A Borodino, aux portes de Moscou, les troupes françaises n'en finissent plus de dénombrer leurs blessés. La bataille de Borodino près du village de Semonovsky, Christian Wilhelm von Faber du Faur vers 1820. © GETTY IMAGES

Guerres napoléoniennes: « Pour les blessés, l’amputation était souvent la seule option »

Johan Op de Beeck
Johan Op de Beeck Écrivain et spécialiste de Napoléon

Malgré toute l’aide des médecins, chirurgiens et autres volontaires, le sort des blessés après une bataille était épouvantable. L’état des connaissances chirurgicales était largement insuffisant pour traiter la plupart des blessures occasionnées par des tirs de canons et de fusils. En ces temps où la médecine n’en était qu’à ses premiers balbutiements, l’amputation était souvent la seule option – et sans anesthésie dans la plupart des cas.

Comme en attestent une foule de témoignages, les campagnes de l’époque avaient toujours des conséquences abominables. La bataille de Waterloo, par exemple, est très richement documentée, entre autres par le récit du capitaine d’artillerie anglais Cavalié Mercer. Après avoir frôlé la mort, ce dernier ne peut fermer l’oeil pendant toute la nuit qui suit les combats. Vers minuit, il retourne inspecter le champ même où se déroulait encore quelques heures plus tôt un effroyable carnage. Partout, il trébuche sur des cadavres et croise quelques malheureux qui, à bout de forces, se raccroche désespérément au dernier souffle.  » De temps en temps, une forme se dressait à demi avant de retomber en gémissant « , relate Mercer avec émotion. Le major Harry Smith, qui avait déjà longuement combattu en Amérique et en Espagne, n’en croyait pas ses yeux en chevauchant à l’aube du 19 juin 1815 d’un bout à l’autre du champ de bataille.  » Je n’avais jamais rien vu de tel. De tous côtés, la plaine entière était jonchée de cadavres « , lit-on dans son journal.  » Sur le flanc droit de la ferme de la Haie Sainte, un entassement de cuirassiers français formait une véritable colline. Certains soldats, indemnes, s’étaient fait écraser sous le poids de leur monture. D’autres étaient atrocement défigurés. Parfois, quelque cheval blessé avait jeté son cavalier à terre avant de le piétiner. Leur vision avait beau me remuer les entrailles, je ne pouvais rien faire pour les soulager.  » Le vacarme ambiant était aussi insupportable. Entre les coups de feu tirés par les soldats achevant des chevaux mutilés, les heurts des forgerons récupérant les fers de leurs sabots et, surtout, les cris plaintifs qui fusaient de toutes parts en français, allemand, anglais ou néerlandais, lancés par des combattants meurtris, agonisants, réclamant des secours qui ne viendraient pas.

Guerres napoléoniennes:
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Ceux qui, touchés, se retrouvaient cloués à terre, n’étaient que très rarement récupérés. Il n’y avait pas encore de brancardiers. Pendant les combats, des soins rudimentaires pouvaient être prodigués par quelque compagnon d’infortune, selon les disponibilités. Au champ de bataille, le transport de blessés s’effectuait par des soldats affectés à la même unité qu’eux. Et comme il était facile d’en profiter pour s’absenter bien plus longuement que nécessaire, leurs officiers préféraient laisser les invalides à leur sort afin que le reste de la troupe garde ses forces pour se battre efficacement. A Waterloo, Wellington lui-même interdisait constamment à ses hommes d’emporter les blessés en partant du principe que ceux qui quittaient les rangs pour évacuer un camarade ne revenaient presque jamais spontanément. Les cris, les pleurs ou la douleur n’y changeaient rien : nul ne pouvait en aucun cas abandonner son poste. Tous les alliés étaient soumis à cette règle. Quant aux blessés français, les secouristes du camp alliés ne s’en préoccupaient guère. Les témoignages à ce sujet sont éloquents. Les Britanniques et les Allemands de la King’s German Legion étaient prioritaires, ensuite venait le tour des Hanovriens. Les troupes du Brunswick, les Belges et les Néerlandais utilisaient leurs propres ambulances de fortune, mais aux premières heures de la bataille, les Français estropiés avaient été laissés pour mort. Nombre d’entre eux ne seraient retrouvés qu’après plusieurs jours. Le chirurgien-général anglais Blanco rapporte même que des Français blessés avaient encore été retrouvés au bout d’une semaine. Ils n’avaient pu survivre qu’en se nourrissant de la chair crue de leurs chevaux. Des dizaines de  » secouristes  » ratissaient pourtant la plaine depuis des jours, avec l’aide des paysans du coin.

