Anvers 1944, suspects de collaboration au zoo © Belga

Les collaborateurs flamands n’ont pas payé un tribut plus lourd que les Belges francophones

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Près de trente ans après la première édition de La répression des collaborateurs, Luc Huyse et Steven Dhondt sortent une édition améliorée de leur ouvrage. Dans cette étude révolutionnaire, armés de chiffres concrets, les auteurs mettent fin à certains mythes. Retour sur le récit, en compagnie des professeurs Bruno De Wever, Koen Aerts et Luc Huyse.

Il y a exactement un an, le magazine nationaliste flamand ‘t Pallieterke publiait une édition spéciale étonnante. À l’occasion du 75e anniversaire de la Libération, les rédacteurs jugeaient nécessaire de s’attarder sur la répression, « une souillure dans l’histoire belge ». Les châtiments envers les collaborateurs après la Seconde Guerre mondiale, selon la première page, était « avant tout anti-flamands et leur but était de mettre fin, une fois pour toutes, au mouvement nationaliste flamand ».

La vision de ‘t Pallieterke n’est pas la plus courante aujourd’hui. Mais autrefois c’était différent. Il y a encore quelques décennies, l’idée que les collaborateurs flamands étaient punis plus sévèrement que les francophones dominait. Plutôt que d’être des auteurs de crimes, les collaborateurs flamands étaient présentés comme des « victimes de la répression ».

Si aujourd’hui de moins de moins de personnes adhèrent à ce point de vue, c’est largement grâce un travail scientifique. À l’aide d’extraits du Moniteur belge, les sociologues Luc Huyse et Steven Dhondt, tous deux associés à la KU Leuven, ont montré que les collaborateurs flamands n’ont pas payé un tribut plus lourd que les Belges francophones.

Selon le chercheur Koen Aerts, le livre « a marqué le début de l’historiographie scientifique sur la répression de la collaboration. Jusqu’alors, la répression avait été le domaine de la culture flamande-nationaliste de la lamentation. Les émissions de Maurice De Wilde, et, un peu plus tard, ce livre, ont brisé ce monologue ».

Koen Aerts
Koen Aerts© ID

Huyse et ses collègues ont fait mal au Mouvement flamand, mais ils ne sont pas que négatifs. En (re)lisant le livre aujourd’hui, on pourrait être surpris que l’ouvrage ait été si fermement rejeté par le Mouvement flamand.

Huyse, qui à l’époque était accusé de ne prêter attention qu’aux « chiffres froids », semble comprendre le sentiment d’injustice qu’ont éprouvé de nombreux anciens collaborateurs flamands encore longtemps après la guerre. Selon lui, ces sentiments ne tombent pas du ciel. Le livre revient en détail sur les erreurs commises par les politiciens et le pouvoir judiciaire au niveau des châtiments infligés aux collaborateurs. La répression, selon Huyse, a déraillé au cours des 18 premiers mois après la Libération.

Gros poissons

Trente ans plus tard, le sociologue ne pense pas autrement. « Pendant ces mois-là, il n’y avait absolument aucun équilibre entre crime et châtiment », explique Huyse. « Les plus petits poissons, en particulier, ont été arrêtés et sévèrement punis. Cela a créé une grande inégalité juridique. Pour citer le cas peut-être le plus frappant : les combattants du front de l’Est arrêtés immédiatement après la libération d’Anvers en septembre 1944 se sont vu infliger les plus lourdes peines. On estime qu’une vingtaine de ces combattants ont également été exécutés immédiatement. Ils avaient encore une vingtaine d’années et étaient soit chez eux, soit avaient fui le front. À cette époque, leurs collègues étaient encore sur le front de l’Est. Comme ils ne sont revenus que beaucoup plus tard et que les peines étaient devenues beaucoup plus légères, ils étaient déjà en liberté en 1950. »

Selon Huyse, les lourdes punitions infligées peu après la libération étaient parfois aussi le résultat de l’ignorance. Il a fallu près d’un an, dit-il, avant que la cour martiale n’ait une vision suffisamment précise du poids réel des dizaines d’organisations collaboratrices. Entre-temps, par souci de sécurité, les auditeurs militaires avaient opté pour les sanctions les plus lourdes ».

