24 octobre 1940, Adolf Hitler serre la main du chef d'État Philippe Pétain sous le regard de Joachim von Ribbentrop (à dr.) ministre des Affaires extérieures. © GETTY IMAGES

Le pouvoir jusqu’à la folie

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le pouvoir, c’est dingue. Francis Balace, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’ULiège, revient sur des siècles perturbés entre vrais dérangements, médisances et folles rumeurs.

Le monde serait-il condamné à être gouverné par une bande de grands malades, passés, présents et à venir?

La question de la folie au pouvoir pose avant tout un sérieux problème de critique historique. Un vrai fou ne laisse généralement que peu d’écrits et ce qui est rapporté à son propos ne l’est quasiment jamais que de manière indirecte, par quelqu’un qui ne risque plus rien ou qui cherche à faire oublier qu’il a été un de ses exécutants. Nous sommes donc largement désarmés puisque, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, nous ne disposons que de récits de seconde main et de témoignages orientés. Cela laisse le champ libre à la médisance et au ragot. Dans Vie des douze Césars, Suétone [ NDLR : auteur latin du Haut Empire romain] délivre bons et mauvais points aux premiers empereurs romains en n’évitant pas de colporter des rumeurs. Suétone fait ainsi de Tibère une espèce de pédophile, livre une description épouvantable de Caligula, donne de Néron une image négative qui est en train d’être révisée par les historiens. Néron, ce persécuteur de chrétiens, ne pouvait d’ailleurs être que fou aux yeux de l’Église catholique qui se met à son tour à décréter qui fut un bon ou un mauvais souverain et qui considérait ainsi l’homosexualité comme une maladie associée à la folie.

Après une révolte ou une conjuration, on en rajoute trois couches sur la folie d’un dirigeant pour justifier son élimination.

Les motifs et l’intérêt de taxer un dirigeant de fou sont donc légion?

On peut y trouver un excellent moyen de se dédouaner. On prétend justifier l’injustifiable en appelant la folie à la rescousse. Adolf Hitler raconté par Albert Speer, son architecte et ministre de l’Armement, c’est pas mal dans le genre  » J’ai agi sur ordre d’un fou « . Ce raisonnement a fait partie de la gigantesque entreprise d’absolution de la population allemande qui avait tout de même voté à 99% pour un fou. La démence a aussi bon dos quand le vent se met à tourner. Jusqu’en 1942, le maréchal Pétain incarnait la France sous le régime collaborationniste de Vichy mais une fois l’Hexagone complètement occupé par les Allemands, voilà que ce même Pétain n’est plus qu’un pauvre homme victime de son grand âge, qui n’était plus lucide qu’un quart d’heure par jour.

La folie au pouvoir perturbe-t-elle les esprits?

Elle revêt d’emblée une dimension divine. Dans l’Antiquité classique, s’impose la maxime latine Qos vult perdere Jupiter dementat :  » Jupiter rend fou, égare ceux qu’il veut perdre  » [ NDLR : maxime appliquée aux gouvernants qui, par leur conduite déraisonnable, préparent leur ruine]. La notion grecque d’hubris renvoie également au pouvoir qui peut faire perdre toute mesure quand il n’est pas limité, à la folie des grandeurs. Selon la croyance populaire orthodoxe, un fou est un élu de Dieu et un mystique peut commettre les pires folies parce que c’est Dieu qui le veut et qui les provoque. Un phénomène de dégénérescence pouvait être attribué au remords. C’est le cas de Charles IX, roi de France (1550 – 1574), désigné comme « l’organisateur » du massacre de la Saint-Barthélemy d’août 1572, frappé d’une étrange maladie qui le fait suer du sang et qui meurt quasiment en état de folie deux ans plus tard. Les protestants, victimes du massacre, y voient un châtiment.