Les forces britanniques et alliées étaient fort mal équipées sur le plan médical. Nul n’ayant imaginé que la bataille de Waterloo serait un tel massacre, ils auraient néanmoins pu se montrer plus prévoyants. L’armée de Wellington n’avait que trois cents chirurgiens et infirmiers à sa disposition, avec moins de cinquante ambulances. Des étudiants en médecine avaient été d’ailleurs enrôlés et envoyés en Belgique en toute dernière minute.

Ces jeunes garçons n’étaient absolument pas préparés aux horreurs de la guerre. Bien des aides-chirurgiens et infirmiers se retrouvaient en état de choc face à l’aspect indescriptible des victimes. Ils n’étaient donc d’aucune utilité pour les équipes médicales. Et tous les effectifs dont disposaient les Britanniques était largement insuffisants pour prendre en charge leurs quelques 40 000 blessés. La moindre ferme, maison ou écurie accessible à la ronde était pleine à craquer de militaires en mal de soins, certains avec des plaies légères mais la plupart atteints beaucoup plus grièvement. A Waterloo, l’essentiel des blessés étaient victimes de coups de canon : membres et entrailles en charpie étaient la norme. L’hygiène était plus que sommaire dans les hôpitaux de campagne, et les antibiotiques n’existaient pas encore.

Un docteur français, le baron Larrey, invente l'ambulance. Les soldats peuvent désormais acheminer leurs camarades touchés à l'arrière des lignes pour y recevoir quelques soins rudimentaires. Avant cela, les blessés étaient abandonnés à leur sort sur le champ de bataille.
Un docteur français, le baron Larrey, invente l’ambulance. Les soldats peuvent désormais acheminer leurs camarades touchés à l’arrière des lignes pour y recevoir quelques soins rudimentaires. Avant cela, les blessés étaient abandonnés à leur sort sur le champ de bataille.© GETTY IMAGES

AMPUTATIONS SYSTÉMATIQUES

La médecine, en ce début du xixe siècle, était rudimentaire et, sur les champs de bataille, pour soigner les blessés, on ne faisait vraiment pas dans la dentelle ! Majoritairement dues à des armes à feu, les plaies étaient souvent sérieuses. La science chirurgicale faisant ses premiers pas, l’amputation était de loin le traitement le plus rapide et le plus simple. On disposait déjà de sédatifs comme la teinture d’opium ou le laudanum, mais dans des quantités nettement insuffisantes. Le patient était ligoté ou fermement maintenu sur une table, et une goulée d’eau-de-vie pouvait l’aider à se détendre – à condition que la fiole ne soit pas tout à fait vide… Ensuite, on coupait le doigt, la main, le bras ou la jambe malade, sans anesthésie. Ensuite, les membres amputés étaient empilés parmi d’autres vestiges. Et, au suivant ! L’ablation d’un bras prenait plus d’une minute et on comptait le double pour une jambe. Mais si le chirurgien manquait de pratique, le tout pouvait parfois durer près d’un quart d’heure.

