© MANUEL BIDERMANAS / AKG-IMAGES

Le quartier latin s’embrase

Le mouvement étudiant se durcit. A Paris, la première nuit des barricades va lui donner des allures de révolution. Pour les forces de l’ordre, une priorité : éviter toute provocation. Et empêcher qu’il y ait des morts.

Le cortège voulait juste prolonger la fête. Vendredi 10 mai 1968, la journée s’achève dans une atmosphère de kermesse. La manifestation, organisée en fin d’après-midi par les comités d’action lycéens et le mouvement du 22 mars, réunit 12 000 personnes place Denfert-Rochereau, à Paris, aux cris de  » Halte à la répression  » ou  » Libérez nos camarades « . D’abord hésitante, la foule débouche place Edmond-Rostand, entre le Panthéon et le jardin du Luxembourg.  » Nous allons occuper pacifiquement le Quartier latin toute la nuit « , annonce-t-on au porte-voix. Au fil des heures, la tension se fait plus vive. La journée des camarades se termine. La première nuit des barricades commence.

On démonte, dévisse,  » décloute « … Les jeunes ne manquent de rien : un chantier voisin leur fournit plus que de besoin madriers, pierres, grilles

Dans le triangle formé par les rues Soufflot, Gay-Lussac et d’Ulm, on démonte, dévisse,  » décloute « , dépave. Les jeunes,  » 2 à 3 milliers d’irréductibles  » selon les premiers comptages, ne manquent de rien : un chantier voisin leur fournit plus que de besoin madriers, pierres, grilles… Des voitures retournées complètent les barricades, fortifications urbaines qui atteignent pour certaines 1,60 mètre de hauteur. A 22 heures, les forces de l’ordre ont perdu le terrain. Les comptes rendus radio, auquel L’Express a eu accès, ne laissent pas place au doute.  » Signalons qu’en dessous de la place Edmond-Rostand il arrive encore un millier de manifestants qui, à hauteur de la rue Monsieur-le-Prince, sont en train de dépaver le boulevard Saint-Michel. – Message reçu. – Edmond-Rostand, les barricades montent. On tend des fils de fer, on s’organise et il me semble que l’agressivité augmente. « 

Le préfet de police, Maurice Grimaud, retient ses troupes et cherche à empêcher l’affrontement direct.  » Beaucoup de jeunes lycéens se trouvaient dans la foule. Nous attendions minuit pour nous retrouver entre gens sérieux « , rappelle l’ancien haut fonctionnaire, lors d’un entretien accordé au Vif/L’Express en 1998. Peu après minuit justement, des pierres volent sur deux cars de police. Mais les forces de l’ordre évitent toute provocation.  » Il faut absolument interdire à des cars de police de passer boulevard Saint-Michel, sinon ça va tourner au vinaigre, c’est indéniable, et il s’en est fallu de peu qu’ils soient renversés « , lance un policier sur les ondes de la préfecture de police.

Rue Gay-Lussac, dans la nuit du 11 mai, des étudiants sont arrêtés.
Rue Gay-Lussac, dans la nuit du 11 mai, des étudiants sont arrêtés.© GIOVANNI CORUZZI / RUE DES ARCHIVES / AGIP

L’heure est encore à la négociation. Vers minuit, Cohn-Bendit rencontre le recteur Roche. Le leader étudiant entend obtenir la réouverture de la Sorbonne et la libération des  » camarades  » arrêtés les jours passés. Boulevard Saint-Michel, les manifestants suivent le fil des événements l’oreille rivée à leur poste de radio. C’est l’échec.

« LES ÉTUDIANTS SE DÉFOULENT »

A 2 h 17, les policiers reçoivent l’instruction de  » nettoyer  » le Quartier latin. Ils lancent l’ordre de dispersion. Les effectifs avancent en rangs serrés, matraques et boucliers en main, précédés de fusées éclairantes puis de tirs de grenades lacrymogènes.  » Après les heures d’attente, simultanément emplies d’incertitude et d’allégresse, le combat s’est engagé comme une délivrance, écrivent Hervé Hamon et Patrick Rotman dans Génération (1). Les étudiants se défoulent.  » Les compagnies de CRS enjambent assez facilement les premières barricades, mais, une fois l’obstacle franchi, la situation se gâte. Policiers et gendarmes essuient des jets de pavés depuis les fenêtres.  » Toujours de l’immeuble, nous recevons des objets de plus en plus gros « , lâche un gradé. A la radio, on perçoit nettement la peur.  » Continuez votre progression « , ordonne la hiérarchie.  » On ne peut pas, on se ferait tourner sur les arrières. Ils sont très nombreux dans cette rue-là et on est littéralement sous un déluge de pavés. Et ils ont même lancé des cocktails Molotov « , répond-on sur place. Les effectifs doivent maintenant traverser une barrière de feu, l’essence répandue au sol s’étant enflammée.  » Si le nommé Cohn-Bendit est aperçu sur le Quartier latin, procédez à son arrestation, en flagrant délit. Voyez également si ce personnage ne se trouve pas en train de faire une audition autour de voitures de radio reporter « , ordonnent les responsables du maintien de l’ordre. Dans ce contexte, Grimaud tend l’oreille depuis son bureau de la préfecture de police, situé à portée de fusil, sur l’île de la Cité. Il craint avant tout d’entendre un tir d’arme à feu qui, heureusement, ne viendra pas.  » Je connais mon histoire, résume-t-il dans le même entretien au Vif/L’Express. Toutes les révolutions, toutes les émeutes commencent par des provocations. « 

DE NOMBREUX BLESSÉS GRAVES

A 4 heures, la rue Gay-Lussac tombe. Dans les étages où se sont réfugiés les derniers émeutiers, des policiers se vengent : ils bastonnent. Vers 6 heures, le Quartier latin ressemble à une zone de guerre : 63 voitures brûlées, 125 détériorées, 247 policiers blessés ainsi qu’un nombre indéterminé de manifestants. Devant la violence des affrontements, la rumeur se répand : on compterait des morts parmi les contestataires. Comme par miracle pourtant, on ne dénombrera aucun décès cette nuit-là. Mais il y a de nombreux blessés graves, dont un CRS de Toulouse. Sérieusement touché par un pavé, il souffre d’un enfoncement de la boîte crânienne. Il décédera, un an plus tard, pris d’un malaise alors qu’il circule au volant de sa voiture. Hamon et Rotman résument :  » Toute la nuit, on a joué à la guerre.  » Le 11 mai, tout a basculé : le mouvement de 1968 prend des airs de révolution.

(Paru dans L’Express du 1er mai 2008)

(1) Génération. Les années de rêve, par Hervé Hamon et Patrick Rotman, Seuil (1987).

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