Relief dépeignant Toutankhamon, sans doute le pharaon le plus connu de l'Égypte ancienne (vers 1350 av. J.-C.) © AKG-IMAGES

Des fous, ces pharaons?

Ce sont de drôles de zigues, ces pharaons. Ils se marient entre frères et soeurs ou entre pères et filles, s’autoproclament dieux, réduisent des dizaines de gens en esclavage pour construire des pyramides gigantesques qui leur assureront le même luxe après la mort que de leur vivant… Il faut être dérangé, non ?  » Pas nécessairement, explique Marleen Reynders, égyptologue. Nous ne devons pas regarder avec des yeux d’aujourd’hui ce qui s’est passé il y a plusieurs milliers d’années. Le comportement des pharaons doit être resitué dans son contexte. Ils faisaient ce que l’on attendait d’eux pour assurer la prospérité de leur royaume. « 

FOLIE DES GRANDEURS

Peut-on vous accuser de folie des grandeurs quand vous inventez votre religion et tentez de l’imposer à tous vos sujets ? Si, en 2018, cela ressemble à une pathologie grave, c’est tout différent dans l’Égypte ancienne. Marleen Reynders explique :  » Akhénaton (vers 1351 – 1334 av. J.-C.) est connu comme le pharaon qui adore le « dieu soleil » et cherche à l’imposer comme dieu unique à tout son peuple. Mais l’histoire est bien plus complexe que ça. Akhénaton naît à une époque de grande prospérité, mais aussi de controverse idéologique. Son père Aménophis III est parvenu à se faire diviniser, ainsi que sa femme, de son vivant. C’est dans ce contexte particulier qu’Akhénaton vient au monde sous le nom d’Aménophis IV. Il va reprendre les idées de ses ascendants et les radicaliser. Ses nouvelles conceptions religieuses ont bien une origine et ne sont en rien l’invention d’un cerveau « malade ». Akhénaton entreprend pendant sa troisième année de règne de donner forme à ses idées, dans le but de renforcer le pouvoir absolu du roi. »

Marleen Reynders (KU Leuven).
Marleen Reynders (KU Leuven).© DR

« Ses nouvelles conceptions sont avant tout portées par des motivations politiques, mais sont présentées comme un renouveau théologique. Akhénaton met l’accent sur un aspect bien précis du dieu soleil, le disque solaire, appelé Aton. Il se place dans une relation exclusive avec lui. Aton est le dieu unique et Akhénaton lui-même est le seul qui puisse lui parler. Le roi est en réalité « Aton sur Terre ». La réforme religieuse d’Akhénaton est donc une manière détournée d’étendre son pouvoir. Le pharaon se heurte naturellement à une vive résistance de la part des toujours influents prêtres du temple d’Amon. Ceux-ci détiennent un grand pouvoir économique, car ils possèdent avec les domaines du temple une importante partie des terres agricoles du pays. Et, quand on dispose d’une grande puissance économique, on pèse lourd politiquement. »

« Akhénaton cherche à se libérer de ce carcan en déplaçant radicalement l’attention vers un dieu unique, nommé Aton. Est-ce du fanatisme religieux ou de la mégalomanie que d’introduire de telles idées révolutionnaires à Thèbes, à l’époque centre du culte d’Amon? Akhénaton préfère quitter Thèbes et fonder une nouvelle capitale quelque part en Moyenne-Egypte, au milieu de nulle part, sur une terre vierge où il peut repartir à zéro. Il ne s’agit pas d’un caprice, mais bien d’une lutte pour la survie. Construire ainsi une nouvelle capitale de manière à concrétiser et à imposer ses idées, cela ne peut marcher que dans une zone qu’il contrôle entièrement. Un peu comme Louis XIV, qui crée à Versailles son îlot personnel, où il s’entoure de la haute noblesse. C’est précisément ce que fait Akhénaton. Sortie de terre en une bonne année, sa nouvelle ville, baptisée Akhetaton (Amarna), accueille la famille royale et une cour « épurée ». On ignore si les gens ordinaires sont obligés de déménager et, dans le cas contraire, s’ils le font par conviction ou recherche du profit. Quoi qu’il en soit, la ville compte jusqu’à 30000 ou 40000 habitants. »