Sur Waterloo, le chirurgien britannique Charles Bell a affirmé que ses longues années d’expérience n’avaient jamais pu l’insensibiliser à toute l’abomination d’un champ de bataille.  » Il m’est impossible de vous décrire une telle détresse humaine « , témoigna-t-il plus tard.  » A six heures du matin, je m’emparai de mes couteaux et ne les lâchai plus avant sept heures du soir. Il en alla de même le lendemain ainsi que le jour suivant.  » Pour les patients, le seul espoir était que les docteurs aient tiré des leçons de l’amputation précédente, afin que la leur puisse s’achever plus rapidement… Pour Bell, c’était à peine supportable.  » Quel effroyable supplice d’être figé dans mes habits raides de sang, les bras ballants, à bout de forces après avoir taillé dans le vif des heures durant.  » Un aide-chirurgien du régiment des Life Guards évoque des scènes qui le hantaient encore dans son sommeil bien des années plus tard.  » Notre travail était tout ce qu’il y a de plus sordide et il fallait poursuivre toute la nuit. […] Je ne pourrai jamais oublier le mutisme épouvanté de la plupart de ces patients. Il faut se représenter comment tout cela se déroulait dans la plus grande précipitation, sous les yeux mêmes des éclopés qui s’attendaient à se retrouver d’un instant à l’autre sur la table d’opération dégoulinante de sang, témoins de la douleur intolérable causée par les amputations… Ce n’est qu’ainsi qu’on peut vraiment se rendre compte dans quel bois étaient taillés ces braves.  » Le médecin militaire belge Kluyskens estime avoir personnellement exécuté 300 amputations au cours de cette même nuit, tandis que Bell en pratiquerait encore 380 de plus à Bruxelles par la suite. Au total, on estime à 3 000 le nombre de soldats qui ont subi le même  » traitement « . Torture hélas bien inutile pour un tiers d’entre eux, qui n’ont guère survécu à leur opération.

La bataille de Borodino, 7 décembre 1812, Louis-François Lejeune, 1822. Borodino a été le plus sanglant de tous les affrontements napoléoniens. Il faudra attendre la bataille de la Somme (1916), un siècle plus tard, pour dénombrer autant de victimes.
La bataille de Borodino, 7 décembre 1812, Louis-François Lejeune, 1822. Borodino a été le plus sanglant de tous les affrontements napoléoniens. Il faudra attendre la bataille de la Somme (1916), un siècle plus tard, pour dénombrer autant de victimes.© GETTY IMAGES

HÔPITAL DE CAMPAGNE

Du côté français, l’aide médicale prodiguée sur un champ de bataille était organisée plus professionnellement que n’importe où dans le monde. De toutes les forces européennes, l’armée française disposait de la meilleure prise en charge des blessés. Mais à mesure que les combats gagnaient en puissance, cette belle organisation française ne s’est avérée guère plus satisfaisante. Au cours de la campagne de Russie, en 1812, les médecins militaires français étaient en sous-effectif. Après la bataille de Borodino, aux portes de Moscou, ils se sont retrouvés submergés sous le flot incessant des blessés. Attaché au corps médical français, le docteur La Flise a commis une centaine d’amputations :  » Entendre brailler et grincer des dents un homme dont le bras ou la jambe ont été pulvérisés par un boulet de canon, c’est absolument indescriptible ! Les hurlements de douleur quand le médecin incise la peau, les muscles et les nerfs avant de scier l’os, trancher les artères, et tout le sang qui gicle constamment sur le docteur « , écrit La Flise dans ses mémoires, encore sous le coup du traumatisme des années plus tard.

La bataille de Borodino a dû mettre les blessés particulièrement à rude épreuve. Nombre d’entre eux se sont traînés pendant des heures ou même des jours à travers le champ de bataille sans rencontrer un seul médecin. Ils patientaient interminablement en espérant être soignés, mais la plupart ont connu une mort lente et solitaire, dans une agonie insoutenable. Ce triste sort était principalement celui des soldats russes, dans le camp desquels les hommes n’étaient souvent que simples serfs, de la chair à canon dont la vie est sans valeur. Ceux qui ne pouvaient trouver refuge à Mojaïsk, à quelques kilomètres de là, ont été abandonnés sur place par les officiers. Retrouvés par les Français au surlendemain de la bataille, ces malheureux n’avaient visiblement pas reçu de soins. Sans vivres et sans eau, la moitié d’entre eux étaient déjà morts.

