Cette peinture, qui représente l'empereur Néron à cheval, a vu le jour dans l'atelier de Jan Stradanus (1523 - 1605). Elle faisait partie d'une série de douze portraits impériaux destinés au château de Cormatin, en Bourgogne. © AKG-IMAGES

Le mythe des mauvais empereurs

Hédonisme, pouvoir, trahison, persécution, meurtre, la Rome antique en souffre tout le temps et partout, de l’arène au champ de bataille en passant par la chambre à coucher de l’empereur. N’est-il pas inéluctable que ses dirigeants, même bien intentionnés, deviennent dans ces circonstances des maniaques sanguinaires ? Autre hypothèse, c’est le regard de notre époque, la dilution au fil de l’histoire, qui, à nos yeux, font d’eux des fous.

Une bande d’incompétents, sadiques et pervers. Voilà l’image désastreuse que nous avons de certains empereurs romains alors que l’Empire est considéré comme un des fondements de notre culture occidentale pour ses connaissances, ses inventions et ses idées en matière, notamment, de citoyenneté ou encore de système politique. Comment concilier ces images paradoxales? Ces empereurs soi-disant fous étaient-ils réellement des aliénés mentaux?

PATRICK DE RYNCK : « La perception selon laquelle ces empereurs étaient malades est effectivement très répandue, mais il faut rectifier cette image et même la battre en brèche. Avant toute chose, il faut se rendre compte que l’on jette sur le passé un regard moderne. Psychothérapie a posteriori, selon laquelle on attribue des pathologies à des figures historiques en se fondant sur des sources limitées en quantité et en qualité. La méthode est hautement critiquable. Établir un diagnostic est déjà très ardu dans un cadre psychiatrique actuel, mais ça l’est plus encore si on travaille sur le passé. Cette considération hypothèque lourdement l’image que nous pouvons nous faire des anciens. Tel empereur était maniaco-dépressif, tel autre souffrait de psychoses ou était épileptique… Dans la plupart des cas, nous ne pouvons rien affirmer. » Le psychiatre Dirk De Wachter, (KU Leuven) poursuit sa mise en garde. « Le danger consiste à réduire les gens à une étiquette. Même si on pouvait établir une pathologie bien précise, un humain, fût-il empereur, se limite-t-il à son diagnostic ? L’histoire représente une réduction en soi. On crée une image du passé qui repose sur des sources déterminées. Elle en devient très étroite. « 

Patrick De Rynck, expert grécolatiniste.
Patrick De Rynck, expert grécolatiniste.© THOMAS SWEERTVAEGHER

La question  » Que s’est-il réellement passé ?  » est peut-être déjà tendancieuse. Est-il possible, en tant qu’historien, de décrire l’histoire avec précision et objectivité, comme le préconisait Leopold von Ranke (1795 – 1886) ?

 » Nous n’avons conservé de l’époque romaine qu’un nombre limité de sources, ce qui rétrécit notre champ de vision. De plus, ces sources ont pendant longtemps été interprétées de manière littérale : « Tacite, Suétone, Dion Cassius ; ce que ces auteurs ont écrit est forcément vrai. » On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas, mais ils continuent à déterminer l’image que nous avons de l’Empire. C’est une erreur fondamentale. Beaucoup de sources écrites émanent d’un milieu déterminé. Ce sont à chaque fois des Romains haut placés, liés au Sénat ou fréquentant ces cercles. Or, le Sénat et l’empereur font rarement bon ménage. « 

 » On constate très souvent que les empereurs autoritaires, qui s’en prennent durement au Sénat, sont d’office classés dans les « mauvais » par ces chroniqueurs de l’époque. Et si on tient compte du contexte, on perçoit les textes tout autrement. De surcroît, la critique historique telle que les scientifiques modernes la pratiquent n’existait pas. Nous avons affaire ici à des traces littéraires maniant une rhétorique particulière et un grand nombre de lieux communs, plaqués sur certains empereurs. Comment faut-il, par exemple, lire Suétone ? C’était un peu le tabloïd des biographies impériales. Il grossissait les événements et les traits de caractère. Et pourtant, il avait, en tant que responsable des archives impériales, un accès privilégié aux sources. Ces archives n’ont du reste pas été conservées. Le fait qu’un document soit ou non parvenu jusqu’à nous tient souvent du hasard. Nos connaissances sont très fragmentaires et donc, tronquées. « 

L'empereur romain Nero Claudius Caesar Auguste Germanicus.
L’empereur romain Nero Claudius Caesar Auguste Germanicus.© AFP

 » Quant aux sources plus tardives, elles sont pratiquement toutes d’origine chrétienne. Si un empereur était soupçonné de persécution des chrétiens, il entrait aussitôt dans la catégorie des « mauvais ». Bien évidemment. Son portrait n’était jamais assez sombre. Ce parti pris pèse lourdement sur notre compréhension. Quant à l’Historia Augusta, une autre source, on sait qu’elle est loin d’être toujours fiable. Heureusement, nous avons d’autres possibilités : matériel archéologique, épigraphique, numismatique… « 

 » Ces dernières décennies, on a assisté dans la recherche scientifique à un revirement parfois radical de la perception de certains empereurs par rapport à l’image classique, qui reste, comme nous l’avons dit, bien vivace. C’est ni plus ni moins révolutionnaire. L’image de ces empereurs à la cruauté légendaire se doit donc d’être radicalement reconsidérée. « 

Autre fait frappant, l’image esquissée de ces empereurs est très manichéenne, les nuances en sont absentes. Bons ou mauvais, ce sont de véritables archétypes.