Si le livre fait encore preuve d’une certaine compréhension pour les erreurs que le système judiciaire a initialement commises, c’est beaucoup moins le cas pour les tentatives d’instrumentalisation politique de la répression. Par exemple, le livre consacre beaucoup d’attention à l' »épuration bourgeoise », un mécanisme punitif qui, selon Huyse, a été utilisé abusivement à des fins politiques pendant au moins quelques mois. Il parle plus particulièrement de la période précédant les élections de 1946. À l’époque, on s’attendait généralement à ce que « le vote incivique » aille presque à l’unisson au CDV. Est-ce une coïncidence si, dans les premiers mois de l’année 46, les dossiers ont pris de l’ampleur et si, soudain, de nombreux collaborateurs, présumés ou non, ont perdu leurs droits politiques ? Huyse et compagnie ne laissent aucun doute à ce sujet. « L’épuration civile », disent-ils, « a en effet été utilisée à des fins électorales dans la perspective des premières élections de l’après-guerre et a donc été dévaluée en instrument politique de parti. »

Près de trente ans plus tard, Huyse n’en fait pas de mystère. Cette politisation de la répression, en l’occurrence par le parti socialiste, le dérangeait. Cette indignation a peut-être contribué au ton parfois clément de l’ouvrage. « Mon analyse n’était pas sans rapport avec la façon dont j’ai regardé la société et la politique pendant cinquante ans », déclare Huyse. « Vous voyez encore comment les politiciens professionnels ne manquent pas une occasion de politiser des thèmes. Il suffit de regarder la question du terrorisme. Les premiers mois de l’année 46, dans le but de gagner des voix, ils ont très vite essayé d’éloigner le plus grand nombre possible de personnes des urnes. On n’a aucunement tenu compte des ressentiments qui, en partie à cause de cela, allaient continuer à proliférer pendant les décennies à venir ».

Le « duc d’Albe » de la répression

Le livre accorde beaucoup d’attention à la manière dont la répression a déraillé. Nous savons maintenant qu’en général, les principes de l’État de droit ont été respectés même pendant les mois les plus agités. Compte tenu des circonstances exceptionnelles, on pourrait même dire que c’est un miracle que la justice fonctionne toujours aussi bien et que la répression ne déraille pas beaucoup plus souvent. En ce sens, les chapitres ajoutés à la nouvelle édition pourraient être qualifiés de rétablissement de l’équilibre. Dans sa contribution, Pieter Lagrou, professeur à l’ULB, qualifie la répression d' »exploit », un tour de force que notre système juridique actuel, « en ces temps de retards judiciaires dramatiques et de paralysie procédurale », ne pourrait probablement plus gérer. Lagrou souligne qu’en deux ans, les auditeurs militaires de l’époque ont mené 50 000 procès. Cela a nécessité le recrutement de centaines de magistrats dans un délai très court. Ces magistrats, souvent jeunes et inexpérimentés, ont fait preuve d’une « étonnante capacité à corriger très rapidement les peines » et à « traiter des milliers de recours, de cassations et de grâces ».

L’image d’une répression impitoyable et excessive a également été corrigée par Koen Aerts (Université de Gand). Aerts, qui a ajouté un chapitre sur l’exécution des peines prononcées, souligne que, même dans les circonstances les plus difficiles, le gouvernement a fait tout son possible pour respecter les principes de l’État de droit. « C’était clairement aussi une des principales préoccupations de l’auditeur général Walter Ganshof van der Meersch, l’architecte de la répression gouvernementale », déclare Aerts. « Pourtant, l’idée d’une répression excessive s’est avérée très persistante. En tant que casus belli, par exemple, la législation a été interprétée en 1942 pour punir, avec effet rétroactif, les crimes qui n’étaient pas encore précisément définis dans le code. Je ne suis pas enclin à accepter de telles analyses. Contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas eu de tribunaux exceptionnels ni de justice exceptionnelle. Il y avait un droit de défense. Pendant un certain temps, on a joué avec l’idée d’impliquer des membres de la résistance dans le procès, mais Ganshof van der Meersch, pour certains anciens collaborateurs le duc d’Albe de la répression, n’a jamais cédé. Oui, au début, la répression a été sévère. Trop sévère, pourrait-on dire, mais il ne faut pas oublier que la colère de la population était énorme. Il y a eu environ 80 000 morts en Belgique. Certaines régions du pays étaient au bord de la guerre civile. Si vous n’agissez pas avec force, la population risque de prendre la loi en main et la répression populaire sera encore plus incontrôlable. Ce commentaire critique ne fausse pas la thèse de base de Huyse et consorts : la sanction était initialement plus sévère. Et il est vrai aussi que l’ampleur de la peine peut varier d’un endroit à l’autre. Mais est-ce si unique ? Toute personne qui roule trop vite dans l’arrondissement où le juge de police Peter D’Hondt est en charge risque également une sanction plus sévère ».