La chirurgie, à ses premiers balbutiements, ne proposait alors que l'amputation, le traitement le plus simple et le plus rapide. Et le plus fréquent.
La chirurgie, à ses premiers balbutiements, ne proposait alors que l’amputation, le traitement le plus simple et le plus rapide. Et le plus fréquent.© GETTY IMAGES

Joseph Abbeel, un militaire flamand de l’époque, décrit l’infirmerie où l’ont mené ses pas alors qu’il recherchait désespérément quelqu’un sur le champ de bataille. Voici son témoignage :  » Après avoir fouillé en vain presque tout le champ de bataille à sa recherche, je m’orientai vers un bosquet où l’on avait porté quelques éclopés. Sur place, des boulets de canon continuaient de s’écraser sur nous. Et moi qui tenais les guérisseurs pour des oiseaux de malheur ! A voir tout le mal que se donnaient ces courageux docteurs, au mépris du danger, pour se charger des blessés, je compris aussitôt mon erreur. Bientôt, je repérai enfin mon camarade. Il était seul, gisant à même le sol. Lorsqu’il me vit, il se redressa. Nous nous embrassâmes et notre joie était si grande que nous restâmes un long moment ainsi, nous épanchant à chaudes larmes sur les épaules l’un de l’autre. Tout allait mieux que ce que nous avions craint. Il avait cru que j’avais perdu la main et moi, je m’étais persuadé que ses plaies étaient fatales. Mais j’étais plus gravement touché que lui. De gros projectiles fendant le ciel de toutes parts, nous chevauchâmes ensemble vers un hameau où nous restâmes pour la nuit. « 

Introduction à l'anesthésie, extrait de Illustrations of the Great Operations of Surgery (1821), par Charles Bell, chirurgien qui a notamment opéré à Waterloo.
Introduction à l’anesthésie, extrait de Illustrations of the Great Operations of Surgery (1821), par Charles Bell, chirurgien qui a notamment opéré à Waterloo.© GETTY IMAGES

Dans une situation similaire, le commissaire aux guerres Alexandre Bellot de Kergorre nous livre cette description prosaïque d’un hôpital de fortune :  » Mon rôle était de superviser les hôpitaux de campagne. Trois mille hommes étaient parqués dans deux bâtisses en pierre. Ces malheureux étaient tous presque morts de faim et de soif ; faute de literie disponible, on les alitait sur du foin. Les premiers jours, ils se sustentèrent de quelques graines mêlées à leurs paillasses. Et du peu de farine que j’avais pu leur procurer. Le manque de chandelles se faisait gravement sentir. L’impossibilité de séparer les vivants des morts me procura soudain un choc terrible. Il n’y avait ni brancards ni secouristes. A l’instar des rues et des maisons adjacentes, l’hôpital se remplissait de cadavres. Une fois paré aux soins les plus urgents, j’entrepris d’évacuer les morts de l’hôpital sur des brouettes que j’avais pu me procurer par hasard. Moi-même, je charriai ainsi non moins de 128 cadavres. Décédés depuis plusieurs jours, des estropiés les employaient pour reposer leur tête. « 

PLACE AUX CHAROGNARDS

A l’issue des combats, les lieux étaient parfois livrés au pillage. A la faveur des ténèbres, une foule de maraudeurs se faufilait aux quatre coins du champ de bataille. Il s’agissait souvent de la population locale, des miséreux de toute sorte et même quelques soldats en quête d’un bon butin.  » Il serait ridicule de taire le fait qu’après avoir rempli leur mission meurtrière, les survivants d’une bataille n’aspirent plus qu’à compenser la peine et le danger mortel qu’ils viennent d’affronter en s’assurant quelque profit « , concède un jeune caporal. Et il faut bien dire qu’on n’était pas à une mort près. En pleine nuit, certains détrousseurs de cadavres ne se gênaient pas pour étrangler des blessés ou leur trancher la gorge pour se faciliter les choses. A Waterloo, un officier anglais frappé d’une vilaine blessure à la tête se retrouva coincé pendant la nuit sous la dépouille d’un Français. Avisant une ombre qui s’approchait, il retint instinctivement son souffle pour ne pas se faire entendre. L’homme, un Prussien, fit tranquillement les poches d’un autre gradé anglais à quelques pas de lui. Soudain, l’Anglais volé se retourna et le Prussien se contenta de l’achever. Incapable de bouger, notre témoin vit alors le maraudeur qui avançait vers lui. Soudain, un soldat et un sergent anglais surgirent de nulle part et le Prussien se réfugia derrière une carcasse de cheval. Sauvé in extremis, l’officier leur raconta la scène. Le sergent surprit le Prussien dans sa cachette et l’abattit d’une seule balle. Ne pouvant le porter ni rester là, ses sauveurs laissèrent à l’officier un fusil dûment chargé.  » Après s’être si rudement battus, on a bien le droit de délester ces pauvres bougres des biens qui ne leur serviront plus. Surtout avant de se faire damer le pion par tous les culs-terreux de la région « , les entendit-il encore se justifier. Les officiers étaient la première cible des maraudeurs car ils avaient les poches mieux remplies.