Francis Balace (ULiège).
Francis Balace (ULiège).© BELGA IMAGE

Le pouvoir héréditaire, nourri par des mariages consanguins, était une vraie fabrique à débiles…

C’était fatal dans la mesure où la mortalité en bas âge était telle qu’il fallait faire beaucoup d’enfants afin de constituer en quelque sorte une réserve du pouvoir. Mais, à force de faire des enfants à n’en plus finir, on finissait par déboucher sur des problèmes de dégénérescence. Le mystère des gènes a ses malédictions : Robert, dernier duc de Parme (1848 – 1907), s’est marié deux fois. Il a douze enfants de sa première épouse, dont la moitié sont mentalement handicapés, douze autres enfants de sa seconde épouse, tous des merveilles de beauté et d’intelligence. Pendant longtemps, on ne connaissait pas grand-chose des lois de la génétique et des effets des alliances entre cousins germains. La politique des mariages consanguins était une politique délibérée dont on ne soupesait pas toutes les conséquences. Il ne faut pas non plus négliger le poids des maladies sexuelles dans la fréquence des maladies mentales, comme la syphilis tertiaire [ NDLR : forme tardive de la syphilis caractérisée notamment par des troubles psychiatriques]. Notons aussi qu’afin de ne pas créer de problème à un souverain régnant, son frère le plus proche était souvent élevé de façon à devenir un inverti et d’éviter ainsi qu’il ne crée une branche cadette potentiellement rivale.

Charles IX.
Charles IX.© GETTYIMAGES

Difficile de se débarrasser d’un fou couronné?

Oui car sous l’Ancien Régime, les rois sont sacrés, oints du Seigneur, on ne peut donc pas les renverser. D’où cette question : Dieu aurait-il confié, à des fins eschatologiques, le pouvoir à quelqu’un qui n’est pas sain d’esprit? Même fou, un roi restait en principe intouchable. Ainsi George III d’Angleterre, couronné en 1760, règne jusqu’en 1820 alors qu’il est atteint de porphyrie, une maladie du sang synonyme de durcissement des cellules grises. Même chez les anglicans, George III est un roi consacré, il a donc fallu attendre 1810, en pleines guerres napoléoniennes, pour que le prince de Galles, le futur Georges IV, soit nommé prince régent avant de patienter jusqu’au décès de son père pour devenir roi. Autre exemple : Christian VII du Danemark (1749 – 1808), qui monte sur le trône à 17 ans, est mentalement instable, il aime courir les tavernes et les maisons de plaisir de bas étage, déguisé en matelot, il attrape des maladies vénériennes, engage des valets de chambre grands et forts par lesquels il se fait battre tous les matins. Son médecin, devenu l’amant de la reine, finit par être accusé d’entretenir la déchéance physique et morale du roi, et est décapité. Mais on n’ose toucher à la personne du roi jusqu’à son décès.

À moins de recourir à la manière forte pour liquider un empêcheur de régner lucidement?

Oui et c’est d’ailleurs après une révolte ou une conjuration qu’on en rajoute trois couches sur la folie d’un dirigeant pour justifier son élimination. Le sort réservé au tsar Paul Ier (1754 – 1801) est illustratif : l’assassinat, en 1762, de son père présumé, le tsar Pierre III, a développé chez Paul un système à la Hamlet en ce sens qu’il en veut à mort à sa mère, devenue la tsarine Catherine II, d’avoir passé l’éponge sur l’élimination de son époux. Lorsqu’il succède à Catherine II en 1796, Paul Ier devient un danger public, son règne sera celui de la folie et de l’arbitraire absolu. Il fait exhumer le corps de son père, réduit à l’état de squelette, le fait revêtir des habits impériaux dans la bière à côté du cadavre de Catherine et ordonne que l’on vienne baiser la main du macchabée. Après avoir fait la guerre à la République française, Paul Ier amorce un rapprochement avec Bonaparte et songe à faire la guerre aux Anglais, ce qui conduit à son assassinat en 1801. Il meurt, victime d’une tabatière en or massif lancée par un conjuré pour mettre fin à ses protestations alors qu’il refusait de signer son abdication, avant de finir étranglé. Les milieux proches de la Cour vont susciter des libelles et des mémoires, dans le but d’expliquer que le tsar était tellement fou que la volonté d’arracher son abdication relevait de l’oeuvre de salubrité publique.

Si un roi pète encore un câble, cela devient une péripétie, un accident de travail.

Maintenir un fou sur le trône pouvait être aussi profitable?

