La nuit du 22 mars, un groupe d'étudiants occupe la faculté de Nanterre. La date donnera son nom au mouvement. © GÉRARD AIMÉ / GAMMA-RAPHO

Ils partirent 142…

22 mars : des gauchistes investissent la salle du conseil de l’université de Nanterre, près de Paris. Le Printemps commence. La grande majorité des étudiants n’est pas politisée, mais ce monde ne les fait pas rêver.

Appelons-le Alain. 20 ans, veste en velours et cheveux courts, il étudie l’économie à Nanterre, où il est résident : à l’appartement de ses parents, au Trocadéro, dans le XVIe arrondissement de Paris, il préfère la cité U. Ici, au moins, il se sent libre. Certes, les lieux ne sont pas bien folichons. Lorsqu’il est arrivé, il a même pas mal pesté contre cette nouvelle fac, assortiment étrange de cubes de béton, triste à pleurer avec ses bidonvilles à un jet de pierre. Tout est loin, les bistrots, les cinémas, et même, c’est un comble, une bibliothèque digne de ce nom. Rapidement, pourtant, Alain s’est attaché à sa fac. C’est là qu’il a appris la vie, la vraie. Là qu’il a décidé de rejoindre les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR). Là qu’il a rencontré Dany, Xavier, Jean-Pierre et les autres. Là qu’il s’apprête à observer l’histoire en mouvement, du haut du huitième étage du bâtiment B. On est le 22 mars, et Mai bourgeonne déjà. Ce vendredi, la tension est palpable à Nanterre. Mercredi soir, le 20 mars, Xavier Langlade, 22 ans, le responsable du service d’ordre des JCR, une célébrité du campus, a été arrêté par la police près de l’Opéra. Avec d’autres membres d’une organisation militant pour le peuple vietnamien, il s’en est pris à un symbole de l’impérialisme américain : le petit groupe a brisé la vitrine d’un bureau de l’American Express à coups de barre de fer. Avant de pouvoir s’engouffrer dans le métro, Xavier a été interpellé avec cinq autres et conduit quai des Orfèvres. Les camarades ont décidé d’agir pour exiger sa libération (NDLR : siège de la préfecture de Paris).

Officiellement, les étudiants ne peuvent entrer dans les chambres des filles considérées comme mineures même audelà de 21 ans

UN ROUQUIN VIBRIONNANT DE 22 ANS

Que faire ? En fin de journée, la décision est prise d’investir un des lieux symbolique du pouvoir universitaire : la tour administrative. Le mouvement est notamment mené par un drôle d’énergumène, un rouquin vibrionnant de 22 ans, nommé Dany Cohn-Bendit. Vers 20 heures, ils sont 142, exactement, à prendre le huitième étage d’assaut, à ne faire qu’une bouchée du chef des appariteurs, qui tente mollement de s’opposer, et à pénétrer dans la vaste salle. Bien installés, les pieds posés sur la grande table ovale, avec bière et sandwichs, on discute passionnément jusqu’à 2 heures du matin. Comment convertir l’actuelle protestation contre la répression policière en une contestation permanente ? Comment rallier la majorité silencieuse aux combats actuels – soutien à l’opposition dans les pays de l’Est, contestation anti-impérialiste… ? Les débats rassemblent des membres de la JCR, de l’UEC (Union des étudiants communistes), de l’UJCML (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, maoïste), des  » Rouge et noir « , les anarcho-communistes, et des dutschkistes, les partisans du révolutionnaire allemand Rudi Dutschke. Cohn-Bendit, charismatique, convaincant, frondeur, a des idées sur tout et confirme ce soir-là ses talents de haut-parleur.