Quand le pharaon va, tout le pays va. D'où la nécessité de placer dans tout le royaume des statues du roi et de sa famille souvent plus grandes que nature. Ici, Aménophis III, neuvième pharaon de la XVIIIe dynastie, avec sa femme Tiyi et leurs trois filles.
Quand le pharaon va, tout le pays va. D’où la nécessité de placer dans tout le royaume des statues du roi et de sa famille souvent plus grandes que nature. Ici, Aménophis III, neuvième pharaon de la XVIIIe dynastie, avec sa femme Tiyi et leurs trois filles.© AFP

EX NIHILO

 » Akhénaton construit tout de zéro à un rythme effréné, comparable, à l’époque contemporaine, à celui de la Chine communiste. La nouvelle ville n’a donc pas été développée de manière progressive, mais aménagée sur la base d’une vision unique, d’une image globale, l’incarnation d’Aton, dieu du soleil, qui vient des montagnes et brille dans le ciel. L’épine dorsale d’Akhetaton est constituée par la voie royale, une longue artère centrale de part et d’autre de laquelle on trouve l’ensemble des palais et bâtiments officiels, mais aussi le grand temple d’Aton. Akhénaton, son épouse Néfertiti et leurs filles parcourent cette voie antique à bord de leurs chars. Ils empruntent ainsi à la vue de tous un chemin presque identique à la course du soleil sur la terre. La vision du pharaon, extrêmement élaborée, est imposée à la population avec une grande brutalité. »

 » Les gens vivent depuis des générations avec une tradition et une religion, une idéologie, un calendrier bien précis… et tout à coup, tout cela est aboli. Manu militari. Si, au début, les dieux traditionnels sont encore en partie tolérés, Akhénaton est confronté à une telle résistance, que, durant la dixième année de son règne, il impose sa religion au moyen d’une véritable campagne terroriste. Les mentions et les représentations d’Amon, importante divinité du passé, sont systématiquement détruites. Nous avons affaire à un véritable assassinat rituel de sa personnalité divine. Les objets privés ne sont pas non plus épargnés par les iconoclastes. Ce fanatisme sera aussi la cause de son déclin. Il est l’une des principales raisons qui expliquent que les idées d’Akhénaton ne pourront jamais s’enraciner complètement. »

Sur ce bas-relief des environs de 1372 - 1354 av. J.-C., Akhénaton est représenté en train d'adorer le soleil. Il pense qu'il est directement connecté au dieu solaire Aton (Râ) par les rayons qui aboutissent dans ses mains.
Sur ce bas-relief des environs de 1372 – 1354 av. J.-C., Akhénaton est représenté en train d’adorer le soleil. Il pense qu’il est directement connecté au dieu solaire Aton (Râ) par les rayons qui aboutissent dans ses mains.© BELGA

UN INCESTE PUR ET SIMPLE

Les limites sont transgressées dans le domaine religieux, mais aussi au sein des familles. Les mariages entre frères et soeurs, voire entre père et fille sont-ils monnaie courante chez ces fous de pharaons?

 » Fort de notre connaissance de la génétique, nous considérons le mariage entre parents proches comme un inceste. Pourquoi les pharaons ne le voyaient-ils pas ainsi ? Il faut tout de même nuancer : dans l’histoire égyptienne traditionnelle, l’inceste n’est pas fréquent, il est même plutôt exceptionnel. Dans la poésie amoureuse du Nouvel Empire, les mots « sen » et « senet », qui signifient « frère » et « soeur », sont utilisés pour désigner les amoureux. Cela prête naturellement à confusion puisque cela suggère que l’inceste est la norme. Mais, en fait, ce ne sont que de petits noms gentils, comme « chéri » ou « trésor ». »

« L’inceste est donc exceptionnel, mais à la période d’Amarna, il devient courant au sein de la famille royale. Et cette endogamie n’est pas sans conséquence. Akhénaton lui-même avait, par exemple, une santé très fragile. Ainsi que l’a montré l’examen de sa momie et de son ADN, il était de constitution faible. Il était le fils d’Aménophis III et de Tiyi, une roturière. Sa femme, Néfertiti, appartenait peut-être à de la famille éloignée. Le couple a eu six filles, mais Akhénaton a également eu un fils, Toutankhamon, avec une autre femme. Certains pensaient qu’une certaine Kiya, concubine d’Akhénaton, était la mère de Toutankhamon, mais les nouvelles analyses ADN ont montré que ce n’était pas le cas. Bien que nous ignorions son nom, nous savons que la mère de Toutankhamon était la soeur d’Akhé-naton. Toutankhamon lui-même a épousé l’une de ses demi-soeurs. Mais nous n’avons pas seulement affaire à des mariages entre frères et soeurs. Les demi-frères et les demi-soeurs, et même les pères et les filles se mariaient également à cette époque. Akhénaton était non seulement marié avec Néfertiti, mais aussi avec Mérytaton, l’une de ses filles, qui avait reçu le titre de « reine consort ». Idem pour Ramsès II et sa fille Bentanat. »

