Le 9 août 1945, Nagasaki est soufflée par la seconde bombe nucléaire larguée sur le Japon par les Américains. Les collines environnantes réduiront l'effet dévastateur de l'explosion qui sera ainsi moindre qu'à Hiroshima.

Bombe atomique contre bombes humaines

Le développement de l’arme atomique et son utilisation ont sonné la fin de la Seconde Guerre mondiale. Même les généraux japonais, avec leur propension au « hara-kiri » rituel, n’ont pas résisté face à cette menace.

En 1938, les physiciens allemands Otto Hahn et Fritz Strassmann découvrent, dans le cadre de leurs expérimentations, que certains noyaux d’uranium peuvent être scindés (ce qu’on appelle la fission). Cette constatation théorique est mise sur papier par la réfugiée juive Lise Meitner et son neveu autrichien Otto Frisch. En cas de fission nucléaire, le noyau perd une part de sa masse, ce qui libère une énorme quantité d’énergie sous la forme de chaleur, selon la formule d’Albert Einstein, E = mc².

C’est de là que naissent les concepts connexes d’énergie… et de bombe atomiques. Une bombe atomique est une chaîne imparable de fissions nucléaires extrêmement nombreuses, au sein d’une « masse critique » d’uranium 235. Une centrale atomique est en quelque sorte une bombe considérablement ralentie dont l’énergie thermique est transformée en électricité. A cette époque, la crainte d’une percée nazie en la matière est réelle dans le milieu encore réduit des physiciens atomistes dont, curieusement, un nombre considérable ont quitté le IIIe Reich et son aire d’influence.

En août 1939, des physiciens réfugiés de la Hongrie nazie – Leo Szilard, Eugene Wigner et Edward Teller, le « père » de la bombe à hydrogène – écrivent une lettre alarmiste au président américain Franklin D. Roosevelt, dans laquelle ils le mettent en garde contre  » des bombes extrêmement puissantes d’un nouveau type ». Ils lui recommandent de constituer de grandes réserves de minerai d’uranium et de s’assurer la collaboration d’autres experts nucléaires, notamment du scientifique italo-américain Enrico Fermi, un ex-partisan de Mussolini qui a quitté sa patrie en 1938 parce que sa femme était juive. Les auteurs font signer leur lettre par un autre exilé extrêmement renommé, Albert Einstein. Une conférence de scientifiques confirme en novembre 1939 que l’on peut tirer de l’uranium  » des bombes incroyablement puissantes « .

Avant Hiroshima, les Japonais ont négocié avec les Américains une capitulation  » honorable « , mais Truman tient à obtenir une capitulation  » inconditionnelle

Roosevelt lance alors à l’université de Chicago, où travaille Fermi, un modeste projet de recherche dont Einstein est exclu parce qu’il est fondamentalement pacifiste. A cette époque, les Britanniques possèdent une avance certaine. Dès l’été 1941, les Britanniques démontrent par exemple que 10 kilos d’uranium 235 pur suffisent pour réaliser une bombe A. En réaction, Roosevelt ne tarde pas à monter d’un cran dans les efforts nucléaires, et l’attaque japonaise de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, donne le feu vert à la libération des fonds nécessaires au lancement du top secret « projet Manhattan ».

A son apogée, Manhattan occupera 130 000 personnes, dont une vingtaine sont ou deviendront des prix Nobel. Ils sont répartis sur plus de trente sites dont beaucoup s’étendent sur des centaines de km² et resteront des secrets d’Etat jusqu’après la guerre. La plupart y travaillent cachés comme des taupes. Seules quelques douzaines de collaborateurs de haut rang sont au courant de l’objectif. Le projet engloutit 2 milliards de dollars (25 milliards actuels). Le général Leslie Groves des troupes américaines de génie en est, à dater de début 1942, le très efficace grand patron tandis que l’équipe du physicien nucléaire Robert Oppenheimer conçoit les bombes à Los Alamos, au Nouveau-Mexique.

