L'Observatoire de Cointe à Liège. © Â© Heinz-Dieter Falkenstein

Journées du patrimoine: le patrimoine belge est-il bien géré? (débat)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

En marge des Journées qui lui sont dédiées, réflexion sur le patrimoine en Belgique francophone. Est-il bien géré, entretenu, restauré ?

« L’approche du patrimoine est rigoureuse et scientifique »

La Bibliothèque Solvay, la Villa Empain, l’église Notre-Dame de Laeken, la Maison Autrique… sont autant de joyaux du patrimoine sur lesquels l’architecte belge Francis Metzger a apporté son expertise en matière de restauration. Son regard sur la gestion du patrimoine en Belgique est donc avisé. Selon cet habitué des rénovations prestigieuses, la situation évolue dans le bon sens.

Francis Metzger, architecte.
Francis Metzger, architecte.

Le patrimoine est-il bien géré, entretenu, rénové en Belgique ?

On a connu la bruxellisation, période où l’on a beaucoup démoli et où l’on a perdu des oeuvres significatives. Ensuite, le balancier est parti dans l’autre sens. Aujourd’hui, on est attentif au patrimoine. Depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, on ne travaille plus du tout comme on le faisait auparavant. Lorsque j’ai commencé un de mes premiers grands projets sur le patrimoine, la rénovation de la Bibliothèque Solvay, la méthodologie était très différente. Aujourd’hui, par rapport à d’autres pays, l’approche en Belgique est extrêmement rigoureuse et scientifique. L’accompagnement de projets par la Direction du patrimoine culturel (NDLR : unité du Service public régional Bruxelles urbanisme ) et par la Commission royale des monuments et sites (CRMS) donne des garanties sans que l’administration en arrive à faire des projets à la place des auteurs.

« Le problème est qu’en Belgique, on doit procéder par phases. »

Vous travaillez également en France. L’approche est-elle très différente ?

En France, pour tout projet lié au patrimoine, ce sont les architectes en chef du service des Monuments historiques qui se partagent le marché. Ils sont désignés par le ministère de la Culture. Le processus est extrêmement différent. En Belgique, il y a une plus grande liberté de choix de l’auteur de projet. On ne vérifie même pas s’il est qualifié ou non. C’est la qualité de son projet qui est jugée. Et c’est heureux. Nous avons réalisé un grand nombre de projets en matière de restauration patrimoniale ; ce qui nous a permis d’acquérir de la méthodologie. Celle-ci repose sur quelques actes. Le premier est de devenir compétent par rapport à un bâtiment que l’on connaît toujours mal au départ. Cette recherche de compétences passe par l’étude historique et pathologique de l’archéologie du bâti. On met alors en place une philosophie de travail. Celle-ci est fondamentale. Chaque projet peut en susciter une différente.

La Belgique est-elle bien lotie en matière de soutien de l’autorité publique et de budget affecté à la conservation du patrimoine ?

Certes, on peut toujours se plaindre de ne pas disposer d’assez de budget. Mais de très nombreux Belges peuvent légitimement nourrir le même sentiment aujourd’hui. Il est sûr que la Belgique dispose d’un patrimoine exceptionnel. Bruxelles est une des villes les plus importantes au monde en matière de patrimoine de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Notamment avec le plus grand bâtiment existant, le palais de justice. On a donc envie que ce patrimoine soit parfaitement conservé. Il serait effectivement préférable que les auteurs de projet travaillent avec des budgets plus importants et bénéficient d’une attention encore plus soutenue. Mais on peut se réjouir que la conservation du patrimoine figure dans le coeur des Belges. L’engouement pour les Journées du patrimoine en est la plus belle illustration. Il touche à la culture et surtout à la mémoire. On a tous le souvenir d’une enfance dans une rue et un attachement particulier pour celle-ci, qu’elle soit belle ou pas.

La longueur du chantier de la rénovation du palais de justice de Bruxelles n’est-elle tout de même pas illustrative de quelques problèmes de gestion ?