Tout à fait. On laisse des gens dont on convoite l’héritage s’enfermer dans la folie dégénérative. Ainsi Jean-Gaston de Médicis (1671 – 1737), dernier grand-duc de Toscane de la lignée des Médicis, qui ne sortait jamais de son lit, vivait dans une crasse abominable, entouré de mignons qui exploitaient ses faiblesses. Toute l’Europe attendait que Gian Gastone, sans descendance, rende son âme à Dieu pour fondre sur la Toscane. En Angleterre, le premier ministre William Pitt le Jeune (1759 – 1806) a pu mettre à profit le règne de George III et sa folie progressive pour gagner en puissance politique.

Dès le berceau, c’est une vraie vie de fou qui attendait une future tête couronnée…

Elle vivait dans un délire obsidional, dans un système fondé sur un pouvoir tellement absolu que tout le monde devait s’aplatir. Mais cette toute-puissance s’exerçait aussi dans la crainte permanente d’être renversé. Au futur tsar Alexandre Ier (1777 – 1825), occupé à réciter le chapelet en compagnie de sa femme pendant qu’on assassinait son père Paul Ier sans qu’il ne s’y oppose, l’un des conjurés, le comte Zoubov, dit : « Cessez de faire l’enfant, venez régner »…

Que savait au juste le peuple des fous qui le gouvernaient?

Très peu. Il se rendait compte de la supposée folie des personnages antiques lorsqu’ils se lançaient dans des projets architecturaux ou urbanistiques démentiels. Mais ce n’est pas pour cela que la folie du bâtisseur les rendait impopulaires. De même que la folie douce de George III d’Angleterre lui valait une popularité : il saluait les arbres du domaine de Windsor en croyant s’adresser au roi de Prusse.

Fou, c’était peut-être vite dit. Ne qualifie-t-on pas un peu vite de folie ce qui n’est qu’excentricité ou anticonformisme?

Accuser quelqu’un de ne pas être juste est souvent utilisé comme un moyen de le discréditer. En Belgique, le prince Charles, frère de Léopold III [ NDLR : régent du Royaume de septembre 1944 à juillet 1950], annotait des rapports de la Sûreté consacrés aux amitiés communisantes de la reine Élisabeth qui faisaient polémique en pleine guerre froide. « Ma mère est folle, tout le monde le sait… »

On ne s’avise pas de traiter Louis XIV de mentalement dérangé. Le culte du Roi-Soleil n’était-il pourtant pas délirant?

Son système de pouvoir était extrêmement habile. Louis XIV domestique la noblesse à la Cour de Versailles pour s’assurer sa docilité, il oblige les grands seigneurs à y dépenser leur argent, leur accorde le privilège de lui passer sa chemise de nuit et de le contempler sur sa chaise percée chaque matin. On peut y voir le fruit du traumatisme vécu par Louis enfant durant les troubles de la Fronde [ NDLR : révolte du Parlement de Paris puis de la noblesse française de 1648 à 1652]. Tant que le dirigeant fou triomphe, il ne pose pas vraiment question. Les maréchaux et généraux allemands n’ont commencé à franchement émettre des doutes sur le comportement mental d’Hitler que quand les revers militaires se sont profilés.

Le Tsar Paul Ier.
Le Tsar Paul Ier.© GETTYIMAGES

La folie a-t-elle été une force motrice de l’histoire?

Elle a certainement pesé dans la désacralisation de l’image du roi, avec le mouvement des Lumières au XVIIIe siècle. C’est avec l’apparition de classes de plus en plus instruites qui se mettent à tenir des journaux intimes, que des laïcs commencent à décrire ce qu’ils voient et à se rendre compte des phénomènes de dégénérescence.