Larguée par le B-29 Enola Gay, Little Boy n'a pu faire exploser que 800 grammes de ses 64 kilos d'uranium 235. Compte tenu de l'utilisation peu efficace de sa matière fissile, la production de ce modèle sera interrompue peu après la guerre.
Larguée par le B-29 Enola Gay, Little Boy n’a pu faire exploser que 800 grammes de ses 64 kilos d’uranium 235. Compte tenu de l’utilisation peu efficace de sa matière fissile, la production de ce modèle sera interrompue peu après la guerre.

Par ailleurs, alors qu’ils sont partenaires scientifiques, les Britanniques et les Canadiens voient leurs rapports s’effriter progressivement. Fin 1943, les Britanniques transfèrent leurs experts au Manhattan. Parmi eux, le réfugié danois Niels Bohr et l’Autrichien Otto Robert Frisch, mais aussi l’Allemand Klaus Fuchs qui transmettra à Moscou certains secrets du Manhattan. Grâce à ses espions au sein du projet, Staline ne prendra jamais plus de quatre ans de retard sur le programme nucléaire américain.

NOUVEAUX TYPES DE BOMBES

Plusieurs déclinaisons de bombes seront développées. Little Boy (Hiroshima) est le type le plus simple. Il est surtout dépendant d’une quantité suffisante d’uranium 235 pur. Cela dit, on réalise aussi des expériences avec le plutonium, un dérivé de l’uranium découvert en 1940 qui servira au Fat Man (Nagasaki). Edward Teller est temporairement mis à l’écart parce que ses plaidoyers confus pour une  » bombe à hydrogène « , qui « fusionne » les éléments légers, sont trop avant-gardistes.

On se centre dès lors sur l’uranium et le plutonium. La forme sous laquelle on trouve le plus couramment l’uranium dans la nature est le très stable isotope 238. Le plutonium en est la variante 239 artificielle mais fissile, et qui doit être  » cultivée » dans des réacteurs qui n’existent pas encore. L’isotope 235, également fissile, se mélange certes à l’état naturel aux minerais d’uranium, mais dans de faibles concentrations : 0,7 % à peine contre 99,3 % dans l’uranium 238. La culture, l’enrichissement et la séparation en éléments distincts de ces isotopes obligent à mettre en oeuvre de nouvelles machines extrêmement complexes. Cela réussit à merveille.

Le 16 juillet 1945, les Américains testent en surface, dans le désert du Nouveau-Mexique, leur première bombe atomique, Trinity. Il s’agit d’une bombe à plutonium qui développe quatre fois plus de puissance que prévu : 19 kilotonnes de TNT, soit près de mille fois plus de force que les bombes conventionnelles les plus puissantes de l’époque. Après cela, on travaille d’arrache-pied à la fabrication de Little Boy et Fat Man à Los Alamos. Les deux engins achevés sont démontés et transportés à la base aérienne de Tinian dans les îles Mariannes, un archipel volcanique du Pacifique. De là, un B-29 Superfortress peut assurer un vol aller-retour vers le Japon.

Little Boy est un petit engin de trois mètres de long et près d’un mètre de diamètre. Il pèse plus de quatre tonnes. La bombe contient 64 kg d’uranium 235 enrichi, d’une pureté de près de 90 %. Elle est larguée d’une altitude très élevée par l’Enola Gay sur la ville industrielle d’Hiroshima. Son explosion à une altitude de quelque 600 mètres forme instantanément une énorme boule de feu de quelques milliers de degrés, ce qui fait même évaporer prématurément une grande partie de la matière fissile. Moins de 800 grammes d’uranium vont éclater, mais cette déflagration génère une puissance de 12 kilotonnes qui dévaste totalement Hiroshima. Le Japon devra dépêcher un avion éclaireur pour découvrir pourquoi Hiroshima reste silencieuse comme la mort. La bombe tue sur-le-champ 80 000 habitants, mais le total des citoyens décédés s’élèvera finalement à 237062.