Evidemment. Si le budget était accessible, le chantier du palais de justice serait terminé endéans cinq à dix ans. Le problème est qu’en Belgique, on doit procéder par phases. J’ai travaillé sur l’église de Laeken pendant dix ans. On avait cinq millions tous les deux ans. On aurait pu boucler le chantier en trois ans. Le dysfonctionnement du dossier du palais de justice de Bruxelles est peut-être aussi une séquelle de la gestion par la génération précédente. Il faut rappeler avant toute chose qu’en matière de patrimoine, l’entretien est plus important que la restauration. Un entretien régulier des oeuvres éviterait qu’on doive mener trop de restaurations.

Y a-t-il moins de bâtiments en péril aujourd’hui qu’il y a quelques années ?

Il y en a nettement moins. C’est le résultat de l’attention plus grande accordée par les pouvoirs publics au patrimoine. Là où le bât blesse encore, c’est au niveau de la formation. Les métiers d’artisanat sont fondamentaux quand on veut restaurer le patrimoine. Cela vaut aussi pour les architectes. Quand j’ai fini mes études en 1981 – et cela a encore duré un certain temps -, les étudiants en architecture ne recevaient aucune formation en matière de patrimoine. Désormais, l’ULB, par exemple, a mis en place un executive master en patrimoine architectural qui permet aux architectes de poursuivre leur formation après leurs études pour acquérir les méthodologies et les mécanismes nécessaires à la restauration du patrimoine. Il y a un réel acquis au niveau du savoir et du savoir-faire qui fait qu’aujourd’hui, on est bien meilleurs qu’il y a une vingtaine d’années. On ne le dit pas assez.

Les choses iraient-elles donc plutôt dans le bon sens ?

C’est mon sentiment. On aimerait toujours avoir plus de budget. Et surtout aller plus vite parce que des bâtiments sont en danger. Là où on peut gagner du temps, c’est en faisant en sorte que les permis d’urbanisme soient plus courts. Là où on peut encore progresser, c’est en faisant passer la TVA de 21 % à 6 % pour les travaux réalisés sur des bâtiments classés…

 » Les mesures de protection ne concernent qu’une petite partie du patrimoine « 

Pour l’historienne de l’art et professeure à l’ULiège Claudine Houbart, les bâtiments de la période moderne sont les parents pauvres des procédures de classement. L’entretien régulier devrait aussi être davantage encouragé.

Claudine Houbart, historienne de l'art, professeure à l'ULiège.
Claudine Houbart, historienne de l’art, professeure à l’ULiège. © Hélène de Mol

Le patrimoine en Belgique francophone est-il bien géré, entretenu, restauré ?

Globalement non, même s’il faut nuancer. Toute la question dépend de ce que l’on appelle le patrimoine. En vertu des législations en Région wallonne, le patrimoine est perçu, en théorie, dans une conception assez large, tant au plan chronologique que typologique. Ce n’est plus, comme il y a cinquante ans, le  » gratin  » des bâtiments les plus importants. Mais, en réalité, les vraies mesures de protection mises en place par la législation continuent à ne concerner qu’une toute partie de ce corpus, qui n’est même plus représentatif aujourd’hui de la diversité du patrimoine. La mesure principale de protection est le classement. En Belgique francophone, on classe très peu depuis le début du xxie siècle. Et les bâtiments qui le sont représentent ce que l’on considérait comme le patrimoine il y a cinquante ans.

« Il y a une plus grande culture de l’architecture moderne et contemporaine en Flandre. »

Donc, globalement, le patrimoine n’est pas bien protégé. Tous les jours, des éléments en disparaissent, ou on en maltraite d’autres. Cela étant, je ne lance pas un plaidoyer pour que l’on classe ou que l’on protège plus, au sens de la loi actuelle. Il ne faut pas rêver. On ne peut pas étendre à un ensemble aussi important des mesures consommatrices de budget. Mais le corpus des bâtiments qui fait l’objet aujourd’hui d’un classement ne correspond pas à celui des édifices qu’il faudrait absolument conserver tels qu’ils sont. Il est urgent de réfléchir à ce qu’il est prioritaire de protéger et à quel degré. Aujourd’hui, on gère l’héritage d’une situation passée. Parfois, cela fonctionne, parfois pas.