Napoléon fuit Waterloo tandis que les blessés et les morts s'entassent sous les sabots de son cheval.
Napoléon fuit Waterloo tandis que les blessés et les morts s’entassent sous les sabots de son cheval.© Getty Images

LES BELGES À LA RESCOUSSE

Tous les récits dédiés aux suites de Waterloo s’attardent sur le sort des vaincus estropiés. Un jour après la bataille, deux convois entrent dans Bruxelles, l’un par la Porte de Hal, l’autre par la Porte de Namur. Deux lamentables processions de soldats dépenaillés, claudiquant, rampant et chancelant. Grenadiers sans fusils, hussards à pied chaussés de bottes trop grandes, canonniers aux figures noires de suif. Charrettes de paysans et autres véhicules chargés d’infirmes qui ne tiennent plus debout. Des hommes pleurant et gémissant, cramponnés aux planches qui les supportent, le sang continuant de gicler des uniformes en lambeaux. Bien vite, les rues sont submergées par un torrent de pure souffrance humaine. Les Bruxellois sont désemparés. Le commandement militaire ne sait que faire de ces milliers de pauvres diables bardés de plaies monstrueuses, qui sont venus en ville à la recherche de mains expertes pour les soigner. Qu’on se le dise, cette négligence stupéfiante des autorités militaires a été quelque peu compensée par le dévouement de la population belge. Autour de Waterloo, les villageois ont spontanément organisé une campagne de secours. Les religieuses se muaient en garde-malades, les paysans donnaient aux rescapés couvertures et boissons et les églises leur offraient un toit. A Bruxelles, cinq hôpitaux se tenaient à la disposition des Britanniques et des coalisés. D’autres admettaient aussi les blessés français. Ceux qui étaient encore assez valides pour supporter le voyage ont été hébergés à Anvers.

Dans tous ces hôpitaux, les médecins et chirurgiens belges venaient de loin pour offrir leurs services. Originaire de Leyde, le professeur Sebald Justinus Brugmans joua un rôle prépondérant. A la tête des services de santé militaires, il organisa l’approvisionnement en bandages et en médicaments. Le plus grand chaos régnait dans les hôpitaux submergés. Avec autant de blessés dans un espace aussi confiné, il s’inquiétait surtout du risque d’épidémie de gangrène hospitalière. Tout patient infecté était perdu. Mais Brugmans gardait son sang-froid.  » Dans de telles circonstances, il n’y a pas lieu de réfléchir. Il faut agir « , conclut-il par après. Il fait dresser un campement à Etterbeek pour y transférer tous les patients gagnés par l’infection. Les méthodes du Dr Brugmans ont démontré leur efficacité puisqu’aucun cas de maladie infectieuse n’a été enregistré à Bruxelles au cours de cette période. Sous les tentes, des Bruxelloises de tous âges, milieux et conditions se pressaient au chevet des malades. Chargées de bandages et de boissons, elles passaient d’un lit à l’autre pour soulager ces hommes hantés par des visions d’horreur. En leur hommage, un voyageur anglais a d’ailleurs exprimé toute son admiration pour l’engouement désintéressé des  » jolies dames de Bruxelles « .

le professeur Sebald Justinus Brugmans joua un rôle prépondérant. A la tête des services de santé militaires, il organisa l'approvisionnement en bandages et en médicaments.
le professeur Sebald Justinus Brugmans joua un rôle prépondérant. A la tête des services de santé militaires, il organisa l’approvisionnement en bandages et en médicaments.© GETTY IMAGES