Mais que faut-il comprendre dans ce cas par « mariage »? Ces unions, qui n’étaient probablement pas consommées, étaient conclues pour des motifs politiques. Quand la fille porte le titre de « reine consort », c’est avant tout pour des raisons cérémonielles. Elle reprend alors le rôle de la mère lors des solennités rituelles. L’inceste est également très fréquent à l’époque ptolémaïque – qui suit Alexandre le Grand – et cela, pour deux raisons. D’abord, il y a les intérêts dynastiques. Il faut conserver le pouvoir et les propriétés au sein de la famille proche. Ensuite, la maison royale entend par ces mariages imiter les dieux de la mythologie. Le panthéon des dieux créateurs est en effet composé d’une seule et grande famille. Les rois se considèrent comme les descendants de ces dieux et doivent « préserver la pureté de la lignée ». Les mariages entre parents sont donc doublement légitimés.

Akhenaton, Néfertiti et Meritaton font une offrande d'eau à Aton.
Akhenaton, Néfertiti et Meritaton font une offrande d’eau à Aton.© GETTYIMAGES

SADISME EXTRÊME ?

Les pharaons étaient-ils cruels, voire sadiques? Quand on fait travailler des milliers de gens dans des conditions extrêmes, jusqu’à la mort, à la construction d’un monument à sa gloire personnelle, cela y ressemble fort.  » On part souvent du principe qu’il s’agit ici d’arbitraire et d’esclavage pur et simple. Ce n’est pas le cas. Nous devons préalablement comprendre la position occupée par le pharaon dans la culture égyptienne. Les souverains actuels ne peuvent plus mener à bien ce genre de projets architecturaux grandioses. Ils n’obtiennent pas l’argent du trésor de l’État, ne trouvent pas les ouvriers, ont l’opinion publique contre eux… »

 » Mais, pour le roi Khéops (vers 2604 – 2581 av. J.-C.), par exemple, ce n’est pas un problème. Ce pharaon de l’Ancien Empire est considéré comme l’incarnation des dieux sur Terre. La société égyptienne tout entière tourne autour de cette condition divine. Le roi-dieu a pour responsabilité de tout maintenir en place. Au travers du culte, il assure le lever et le coucher du soleil, veille sur le Nil et sur la fertilisation des terres par les crues du fleuve. L’image que l’on a de tout cela est claire, en particulier sous l’Ancien Empire. Le séjour de ce roi divin dans l’au-delà doit être parfait, quel qu’en soit le coût financier. À cette période, on croit qu’après la mort, le roi part vivre au milieu des étoiles, dans un au-delà cosmique. La pyramide n’est pas tant la tombe du roi, qui ne reste pas sur Terre, qu’une porte vers le ciel. Les inscriptions qu’elle renferme sont une sorte de guide de voyage. Le roi quittera sa pyramide par la sortie nord en empruntant la rampe ascendante et deviendra un « akh », esprit lumineux, au milieu des étoiles. »

CORVÉE OU ESCLAVAGISME?

« Cette pyramide se dresse comme un énorme symbole de statut qui doit rappeler durablement le pharaon, mais elle matérialise surtout sa porte vers les étoiles. C’est difficile à concevoir aujourd’hui, mais, dans la culture égyptienne, le trésor tout comme le capital humain doivent être engagés dans les travaux. Cela va tout à fait de soi. Il y va du bien-être collectif. Les graffitis conservés nous apprennent qu’un groupe de 25 000 ouvriers répartis en équipes était responsable de la construction des pyramides. Le centre logistique soutenant le chantier, qui comprenait des campements, des fours à pain, des entreprises de transformation du poisson, des cantines, etc. a également été retrouvé. Mais cette énorme task force ne suffisait pas encore. « 