Privilégie-t-on aujourd’hui la protection d’infrastructures importantes au détriment de plus petites ?

Le problème ne se pose pas par rapport à la taille des bâtiments mais plutôt en matière de typologie. On a d’abord classé des châteaux, des cathédrales, des églises. Puis, on a étendu la protection à des habitations, etc. Le patrimoine a continué à s’élargir sous l’angle chronologique aux oeuvres du xixe siècle, puis à celles du xxe siècle, ensuite à l’architecture industrielle. De nouvelles typologies se sont ajoutées. Sauf que l’on n’a pas continué à classer parce que les budgets ne sont pas extensibles à l’infini. Donc, des éléments patrimoniaux qui sont considérés aujourd’hui comme tout aussi importants qu’une cathédrale ou qu’un château ne sont pas classés.

Avez-vous un exemple d’infrastructures qui ne bénéficient pas de classement ?

Toute l’architecture de la période contemporaine, xixe et xxe siècles, est sous-protégée par rapport à sa présence dans notre espace public et aux valeurs qui lui sont reconnues. Cette architecture-là est très peu protégée. En Région bruxelloise, on commence à classer certaines productions du xxe siècle. Cela arrive aussi en Région wallonne mais de façon très anecdotique. L’exemple de l’Observatoire de Cointe, à Liège, bâtiment universitaire du xixe siècle, est révélateur. Il a fallu des années de combat et de mobilisation pour qu’il soit classé. Ces bâtiments ne sont souvent protégés qu’au terme de longues luttes. Sinon, soit ils disparaissent, soit ils sont dénaturés lors de rénovations. Pour moi, la clé de la problématique réside dans la sensibilisation et la formation. Aujourd’hui, le public a un pouvoir assez fort, à travers les médias sociaux, les mobilisations… Mais malgré tout, une grande partie de la population reste peu concernée par ce patrimoine-là.

Vous travaillez avec des collègues universitaires en Flandre. La situation y est-elle différente ?

Même si les choses sont en train de changer en Belgique francophone, j’ai l’impression que, de manière générale, il y a en Flandre une plus grande culture de l’architecture moderne et contemporaine, y compris pour les nouvelles productions. Depuis longtemps, la Flandre a mis en place un dispositif, le Vlaams bouwmeester, qui veille à la qualité de la production architecturale. Celui-ci a été installé progressivement à Bruxelles et arrive maintenant en Wallonie. Il existe aussi dans les facultés d’architecture une formation plus solide sur ces matières-là.

La préoccupation pour le patrimoine contemporain percole donc mieux dans la société. Puisque nous n’avons pas les moyens en Belgique francophone de mettre en place des politiques fortes avec un bon financement permettant de fixer des règles que l’on pourrait assumer, il faut agir par le bas. Il faut que les architectes soient mieux formés, que la population soit plus sensibilisée. Les Journées du patrimoine sont un outil extraordinaire. Mais il faudrait aussi sensibiliser la population à tous les types de patrimoine, même si un effort est déjà mené en ce sens.

La prévention devrait aussi être développée. On s’aperçoit que des bâtiments sont en très mauvais état au moment où l’on commence les travaux. Tous les documents de principes édictés depuis le xixe siècle stipulent que leur sauvegarde commence par leur entretien. Des politiques devraient être mises en place en ce sens. La Région wallonne accorde, il est vrai, des subsides pour la maintenance des bâtiments. Mais elle aurait intérêt à tirer la leçon de la pratique en vigueur en Flandre. Là, un organisme, Monumentenwacht, s’occupe spécifiquement de cette dimension.

Tous les ans, ses agents mènent une inspection de votre bâtiment et formulent leurs recommandations. Cette stratégie évite les situations où l’on a attendu que les édifices se dégradent énormément pour mener des travaux, une pratique très consommatrice de budget. Prenez la collégiale Sainte-Croix à Liège. On l’a laissée pourrir pendant trente ans. Du coup, il a fallu trouver 15 millions d’euros pour la restaurer.

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