On réalise que la folie au pouvoir n’est pas l’apanage des têtes couronnées…

Effectivement, des révolutions qui portent au pouvoir des gens qui ne sont pas de sang bleu et ne prétendent pas être l’incarnation de la volonté divine peuvent donner des cas plus graves encore. Je pense aux tyrans en Amérique latine au XIXe siècle. Le phénomène du pouvoir qui devient tellement exorbitant qu’il rend fou celui qui le détient a donné en politologie latino-américaine le melgarejisme, en référence à Mariano Melgarejo (1820 – 1871), général bolivien qui se proclame président, devient l’archétype du dictateur qui gouverne par la terreur et qui finit par être assassiné en 1871. On raconte qu’il obligeait le corps diplomatique à embrasser le postérieur nu de sa maîtresse. Et lorsque la Prusse envahit la France en 1870, Melgarejo, très francophile, ordonne d’envoyer son armée secourir Paris, fait entrer les hommes dans l’eau jusqu’à ce qu’ils en aient jusqu’au menton puis leur fait faire marche arrière en clamant : « France, ne m’en veux pas, il y a des impossibilités physiques de te secourir.  » C’est lui qui va inspirer à Hergé le modèle du général Alcazar. Le langage des colonisateurs ou ex-colonisateurs qui jettent l’opprobre sur ces dirigeants noirs ou métis n’est aussi qu’une manifestation de racisme.

George III d'Angleterre.
George III d’Angleterre.© D.R.

Arrive-t-il qu’un dirigeant déclaré fou soit ramené à la raison par la postérité?

C’est le cas du dictateur paraguayen Francisco Solano Lopez (1827 – 1870) qui engage son État dans une guerre calamiteuse contre ses voisins, guerre qui élimine les trois quarts de la population masculine et fait ainsi littéralement du Paraguay le pays des femmes. Toute une littérature l’a décrit comme un sommet de folie : il voyait des complots partout, jusqu’à faire fusiller sa propre chemise. Celui que l’on a présenté pendant des dizaines d’années comme l’incarnation même du fou dangereux est aujourd’hui réhabilité par le peuple : il est désormais perçu comme l’homme qui a osé résister à l’impérialisme économique anglais. Des avenues portent son nom.

On pourrait supposer que la démocratie offre les garde-fous à l’irruption et/ou au maintien au pouvoir de gens mentalement perturbés…

Dans les monarchies dites constitutionnelles, on s’est vite rendu compte qu’il devenait nécessaire de prévoir des barrières à un éventuel cas de folie d’un souverain. La Constitution belge de 1831 intègre la possibilité de décréter par un vote des Chambres une impossibilité de régner et de décider de sa fin. Deux cas de figure sont envisagés de manière implicite : celui d’un roi prisonnier de guerre ou d’un roi atteint de folie. Comme depuis le XIXe siècle, on tend de plus en plus à séparer le souverain, qui n’est plus l’envoyé de Dieu, de la nation dont il est le symbole et le commis voyageur, il n’y a plus tellement besoin d’insister sur la folie. Si un roi pète encore un câble, cela devient une péripétie, un accident de travail.

Mariano Melgarejo.
Mariano Melgarejo.© D.R.

La santé mentale de Donald Trump inquiète. Et si le président de la superpuissance américaine devenait fou…

Les États-Unis ont fini par introduire dans leur Constitution un amendement [ NDLR : le 25e, adopté à la fin des années 1960 seulement] qui envisage l’hypothèse d’une incapacité du président à exercer sa fonction en raison de son état. Mais il fallait être fou pour concevoir cet amendement : il part du principe qu’un président en crise de folie écrira au Congrès pour l’informer qu’il est incapable d’exercer ses fonctions puis, se déclarant guéri, il fera valoir au Congrès qu’il reprend sa charge. Cette procédure, qui prend trente lignes, prévoit certes un constat de l’état du président par un medical board, mais elle est avant tout guidée par la volonté de préserver le président d’un Congrès qui lui serait hostile et le décrèterait fou.

Cela ne dérange pas les peuples de confier leur sort à des dérangés?

Les fous au pouvoir ne fonctionnent que dans des pays qui ont une tradition de soumission. Ce n’est pas le cas de la Belgique où le pouvoir a toujours été incarné par l’étranger, depuis Madrid sous le régime espagnol et Vienne sous le régime autrichien, ce qui maintenait d’éventuels fous à distance. Jadis, on était l’oint du Seigneur, aujourd’hui on est sacré par un paquet d’actions de Wall Street. Et dire que dans la longue lignée des rois de France, c’est finalement le plus gentil, Louis XVI, qui est monté sur l’échafaud. C’est fou, non? (sourire)

Francisco Solano Lopez.
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Le pouvoir jusqu'à la folie
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