qui vivait à Valencia, à 200 kilomètres de Caracas, et se faisait appeler Bini : « J’étais son mécanicien, son chauffeur. » Fasani travaillait ponctuellement sur la Studebacker jaune de Bini, à laquelle il tenait énormément. « Elle contenait plein de feuilles, avec des numéros et des virgules. J’ai fait le lien entre Bini et Majorana grâce à un Argentin qui m’a dit qui il était. Il ne voulait jamais se faire photographier et comme je devais lui prêter 150 bolivar, je lui ai demandé une photo en échange pour l’envoyer à ma famille. » La preuve reine, déterrée 50 ans plus tard. Qui relance l’affaire. Le département des enquêtes scientifiques s’appuie alors sur un autre indice fourni par Fasani : une carte postale retrouvée dans la Studebacker, rédigée en 1920 par Quirino Majorana, son oncle. Et en février dernier, le parquet de Rome indique disposer d’assez d’éléments pour prouver qu’Ettore Majorana a vécu au Venezuela entre 1955 et 1959.

De nombreuses questions restent pourtant sans réponses, comme le lieu précis où Bini-Majorana est enterré. Pour Erasmo Recami, « la carte postale ne revêt aucune importance. A l’époque, Ettore aurait eu 49 ans, or, sur la photo, le dénommé Bini en a clairement une soixantaine. Les documents les plus probants que j’ai récoltés semblent converger vers une fuite en Argentine. Mais je ne suis pas en mesure de le prouver. Ce dont on peut être raisonnablement certain, c’est qu’il ne s’est pas suicidé.  »

Ce qui alimente de nouvelles théories. Et amplifie le raisonnement d’Enrico Fermi : « Ettore aurait réussi à disparaître ou à faire disparaître son corps. » Il était sans doute aussi le seul capable de résoudre l’énigme de sa propre volatilisation.

Folio Gallimard vient de rééditer En cherchant Majorana – Le physicien absolu, d’Etienne Klein, 208 pages.

Par David De Matteis, à Rome

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