142  » gauchistes « , pourtant, cela fait peu, pour une faculté qui compte 12 000 inscrits. La grande majorité des étudiants de Nanterre n’est absolument pas politisée. En ce printemps de 1968, même si les classes moyennes commencent à gagner le droit de poursuivre des études, moins de 5 % des étudiants sont des fils et filles d’ouvriers. La plupart viennent des quartiers chics de l’Ouest parisien, fils de médecins, d’avocats, nés après la Seconde Guerre mondiale et qui entraient à peine à l’école primaire à la fin de la guerre d’Algérie. Beaucoup habitent encore chez leurs parents, viennent aux cours et repartent sans même prendre la peine de tisser de liens avec quiconque. Pourtant, quelques semaines après la prise de la salle du conseil, beaucoup vont s’engager et humer à plein poumons l’air de rébellion qui décoiffe le pays. Les étudiants de 68 n’ont que peu de droits – hormis celui de se taire. Les relations humaines et les moeurs sont soumises à des règles rigides, étouffantes, exemptes de toute fantaisie. Rien n’est à la mesure de la jeunesse de cette époque, pas prise au sérieux, éduquée mais pas écoutée, dégoûtée par la routine, prise dans le carcan des conventions des générations précédentes. L’université, en pleine mutation, ne s’est pas encore débarrassée de ses scories. En dix ans, la population estudiantine française est passée de 150 000 à 500 000. L’Etat a engagé un effort matériel considérable pour accueillir cet afflux de baby-boomers, mais cela ne suffit pas. A la Sorbonne à Paris, il faut arriver au moins trente minutes avant les cours pour espérer trouver où s’asseoir dans les amphis surchargés. Le corps enseignant, réticent à la démocratisation de l’enseignement supérieur, menace pour l’élite à laquelle il appartient, ne réagit pas très bien à ces évolutions. Certains intellectuels (dont Alain Touraine et Paul Ricoeur) comprennent le désir de changement des étudiants, las des cours magistraux assénés sans échange, de l’absence de valorisation du travail personnel, des examens couperets. La verticalité des rapports entre étudiants et enseignants prend un tour insupportable.

L’ASPIRATION À UNE AUTRE VIE

Il est un autre domaine qui attend désespérément plus d’horizontalité : les relations hommes-femmes. Contrairement à une idée répandue, mai 1968 n’a pas éclaté à cause d’une histoire de dortoirs interdits aux garçons : dès 1967, l’affaire était réglée. Certes, au printemps 1968, officiellement, les étudiants ne peuvent entrer dans les chambres des filles, considérées comme mineures même au-delà de 21 ans. Les règles sont très strictes. Tellement que l’oncle de Dominique Tabah n’a même pas pu monter la lourde valise de sa nièce lors de son arrivée : hommes interdits à tous les étages.  » Mais les filles, elles, pouvaient se rendre au bâtiment des garçons, et même aller dans leurs chambres. L’administration les appelait dédaigneusement « celles qui montent ». Il fallait assumer l’image, pas terrible… « , raconte l’ancienne étudiante en philosophie.

 » Si l’on ne prend pas en compte le malaise existentiel, l’aspiration à une autre vie, on ne peut pas comprendre comment et pourquoi des dizaines de milliers d’étudiants sont descendus dans la rue en quelques jours « , écrit Patrick Rotman dans Mai 1968 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu (Seuil). La société m’emmerde, j’emmerde la société : ce slogan reflète sans doute l’idée la mieux partagée par Alain et tous les autres, avides de changements. Le 22 mars a ouvert une brèche. Les jours suivants, à Nanterre, foyer de la contestation, la mobilisation s’organise. Débats, chahut, création de journaux, professeurs bousculés : le 2 mai, le doyen Grappin, croyant enliser le mouvement, décide de fermer l’université et de convoquer en conseil de discipline Cohn-Bendit et quelques autres. Dès lors, les événements s’enchaînent. Le 3 mai, alors que 300 étudiants sont rassemblés dans la cour de la Sorbonne en solidarité avec leurs camarades, le recteur prend peur et appelle les forces de l’ordre à la rescousse. Des jeunes gens sont interpellés, d’autres s’en prennent aux cars de police, la population s’en mêle et pour la première fois la violence – grilles arrachées, coups de matraque à tout va – déferle sur le boulevard Saint-Michel. Le lendemain, dans les locaux de Normale sup, les leaders de tous les mouvements gauchistes, étonnés de l’ampleur de la mobilisation spontanée de la veille, se rassemblent. A l’Elysée, de Gaulle veut rétablir l’ordre le plus rapidement possible :  » Une émeute se combat dès le début.  » Les étudiants se sentent vivants, enfin. Mai 1968 a commencé.

(Paru dans L’Express du 1er mai 2008)

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