La palme de la plus haute expertise revient naturellement aux médecins français de la Grande Armée, alors en détention. Pionnier en matière de soins aux victimes de guerre, le baron Dominique-Jean Larrey faisait figure d’autorité internationale.  » L’ami des soldats « , l’appela un jour Napoléon dans un élan de tendresse. A Saint-Hélène, sur son propre lit mort, l’empereur alla même jusqu’à le qualifier de  » plus grand homme que j’ai jamais connu  » – ce n’est pas rien ! Capturé par les Prussiens, cet humaniste convaincu et médecin dévoué venait d’échapper de justesse à une exécution. Il s’est alors révélé un prisonnier de guerre irremplaçable. Nombre de médecins belges sont venus observer Larrey et s’inspirer de l’abnégation avec laquelle il soignait les blessés en ne s’accordant quasi aucun répit, de jour comme de nuit. Parmi eux se trouvaient le médecin brugeois Isaac De Meyer et Jozef Kluyskens, d’Alost, le chirurgien en chef des troupes belges. Comme la plupart des barbiers-chirurgiens, ce dernier n’avait en matière de science médicale que des notions élémentaires. Il a pourtant soigné près de 9 000 soldats après la seule bataille de Waterloo. Il a appris le métier sur le tas, principalement grâce à Larrey. Kluyskens a tant appris sur les tables d’opération de Waterloo que cette expérience lui a permis d’obtenir le diplôme de médecine en 1819. Il entrera ensuite comme professeur à l’université de Gand, dont il sera nommé recteur. Isaac De Meyer a traité des soldats à Nivelles et Charleroi, et notamment des blessés de l’armée française dans laquelle il avait servi durant des années. Il s’établira ensuite à Bruges comme éminent gynécologue et spécialiste du cancer. Tous ces médecins faisaient leur possible, besognant sans relâche auprès de patients compatriotes et étrangers, amis ou ennemis.  » Il y avait là quelque chose d’extraordinaire, qui dépassait le simple fait de s’occuper de malades et de blessés. « , relate un avocat anglais de passage à Bruxelles.  » Une chose qui animait tous ceux qui prodiguaient leurs soins aux rescapés de Waterloo. Leur dévotion était la même pour chacun, qu’il soit compatriote ou ennemi. « 

La prise en charge des blessés a été sans commune mesure, pendant des semaines, des mois entiers. Après les premiers convois issus de Waterloo, de plus petits groupes de nécessiteux ont continué à affluer en ville d’un peu partout. Par ordre de Joseph van der Linden d’Hoogvorst, le bourgmestre de Bruxelles, chaque ménage était tenu de fournir aux blessés vêtements et couvertures. Mais les Bruxellois ne s’en sont pas tenus là. Dans les journées qui ont suivi la bataille, des centaines de familles ont transformé leur foyer en infirmerie et en maison de convalescence. Jusqu’à la fin de l’été, de simples citoyens ont hébergé et soigné des milliers de soldats dans leur propre domicile. Ils agissaient bénévolement, avec une compassion admirable à l’égard des blessés, sans distinction entre les alliés et les Français. Dans l’édition du 21 juin du Journal de Bruxelles, on pouvait lire :  » L’aide que procurent les habitants ne se limite guère à nos « généreux défenseurs » (sic), elle concerne en outre les prisonniers et les blessés français qui nous parviennent en grand nombre d’heure en heure. Tout un détachement de ces malheureux, fort de 1 500 soldats, est arrivé cette nuit à 1 heure sur la place de la Monnaie et tous les riverains se sont précipités hors de leurs lits pour leur offrir tout le soutien disponible. « 

Après la bataille de Waterloo, des médecins belges ont rejoint le professeur Brugmans pour apprendre comment soigner les blessés de guerre.
Après la bataille de Waterloo, des médecins belges ont rejoint le professeur Brugmans pour apprendre comment soigner les blessés de guerre.© GETTY IMAGES