Fat Man est à peine plus grande et plus lourde que Little Boy, mais son concept est plus complexe et sa matière fissile est le plutonium. Elle délivre de ce fait une explosion plus puissante (plus de 21 kilotonnes) mais, comme le coeur industriel de Nagasaki se trouve dans une vallée étroite, Fat Man ne détruira, le 9 août, que la moitié de la ville. Nagasaki est en fait un deuxième choix. La ville de Kokura (aujourd’hui Kitakyushu) est l’objectif prioritaire. Mais, du fait de l’importante nébulosité qui couvre l’objectif, le B-29 modifie sa trajectoire vers Nagasaki. Cette bombe fait 40000 tués sur le coup et, au total, quelque 150000. Après Nagasaki et la capitulation du Japon, le président Truman ordonne – temporairement – de cesser la production d’autres bombes.

Fatman, la bombe qui fera 150 000 morts à Nagasaki.
Fatman, la bombe qui fera 150 000 morts à Nagasaki.

Après la guerre, un débat éclatera à propos de cette utilisation première et jusque-là unique des armes nucléaires. Pendant le conflit, on leur oppose peu d’arguments éthiques, sauf après la capitulation de l’Allemagne, lorsque quelques collaborateurs allemands du programme nucléaire considéreront que cette capitulation remet en cause la raison d’être originelle du projet Manhattan. Mais le fait est que le Japon continue à se battre et que les Alliés sont poussés à bout par les batailles sans issue qui ensanglantent le Pacifique. « Même dans les situations les plus désespérées, 99 % des Jap’s optent pour la mort ou le suicide plutôt que pour une reddition », note le général britannique Douglas Gracey en Birmanie.  » Ils sont encore plus fanatiques que les Hitlerjugend, et nous devons y répondre par des mesures appropriées. »

Exposée au Bradbury Science Museum, à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, cette photographie rend compte du premier essai nucléaire, qui eut lieu au Trinity Site, au Nouveau-Mexique également, le 16 juillet 1945, à 5 h 29.
Exposée au Bradbury Science Museum, à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, cette photographie rend compte du premier essai nucléaire, qui eut lieu au Trinity Site, au Nouveau-Mexique également, le 16 juillet 1945, à 5 h 29.

Le 10 mars 1945, les Américains déclenchent le bombardement le plus lourd sur Tokyo, avec pas moins de 334 B-29 Superfortress. Il fera 80 000 morts, 100 000 blessés et un demi-million de sans-abri dans la capitale nipponne. Mais les Japonais continuent à se battre. Ils se font plutôt seppuku ou harakiri sur le champ de bataille, ou optent par un suicide moins rituel aux commandes de leurs bombardiers kamikazes. Une invasion semble inévitable, et les Américains calculent qu’elle leur coûtera probablement quelque 250 000 victimes. « Si cette guerre avait duré ne fût-ce que quelques semaines de plus, elle aurait coûté plus de morts que Hiroshima et Nagasaki « , estimera le journaliste radio britannique Max Hastings après la guerre.

La légitimation la plus fréquemment utilisée pour les bombardements nucléaires est qu’ils ont mis un terme abrupt à la guerre. Il existe un autre argument plus cynique encore. En effet, plusieurs semaines avant Hiroshima, les Japonais ont négocié discrètement avec les Américains une capitulation « honorable », mais Truman tient à obtenir une capitulation « inconditionnelle », comme convenu avec Staline quelque temps auparavant, à la Conférence de Potsdam. Truman considère les armes atomiques comme une nouvelle génération de bombes plus performantes. Sans plus ! L’historien américain Gar Alperovitz (Atomic Diplomacy, 1965) estime, et il n’est pas le seul à le penser, que Truman n’engage ses bombes que pour faire une démonstration expérimentale de sa force et pour contrecarrer ainsi les ambitions asiatiques de Staline. Le fait est que Hiroshima et Nagasaki ont déclenché près d’un demi-siècle de course aux armements et de guerre froide.

Bombe atomique contre bombes humaines

« Vous voulez de l’uranium? En voilà ! »

La Belgique joua un rôle clé souvent sous-estimé dans le programme nucléaire américain. Grâce à Edgar Sengier, ingénieur des mines.