Peines de mort

Les critiques contre la répression trop dure et injuste concernent généralement aussi les plus de 240 exécutions qui, surtout dans la période qui a suivi la libération, ont exclu à jamais la possibilité d’une réduction de peine. Mais est-ce que cela indique un déraillement de la justice ? Comme Koen Aerts, l’historien Bruno De Wever (Université de Gand) ne trouve pas que les circonstances exceptionnelles constituent un argument absurde. N’oublions pas que ces cas se sont produits alors que la Belgique était encore en guerre », déclare De Wever. L’argument des 242 exécutions contraste avec le fait qu’entre octobre 44 et mars 45, les bombes V ont fait 6000 morts. « Si vous comparaissez devant un juge à ce moment-là et que vous êtes coupable de coopération militaire, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ne soit pas très enclin à la clémence. La collaboration militaire est punie de mort. Ce n’était pas une improvisation du moment par le pouvoir judiciaire, mais une loi démocratiquement légitime. Pour Koen Aerts, il s’agissait d’un État constitutionnel en surrégime. Je pense que c’est une bonne image, parce que les deux aspects y sont contenus. Oui, il y a eu une certaine radicalisation du système judiciaire, mais en fin de compte, la Belgique a agi comme un État constitutionnel. Il est très important que nous transmettions ce message aux cercles où l’idée existe encore qu’une grande injustice s’est produite pendant la répression. Ce n’est pas le cas. Dans ces milieux, la Belgique est souvent présentée comme un déraillement antidémocratique. Les gens auraient été sévèrement punis pour leur idéologie par une Belgique hostile. Ces gens oublient qu’après la guerre, ils ont pu rendre leur discours dominant grâce au fait que la Belgique était un État constitutionnel libéral si fort. Aux Pays-Bas, le ex-Waffen SS n’ont pas intérêt à essayer de se réunir. En raison de la liberté de réunion, d’opinion et d’impression, tout cela est toléré dans la Belgique qu’ils méprisent tant ».

Si Huyse et co ont confirmé au moins en partie l’idée d’un État de droit qui déraille, c’est dû au contexte historiographique. « Ce qui a toujours été négligé dans les lamentations sur la répression, c’est qu’il n’y a pratiquement pas de collaborateurs qui ont purgé leur peine. Même les cas les plus lourds, des hommes qui ont parfois des dizaines de morts sur la conscience, ont été libérés en 1965. Pourtant, l’idée d’une ‘répression démesurée’, comme l’appelait le sénateur du CVP Raymond Derine en 1978, a persisté. On ne peut pas dire que le livre ait mis à fin à cette pensée ».

Une tentative de coup d’état

Un autre ajout, non moins important, vient de Bruno De Wever. Il a toujours mis davantage l’accent sur la collaboration que sur la répression. De Wever : « Si vous êtes indigné par la sanction, peut-être devriez-vous aussi jeter un coup d’oeil à ce qui l’a provoquée. Les ex-collaborateurs ont réussi à faire croire que ce n’était pas la collaboration, mais la répression qui était un acte criminel. La réalité est différente. Motivé par le fascisme, on a tenté de créer un État totalitaire. (…) La collaboration était une tentative de coup d’État, avec des côtés particulièrement sombres. Il s’agissait également de l’arrestation et de la trahison de citoyens dissidents et de la chasse aux juifs. Des enquêtes plus récentes sur des cas individuels, comme celle de Frank Seberechts, le montrent encore plus clairement. L’ensemble de ces enquêtes donne à la collaboration un visage de plus en plus sombre ».

Bruno De Wever
Bruno De Wever© Lies Willaert

Aujourd’hui, l’analyse n’est pas contredite par Luc Huyse. Entre-temps, la recherche scientifique, dont le passé non traité a été le point de départ, l’a obligé à ajuster au moins une partie de son analyse. Huyse : « À l’époque, nous devions travailler avec un échantillon d’extraits de dossiers qui avaient été publiés dans le Moniteur », explique Huyse. Un tel extrait n’est qu’une mini-version d’un fichier. Ce n’est que plus tard qu’il a été possible d’étudier les dossiers complets. Bruno De Wever écrit à juste titre dans sa contribution au livre que ces dossiers montrent que la collaboration a été beaucoup plus sombre que nous l’avions imaginé. Voici la première phrase de l’avant-propos du livre: « La Belgique est malade des années 40 ». Si vous lisez les travaux de Bruno, mais aussi ceux de chercheurs tels que Seberechts, vous devriez reformuler cette phrase : « La Belgique n’a pas été assez malade des années quarante ». Si nous en avions vraiment été malades, il n’y aurait plus de rues Verschaeve « .