LA HONTE DES ANVERSOIS

Les estropiés français ont cependant dû bientôt céder la place à ceux de la coalition. Par milliers, les blessés de la Grande Armée ont été embarqués sur des chaloupes et des bateaux pour être emmenés via le canal de Willebroek jusqu’à Anvers. Dans leur état, c’était le traitement le plus convenable qu’ils pouvaient espérer car effectuer le même trajet sur une route cahoteuse revenait à endurer le martyre. Mais à Anvers, les rescapés prussiens accaparaient déjà les meilleures places. Le docteur Vrancken, chirurgien en chef à l’hôpital Sainte-Elisabeth, avait reçu l’ordre de faire évacuer les lieux. Les soldats prussiens ont pris la place des patients, transférés de force vers la prison. Les couvents des Minimes et des Augustins ont également été alloués aux Prussiens, et l’église des Jésuites a accueilli des patients de toutes nationalités, sauf des Français. La ville d’Anvers n’était bien sûr pas équipée pour absorber le flux des rescapés, qui étaient déjà plus de dix mille en quelques jours.

Régime provisoire après la révolution belge de 1830. Emmanuel van der Linden d'Hoogvorst, à l'extrême droite, dont le frère, Joseph, bourgmestre de Bruxelles, a beaucoup contribué au soulagement des soldats blessés après Waterloo.
Régime provisoire après la révolution belge de 1830. Emmanuel van der Linden d’Hoogvorst, à l’extrême droite, dont le frère, Joseph, bourgmestre de Bruxelles, a beaucoup contribué au soulagement des soldats blessés après Waterloo.© DR

Le 21 juin, dans le Journal du département des Deux-Nèthes, le gouverneur Van der Plaat publia un appel à la population :  » Aux habitants d’Anvers. Très ému par votre comportement généreux et votre sensibilité envers les blessés et les malades qui nous arrivent de l’armée depuis quelques jours, j’estime qu’il est de mon devoir de vous remercier au nom de Sa Majesté. […] Cependant, je dois attirer votre attention sur la situation au sein des hôpitaux. Les locaux aménagés ne disposant pas d’un mobilier approprié, il faut répondre à des besoins très urgents de matelas, couvertures, oreillers, draps, pansements ; tout fait défaut en quantité. Je suis certain que mon appel à votre humanité ne manquera pas d’être suivi.  » L’humble prière de Van der Plaat ne s’adressait exclusivement qu’à sa population. Ceux qui parlaient français se sont contentés de ce qu’on leur avait déjà donné : une couche sur les bateaux qui les avaient amenés. Ils n’ont même pas reçu de paille pour conforter les souffrances de leurs os brisés et corps mutilés. Remuant ciel et terre, Vrancken a fait aménager à la va-vite un hôpital dans une corderie du Kiel. Deux braves Anversois, Edward et Ferdinand Geelhand, se sont évertués à transporter les victimes françaises dans cet abri de fortune, mais nul ne s’est pressé pour leur prêter main forte. En désespoir de cause, ils ont déboursé eux-mêmes de quoi payer quelques porteurs pour achever leur pénible besogne. A Kiel, le docteur Vrancken ne disposait même pas d’une seule infirmière.

A la prison, le directeur Ferdinand de Baillet jugeait tant de misère intolérable. Au risque de s’attirer les foudres du gouverneur Van der Plaat et des autorités britanniques, il a pris sur lui de faire jouer les garde-malades à quelques prisonniers de droit commun. Fidèles au serment d’Hippocrate, les médecins et chirurgiens anversois ont heureusement fait tout ce qu’ils pouvaient pour soigner les vaincus. Vrancken est un héros oublié de la bataille de Waterloo. Au-delà de ses prouesses chirurgicales, cet Anversois exemplaire a déployé tout l’humanisme qui est l’apanage des plus grands médecins. N’autorisant aucune amputation qui ne fut expressément prescrite par tous les spécialistes, il a personnellement supervisé chaque intervention.

