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« Les trafiquants d’esclaves belges auraient transporté cinq mille personnes »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Dans son nouveau livre intitule De Zwarte handel (Le commerce noir), l’ancien diplomate et écrivain Herman Portocarero confronte ses lecteurs à une page sombre de notre histoire : le trafic belge d’esclaves.

Aux Pays-Bas, le débat sur l’implication nationale dans le trafic d’esclaves fait rage depuis quelque temps, et il a même mené à une discussion sur l’utilisation de l’expression « Siècle d’or » pour une époque où les nouvelles richesses étaient acquises par la cruauté et l’exploitation. Aux États-Unis, des statues d’anciens esclavagistes ont été déboulonnées lors de manifestations #BlackLivesMatter. En Belgique, on se pose très peu de questions sur cette époque – Lucas Cathérine, l’auteur d’une oeuvre sur « notre » implication inconnue en Afrique et sur d’autres continents, constitue l’une des rares exceptions. D’où vient ce silence ? Est-ce parce que nous ne sommes pas encore réconciliés avec notre passé colonial ? Parce que le trafic d’esclaves organisé depuis la Belgique a eu lieu un siècle avant l’indépendance belge ? Peut-on d’ailleurs déjà parler de « Belgique » avant 1830 ?

Si l’on considère que des peintres comme Van Eyck ou Rubens ou encore l’industriel gantois comme Lieven Bauwens (1769-1822) font partie de l’histoire de la patrie, pourquoi pas le trafic d’esclaves ? Aux Pays-Bas, ils n’hésitent pas à reprendre le comté de Hollande ou les Provinces-Unies, et tout ce qui précède la fondation des Pays-Bas unis en 1813 sous le roi Guillaume Ier, dans leur histoire nationale. Ou comme le constate Herman Portocarero : « L’initiative était prise par des financiers à Bruxelles. La bourse anversoise fournissait l’argent. Les armes venaient de Liège. L’export avait lieu depuis Ostende. L’un des plus célèbres capitaines était gantois. C’était déjà le parfait modèle belge. » Et surtout, une grande partie du trafic d’esclaves « belge » se faisait en noir. Le trafic s’inscrivait dans un trajet commercial qui transportait des armes pour les rebelles américains de Georges Washington au Nouveau monde sous le nez des Britanniques.

Herman Portocarero
Herman Portocarero© Jonas Lampens

La compagnie d’Ostende

Aux Pays-Bas, c’étaient les grandes « compagnies » d’affaires qui pratiquaient la traite d’esclaves : elles faisaient partie des principales sociétés de transport et de commerce internationales des 17e et 18e siècles. Les flottes de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales passaient par l’Afrique et l’Inde avant de rejoindre les Indes orientales néerlandaises, l’Asie du Sud-Est, le continent chinois etc. La Compagnie néerlandaise des Indes occidentales envoyait ses flottes dans les Caraïbes et en Amérique du Sud, généralement aussi via l’Afrique. Ce n’était pas un détour, mais une partie nécessaire de la route commerciale : sinon, où irait-elle chercher des esclaves ?

À partir de 1721, la « Belgique » a aussi sa compagnie: la Compagnie d’Ostende, officiellement nommée Compagnie générale, impériale et royale des Indes. La société vend ses marchandises transportées à Ostende et à Bruges et se réunit à Anvers, Bruges ou Gand. Rapidement, elle fonde des comptoirs au Yemen, au Bengale (l’actuel Bangladesh) et la Chine. Dans son livre, Herman Portocarero indique que « le trafic d’esclaves faisait partie des activités. Madagascar était situé sur la route de retour des postes de traite flamands en Inde, et des navires de la Compagnie ont manifestement participé au commerce d’esclaves entre cette île et le Brésil. » La Compagnie d’Ostende n’a pas beaucoup de succès : les Pays-Bas méridionaux font encore partie de l’empire des Habsbourg d’Autriche, et les Britanniques et les Néerlandais y voient une infraction aux traités de commerce de l’époque. La compagnie est dissoute en 1731.

Du moins officiellement, car jusqu’en 1771 (l’ancienne) Compagnie d’Ostende continuera ses activités secrètement. Des armateurs et des navires des Pays-Bas méridionaux récupèrent des marchandises dans des ports tel que Cadiz pour les transporter de l’autre côté de l’Atlantique. La guerre d’indépendance américaine contre la Grande-Bretagne éclate en 1775 et dure jusqu’en 1783. Les Pays-Bas méridionaux y sentent une opportunité. Portocarero: « Il est prouvé que l’on transportait de grandes quantités d’armes liégeoises vers les rebelles américains, malgré une interdiction soutirée par les Britanniques au gouvernement des Habsbourg d’Autriche à Bruxelles. Et la traite humaine et le trafic d’armes vont de pair. Une opération triangulaire s’en est suivie, les armes étant expédiées en Afrique de l’Ouest, les esclaves aux Caraïbes et les recettes des plantations envoyées chez eux. Ainsi, les navires ostendais ont presque naturellement et inévitablement fait partie de la traite des esclaves vers les Caraïbes. Les armes européennes étaient l’un des produits les plus recherchés pour le troc qui faisait durer l’esclavage ».