Luc Huyse
Luc Huyse© Photonews

S’il avait refait le travail qu’il a fait à l’époque, dit Huyse, le ton aurait peut-être été moins clément. « Maintenant que nous connaissons mieux les dossiers, il devient plus clair à quel point les juges ont été prudents et la collaboration a été difficile. J’aurais fait les choses différemment aujourd’hui, oui. Aujourd’hui, plus qu’en 1991, j’aurais souligné la nécessité de la répression ».

Le pilier noir

Et pourtant. Une conclusion importante de 1991 est toujours d’actualité. Les Flamands et les Wallons n’ont pas été punis différemment pendant la répression. Cela soulève une question qui continue à fasciner. En 1991, Huyse écrivait que la répression initialement extrêmement dure jouait un grand rôle dans la confiance violée dans la politique et la justice. Cela a provoqué un choc dont certains ne se sont jamais remis. Mais si la répression était tout aussi sévère en Wallonie, pourquoi était-elle si souvent qualifiée d’injuste en Flandre que le « coupable » pouvait y devenir une « victime »?

L’explication est, logiquement, à chercher dans la manière dont le gouvernement et le pouvoir judiciaire ont fait face à la répression. Il faut chercher la cause plus tôt, selon la science. Huyse : « Dès les années 1930, vous aviez un réseau de partis, d’organisations, de journalistes et d’autorités catholiques qui considéraient la Flandre comme l’enfant rejeté de la Belgique. C’est un réseau solide et étendu qui a débuté en octobre 1944 et qui a réussi à faire prévaloir l’idée que les collaborateurs flamands étaient des victimes plutôt que des auteurs. Koen Aerts appelle ce réseau le pilier noir. »

Aerts y ajoute une autre thèse plausible, mais pas encore documentée. Le fait que la répression ait été ressentie comme une injustice majeure, surtout en Flandre, est peut être lié au fait que le collaborateur flamand moyen était issu d’une classe sociale plus élevée que son homologue wallon. En Wallonie, il s’agissait le plus souvent d’ouvriers, de simples mineurs du bassin houiller du Hainaut, ou d’hommes à tout faire. L’enfermement temporaire dans un camp d’internement les a probablement moins marqués que celui d’un collaborateur flamand, qui avait un statut social plus élevé. Il s’agissait par exemple d’enseignants ou de fonctionnaires, qui n’étaient plus autorisés à exercer leur ancienne profession et devaient se recycler en petits indépendants ou vendeurs qui allaient de porte-à-porte. La chute sociale a été beaucoup plus importante en Flandre, ce qui peut expliquer pourquoi le choc a été beaucoup plus fort ».

Jambon et Van Langenhove

Les recherches scientifiques de Huyse et de ses disciples ont indéniablement mis fin à la dominance du mythe le plus émotionnel sur la répression. Les Flamands n’ont pas été punis plus sévèrement que les francophones. De plus, la plupart des propagateurs de ce mythe, contrairement à il y a trente ans, sont décédés. Pourtant, selon De Wever, le mythe n’est pas encore éteint. « Je donne encore de nombreuses conférences en Flandre profonde. De la nature des questions, je déduis qu’il s’agit d’un processus de mort très lente. Certes, ce n’est plus comme au début des années 90, lorsque dans de très nombreux cénacles, la victimisation déterminait encore l’image de soi des collaborateurs. Maintenant, ils sont sur la défensive. Vous l’avez également vu lors de la réception publique de la série Canvas De kinderen van de collaboratie, où Jan Tollenaere (fils du Waffen-SS’er Reimond Tollenaere, nvdr) s’était fourvoyé. Il a même été mis à l’écart par la N-VA.

Lorsque Jan Jambon a déclaré, au début de sa carrière au gouvernement fédéral, que les collaborateurs avaient « leurs raisons », il a immédiatement été rappelé à l’ordre. C’était très facile, car nous disposons d’un dossier scientifique qui montre clairement que de telles déclarations ne sont pas fondées. En même temps, cela montre à quel point ce dossier est important. Ce n’est pas parce que les personnes qui diffusent le mythe sont sur la défensive qu’ils ne peuvent pas retrouver leur pertinence politique. Regardez Dries Van Langenhove et ses partisans, qui tentent d’une manière totalement différente de minimiser à nouveau cette histoire ».

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