L'un des étudiants du Dr Larrey était Jozef Kluyskens, chirurgien en chef des troupes belges. Il est ensuite devenu recteur de l'université de Gand.
L’un des étudiants du Dr Larrey était Jozef Kluyskens, chirurgien en chef des troupes belges. Il est ensuite devenu recteur de l’université de Gand.© DR

Douze jours durant, Vrancken n’a pu compter sur l’aide que d’une poignée de fidèles.  » Il est impossible de se former une idée des peines auxquelles nous nous étions soumis « , lit-on dans ses notes.  » Nous travaillions nuit et jour pour soigner les nombreux blessés français. A peine trouvions-nous un moment pour nous rafraîchir, mais pas un seul pour prendre quelque repos. Pour apprécier la valeur de pareils soins, il faut avoir été témoin des horreurs de la scène qui se présentait à nos yeux. Il faut avoir entendu les gémissements et vu les agonies des mourants. Ce qui était encore plus pénible, c’était d’entendre crier deux mille blessés sans pouvoir simultanément soulager leurs souffrances car nous étions trop peu.  » Pour nombre de Français, l’aide arrivait trop tard. Après avoir été négligés pendant des jours par les autorités, ils étaient dans un état déplorable. Leurs plaies étaient en proie à l’infection et beaucoup d’entre eux ne tinrent pas très longtemps. Il a fallu attendre le 29 juin pour que les autorités britanniques et anversoises se décident enfin à renforcer Vrancken et sa maigre équipe. Il a finalement obtenu carte blanche pour recruter toute l’assistance indispensable, mais sans se voir accorder de véritable hôpital. Le chirurgien continua son oeuvre jusqu’au 12 août suivant, date à laquelle les 400 derniers blessés français ont pu être transportés chez les Minimes où leur convalescence s’est poursuivie dans des circonstances moins inhumaines.

INDESTRUCTIBLE, L’EMPEREUR ?

Napoléon a lui-même été blessé à diverses reprises au cours de ses campagnes – quoique superficiellement. Le chef boudait rarement les lignes de front. Les plaies de ses soldats n’avaient dès lors pour lui aucun mystère, ni plus ni moins que les pires horreurs de la guerre. Engagé dans d’innombrables batailles, l’homme ne restait pas imperturbable face aux souffrances humaines dont il savait partager la responsabilité, mais il ne s’en formalisait pas pour autant. Napoléon s’est souvent montré bouleversé lorsque mourait un officier qui comptait parmi ses proches, tels les maréchaux Duroc, Lannes ou Desaix, par exemple. Mais la douleur des simples soldats l’affectait également. L’innommable bain de sang de la bataille d’Eylau, entre autres, lui a causé un véritable choc. Après la bataille d’Austerlitz, il a ordonné l’instauration d’un système de pension à l’intention des veuves et orphelins laissés par les soldats tombés à la bataille.

L'effrayant bain de sang d'Eylau, les 7 et 8 février 1807, choque profondément Napoléon. Il s'exclame :
L’effrayant bain de sang d’Eylau, les 7 et 8 février 1807, choque profondément Napoléon. Il s’exclame :  » Ce massacre devrait dissuader tous les princes de la terre de faire la guerre. « © D.R.

Chemin faisant, s’il a progressivement fermé les yeux sur les affres de la guerre, c’est qu’il n’y avait bien sûr rien d’autre à faire. Tel était le lot du guerrier, et il le savait bien parce qu’il avait risqué sa propre vie plus d’une fois. Mais la vision insoutenable d’un champ de bataille à l’issue des combats l’ont vraisemblablement hanté jusqu’à la fin de ses jours. Un constant surmenage contribuait sûrement à le soulager de ses démons. Rien de tel, en effet, qu’un agenda bien surchargé et des journées mouvementées pour ne pas se laisser vaincre par ses émotions. Sans doute est-ce là ce qui lui a valu cette image de rudesse et d’insensibilité qui l’a suivi dans la postérité. Dix mille blessés ? Soit. Dès le matin suivant, on pouvait aussi bien le retrouver en train de rédiger le futur règlement de la Comédie Française ! Un bon moyen pour garder la tête sur les épaules, la sienne et celle de son armée.

Des peuples avant d’être des Etats

Bien que la Belgique et les Pays-Bas ne se fussent pas encore constitués à cette époque en tant qu’Etats, l’usage de ces noms dans le cadre de la géographie et des relations internationales est attesté sans équivoque, d’où leur emploi en l’occurrence. Il en va de même pour les  » Allemands « . L’Allemagne n’existait pas non plus en 1815, mais les populations des multiples principautés germanophones étaient bel et bien désignées sous ce terme.

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