Statuette d'ivoire de Khéops, deuxième pharaon de la IVe dynastie. Ce pharaon est avant tout passé dans l'histoire en raison de sa pyramide, située à Gizeh, qui est, aujourd'hui encore, considérée comme l'une des sept merveilles du monde.
Statuette d’ivoire de Khéops, deuxième pharaon de la IVe dynastie. Ce pharaon est avant tout passé dans l’histoire en raison de sa pyramide, située à Gizeh, qui est, aujourd’hui encore, considérée comme l’une des sept merveilles du monde.© BELGA IMAGE

« C’est pourquoi on avait recours au système des corvées, en vertu duquel les gens étaient appelés pendant une période donnée à effectuer des travaux pour le roi. En raison des crues du Nil, l’Égypte se trouvait sous eau pendant six mois par an. Comme la population rurale du pays se composait à 95 % d’agriculteurs, une grande partie de ceux-ci se retrouvait au chômage technique. Sous l’Ancien Empire, des dizaines de milliers de gens étaient donc appelés à travailler à la construction des pyramides pendant les mois de crue. Ce système a perduré très longtemps. Il ne s’agissait pas d’esclavage au sens strict dans la mesure où, après ce service, les Égyptiens retournaient à leurs activités habituelles. Aujourd’hui, nous parlerions d’esclavagisme parce que la construction des pyramides était un travail dur et dangereux – beaucoup d’ouvriers, hommes ou femmes, étaient victimes de multiples fractures et les accidents mortels étaient fréquents. Mais, dans nos conceptions actuelles, qui dit esclaves dit êtres humains considérés comme des biens appartenant à autrui, non rémunérés, traités avec cruauté. Ce n’était pas le cas. Il faut plutôt voir ce système comme une sorte de service civil obligatoire. On était appelé à servir le pays pendant une période déterminée. »

 » De plus, ceux qui travaillaient à la construction des temples étaient payés. Les ouvriers qui construisaient les tombes du Nouvel Empire de la Vallée des rois vivaient dans un village qui leur était réservé et étaient nourris et logés aux frais du roi. Les provisions dont ils avaient besoin étaient prélevées dans celles du temple. Comme le montrent les inscriptions des milliers d’ostraka retrouvés [ NDLR : tessons de réemploi, utilisés comme support d’écriture dans l’Antiquité], on leur versait un salaire fixe en nature. Lorsque ces appointements n’ont plus été versés régulièrement, les ouvriers se sont croisé les bras. Il s’agit de la première grève documentée de l’histoire. Les travailleurs se sont assis. Leurs revendications sont énumérées dans le Papyrus de la grève. Cet événement incite également à revoir nos conceptions. »

Les trois célèbres pyramides de Gizeh - Khephren, Mykérinos et Khéops - sont classées au patrimoine universel. Khéops est la plus grande.
Les trois célèbres pyramides de Gizeh – Khephren, Mykérinos et Khéops – sont classées au patrimoine universel. Khéops est la plus grande.© BELGA IMAGE

UNE IMAGE DÉFORMÉE

 » La construction des pyramides ne relève donc pas de l’esclavagisme à proprement parler, mais plutôt d’un impressionnant programme d’embauche organisé sous forme de corvées. Cette prestation de services constitue d’ailleurs la clé de voûte du système économique de l’ancienne Égypte. Les fermiers ne sont pas non plus des esclaves, mais des sortes de serfs. Le roi est en fait l’unique propriétaire terrien du pays. Il loue ses terres, qui sont exploitées par des intendants. Des familles de paysans cultivent le sol contre gîte et couvert. Le roi peut aussi offrir la terre aux temples. En cas de changement de « propriétaire », toute l’infrastructure suit, y compris les habitants. Pour eux, cela ne fait pas de différence, puisqu’ils font partie de la terre. Ce n’est évidemment pas démocratique, mais on ne peut pas non plus accuser les pharaons de pratiquer l’esclavagisme. »

« Pourquoi le modèle de l’ancienne Égypte fonctionnait-il si bien? Il a existé pendant 3 000 ans et la société égyptienne a brillé dans de nombreux domaines. Tout cela tenait justement à la position centrale du roi. Il était l’élément liant, le point d’ancrage de tout. On retrouve cela dans de nombreuses cultures. En Chine, l’empereur recevait, par exemple, un « mandat céleste ». Jusqu’à la mort de Cléopâtre, à laquelle elle a été incorporée dans l’Empire romain, l’Égypte est restée un vaste royaume, florissant et autosuffisant. C’était une société dure, mais l’image de cruauté mentale ou même de sadisme qui colle aux pharaons n’a pas de fondement. »

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