 » Effectivement, la quantité de lieux communs utilisés est étonnante. Vous avez la liste des mauvais empereurs et celle des bons, comme Vespasien, Hadrien, Marc-Aurèle et Trajan. La dichotomie est radicale. Ils sont entièrement bons ou entièrement mauvais. Les autocrates sont les mauvais. Quand on analyse l’image du bon empereur, ce sont toujours les mêmes caractéristiques qui reviennent. Leur description repose sur la conception du bon dirigeant romain instaurée par Auguste. Il se révèle sobre, respecte les anciennes coutumes, discret, modeste, rationnel, viril, magnanime, généreux… Autant de traits que beaucoup considèrent de nos jours encore comme des qualités chez les détenteurs du pouvoir. « 

 » Ces traits reviennent à chaque fois. On peut donc se demander s’ils sont personnels ou non. Il s’agit d’une sorte de moule pour la personnalité d’un bon empereur. Les mauvais sont exactement l’inverse, avides de jouissance, exubérants, hautains, excessifs, buveurs, dictatoriaux, incestueux, arrogants, efféminés, gourmands… Cette liste est suspecte. Correspond-elle à la réalité ? Nous ne le savons pas. Un bon empereur est également suivi sur le trône, avec une fréquence surprenante, par un mauvais. Ils alternent avec régularité. La littérature repose sur une sorte de méthodologie qui doit nous inciter à être sur nos gardes face aux informations qu’elle contient. « 

L'empereur Auguste, petit-neveu de Jules César, est le premier princeps, ou empereur de l'Empire romain.
L’empereur Auguste, petit-neveu de Jules César, est le premier princeps, ou empereur de l’Empire romain.© SHUTTERSTOCK

Y a-t-il également une appréciation culturelle dans ce « bon » et ce « mauvais »?

« Ces défauts peuvent en grande partie être rapportés à Alexandre le Grand et à ses successeurs. Ce sont des traits de caractère jugés typiques de la mentalité orientale. Pour beaucoup de Romains, ce qui vient d’Orient est dépourvu de virilité, efféminé, pourri et pervers. Ce regard négatif sur l’Oriental joue peut-être encore. Songez à Alexandre, qui s’octroie à lui-même un statut divin, boit, affiche des préférences sexuelles bizarres, de même d’ailleurs que ses successeurs. Ce sont ces mêmes traits négatifs que l’on reproche aux mauvais empereurs. »

« Dans les faits, ils correspondent effectivement à la personnalité de certains d’entre eux. Il est même possible que certains choisissent délibérément cette image pour se profiler en référence au modèle hellénistique et aller ainsi à l’encontre de l’idéal d’Auguste. À ce propos, en regardant la liste des « mauvais » empereurs, on constate que beaucoup sont arrivés au pouvoir très jeunes. C’est le cas de Caligula, de Néron, de Commode, d’Héliogabale… Beaucoup de  » bons  » empereurs ont eu plus de temps pour grimper, conquérir une position, alors que dès qu’ils sont sur le trône, les jeunes empereurs doivent se créer une image. Il est possible qu’ils choisissent volontairement celle de  » bad boy » et un profil autoritaire afin de contrer le pouvoir du Sénat. »

Les traits négatifs des
Les traits négatifs des  » mauvais  » empereurs remontent à l’image façonnée autour d’Alexandre le Grand. Cette mosaïque, retrouvée à Pompéi, montre ce dernier en train de combattre le roi de Perse Darius.© SHUTTERSTOCK

« Un empereur doit-il être aimé du Sénat ou du peuple? Certains indices montrent que Néron était apprécié par la plèbe, avant et après sa mort. Après sa disparition, il y a eu trois clones qui ont également eu de nombreux partisans. Commode était semble-t-il apprécié lui aussi. Les sources qui vont dans ce sens doivent évidemment être prises avec les mêmes réserves, mais elles peuvent être un indice de la popularité de certains « mauvais » empereurs. Ce phénomène reste observable de nos jours. Il est même très actuel. On peut trouver que Trump, par exemple, est fou et c’est d’ailleurs une analyse fréquente. Rationnellement et intellectuellement, ce qu’il raconte n’a souvent aucun sens. Mais cela ne veut pas dire que le  » peuple  » soit du même avis. Trump le sait très bien. Et, apparemment, cela vaut aussi pour l’époque romaine. « 

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