Dès avant la Première Guerre mondiale, Edgar Sengier travaille au Congo belge pour l’Union minière du Haut-Katanga, une entreprise belgo-britannique, le principal producteur de cuivre. Mais Sengier s’intéresse aussi à d’autres minerais katangais comme le cobalt et, surtout, le radium qui est à l’époque la matière première la plus chère du monde. La mine de Shinkolobwe au Katanga est exceptionnellement riche en radium, mais plus riche encore en uranium.

Juste avant la Seconde Guerre mondiale, le physicien français Frédéric Joliot-Curie explique à Sengier l’importance que revêt l’uranium sur les plans militaire et stratégique. Sengier crée une coentreprise avec les Français et fournit à leur programme atomique huit tonnes de minerai d’uranium. Mais le Blitzkrieg de l’été 1940 met un terme au prometteur projet nucléaire français. En septembre 1940, Sengier fait alors transporter à son propre compte 1139 tonnes de minerai d’uranium de Shinkolobwe à Staten Island (New York) et s’établit lui-même à New York en tant que représentant de l’Union minière.

Au départ, les Américains ne témoignent guère d’enthousiasme pour ses minerais. Ils accordent plus de confiance à leurs voisins canadiens qui exploitent un – moins riche – gisement d’uranium. Pourtant, à la mi-septembre 1942, Sengier reçoit la visite du colonel Kenneth Nichols qui travaille pour le général Leslie Groves, récemment nommé dirigeant militaire du projet Manhattan. Sa question à Sengier: « L’Union minière peut-elle nous fournir du minerai d’uranium ? » Réponse de Sengier : « Tout de suite. Mille tonnes. Elles sont ici, à New York. Il y a longtemps que j’attends votre visite.  » Dans le plus grand secret, il vend son minerai à Leslie Groves – pour un dollar de l’époque par livre – et fournit ensuite encore quelque 4000 tonnes de minerais du Katanga. Toujours sans en informer ni son conseil d’administration ni le gouvernement belge en exil à Londres.

EDGAR SENGIER
EDGAR SENGIER

En 1943, il promet la totale discrétion aux Américains mais refuse de leur offrir par contrat un monopole de préemption sur le minerai venu du Katanga. La veille du jour où les Américains larguent Little Boy sur Hiroshima, il reçoit un coup de fil du général Groves qui lui recommande d’écouter attentivement le lendemain les nouvelles radiophoniques. Le président Truman annonce lui-même le premier bombardement nucléaire. Après Fat Man sur Nagasaki, Groves présente son fournisseur au locataire de la Maison-Blanche avec ces mots : « Sans l’aide de cet homme, nous n’aurions jamais réussi. » Kenneth Nichols, le bras droit de Groves, fait dans ses mémoires l’éloge de Sengier et de « sa prévoyance d’avoir entreposé du minerai à New York et en surface en Afrique ».

Sengier sera le premier non-Américain à se voir attribuer la Medal of Merit, que lui décerne Truman. Après la guerre, l’Union minière sera mise en cause, toujours sous la direction de Sengier, lorsque les services secrets américains réaliseront que son entreprise a aussi fourni à l’Allemagne nazie des dizaines de tonnes de minerai d’uranium du Katanga. Dans une lettre adressée à Paul-Henri Spaak, alors Premier ministre, le général Groves disculpe son ami Sengier: oui, il est vrai que les occupants allemands ont fait main basse sur les stocks de l’Union minière à Olen (près de Hasselt) en 1942, mais les nazis ne se rendaient pas compte de l’importance stratégique qu’ils revêtaient, et l’Union minière n’est pas en faute. Après la guerre, les Américains continueront à considérer l’entreprise comme un partenaire privilégié et accorderont à la Belgique un accès prioritaire à la technologie nucléaire civile. Nous ne sommes toujours pas complètement débarrassés de cet héritage.

Nagasaki, deux mois après l'explosion fatale.
Nagasaki, deux mois après l’explosion fatale.

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