Comme Ostende et les Pays-Bas méridionaux étaient retardataires et presque pirates dans le commerce international à partir du milieu du 18e siècle, et que les activités légales étaient rapidement contrecarrées par les puissances maritimes traditionnelles, Ostende et les Pays-Bas méridionaux sont devenus adeptes de toutes sortes de solutions clandestines : manipuler ou camoufler la nationalité des navires, prétexter la neutralité politique avec des navires dits masqués, falsifier les destinations des cargaisons sur les connaissements, etc. Les possibilités étaient légion. Les transports d’armes pour les rebelles américains pouvaient être officiellement destinés à l’Afrique de l’Ouest, et ce qui était une cargaison d’armes sur un connaissement pouvait très bien changer en cargaison de trafic humain dès que l’on prenait la route entre l’Afrique d’Ouest et les Caraïbes, le deuxième côté du triangle transatlantique. »

Le capitaine gantois Pierre Ignace Liévin Van Alstein

Tout commence par ce produit d’exportation belge, toujours célèbre aujourd’hui: les armes. Portocarero : « Liège fournissait les armes, et Ostende les exportait. On estime que 2000 canons, 74 000 boulets de canon, et 29 000 fusils, originaires de l’industrie liégeoise, ont été expédiés en Amérique du Nord. On utilisait les mêmes trajets pour le trafic d’esclaves. Ces développements ostendais correspondent exactement aux années 1770 et 1780, quand l’importation d’esclaves augmente de manière dramatique en raison de la croissance accélérée de l’industrie du sucre. » Les navires ostendais profitent du boom économique à Cuba. L’esclavagiste allemand Friedrich Romberg cherche et trouve des bailleurs de fonds à Bruxelles et Anvers. La famille aristocratique belge Vilain XIIII est prête à financer le trafic d’esclaves organisé par Romberg sur des navires d’Ostende. Herman Portocarero: « On estime que les trafiquants d’esclaves belges auraient transporté cinq mille personnes. »

Ces informations nous sont parvenues grâce aux notes précises du capitaine gantois Pierre Ignace Liévin Van Alstein. Celui-ci a dirigé quatre traversées à bord d’un négrier. Bien qu’il opérait pour des armateurs français, ses témoignages représentent bien ce qu’il se passait à Ostende. Au cours de ses traversées, il croisait souvent des navires des ports, même si lors de leurs opérations clandestines ils naviguaient sous une autre bannière ou nom, Alstein reconnaissait ses compatriotes.

Van Alstein aurait été un capitaine relativement humain, qui traitait bien tant l’équipage que les esclaves. « Pour preuve, il est mentionné que le taux de mortalité lors de ses voyages, tant parmi les Africains que parmi l’équipage, était remarquablement bas, et qu’il n’a apparemment jamais été confronté à la révolte à bord. Portocarero souligne que Van Alstein n’a pas agi uniquement par humanisme : en tant que capitaine ponctuel, Van Alstein a pris « soin de l’investissement de ses commanditaires ».

Ce n’était pas le cas sur les navires ostendais. Portacarero a retrouvé une remarquable lettre de Friedrich Romberg à Philippe Mathieu Vilain XIIII, datée du 12 septembre 1784. Il y explique que pendant la traversée de l’Afrique vers les Caraïbes à bord du négrier Le Prince de Saxe-Teschen, après 88 jours de mauvais temps, « seuls 177 esclaves » restaient à l’arrivée au Cap, à Haïti : « Après que M. Lory Plombard et Cie (le courtier du Cap) avaient soigneusement examiné l’état de « tous ces êtres souffrants », il a été décidé qu’il n’était pas possible de continuer jusqu’à La Havane ». Ainsi, les derniers restes de la « cargaison » ont été transférés dans l’important port haïtien de Port-au-Prince, « en raison de l’inévitable nécessité d’une vente rapide ». Ce n’est pas un euphémisme, car pendant le trajet relativement court du Cap à Port-au-Prince, 28 autres esclaves sont morts : « Il ne restait que 91 têtes ».

C’est pourquoi Herman Portocarero insiste sur le fait que les chiffres réels de la traite des esclaves sont beaucoup plus élevés que les chiffres officiels, étant donné le taux de mortalité élevé pendant les traversées transatlantiques. « On arrive alors rapidement à un million et demi d’Africains morts à cause de la traite des esclaves en mer, selon les estimations approximatives. C’est un génocide en soi », déclare-t-il à Knack.

Il est donc assez inutile de compter le Gantois Van Alstein parmi les « bons compatriotes », et les opérations financées par Vilain XIII parmi les mauvais exemples de la traite des esclaves. « Il n’y avait pas de « bons capitaines d’esclaves ». Tout comme il n’y a jamais eu de meilleur ou de pire esclavage. Il n’y a eu que du pire et du encore pire », déclare encore Herman Portocarero.

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