Bonaparte au pont d'Arcole, Antoine-Jean Gros, vers 1801. Dans son Essai général de Tactique, le général de Guibert avait prédit qu'un homme mettrait en pratique ses théories militaires. Cet homme, ce sera Napoléon. © GETTY IMAGES

200 ans après, Napoléon, ce précurseur du marketing

Johan Op de Beeck
Johan Op de Beeck Écrivain et spécialiste de Napoléon

Il y a 200 ans, Napoléon décède sur l’Ile de Sainte-Hélène. Cet homme, aux multiples visages, était génie de la communication. Selon lui, il est vain de remporter une bataille si l’on ne peut pas ensuite en tirer un avantage politique. Aussi, Napoléon s’occupe activement de communiquer sur ses réalisations.

Le 5 mai 1821, Napoléon n’a que 51 ans lorsqu’il décède sur l’Île de Sainte-Hélène. Bien qu’un empoisonnement ne soit toujours pas exclu, il semble qu’il soit mort de façon naturelle. Selon le rapport d’autopsie, l’ancien empereur souffrait d’un ulcère qui « avait percé la paroi de l’estomac et (dont) le trou permettait le passage du petit doigt. »

Toute au long de sa vie, Bonaparte fait un usage astucieux de tous les médias de l’époque : allocutions aux troupes, proclamations aux habitants des villes et régions occupées, articles notables dans Le Moniteur universel, le journal officiel parisien… Parallèlement à la Révolution, la presse est également montée en puissance. On voit apparaître quantité de nouveaux titres, et les tirages sont de plus en plus importants. Cette évolution n’a pas échappé à Napoléon. Il a trouvé une nouvelle arme qu’il appuie sur ses succès militaires en Italie et qu’il diffuse grâce à tous ces nouveaux supports : la propagande. Il est omniprésent dans les journaux militaires qui sont diffusés dans toutes les armées françaises et dévorés par les soldats. Ces publications ne sont pas neuves. Elles sont destinées aux troupes et regorgent de récits optimistes des événements qui se sont déroulés sur les autres fronts. Ils respirent la confiance et l’idéalisme républicains.

Des journaux bien à lui

Durant l’été 1797, le général Bonaparte franchit une étape de plus. Il fonde lui-même deux journaux, le Courrier de l’Armée d’Italie et La France vue de l’Armée d’Italie, qu’il finance de ses propres deniers. Grâce au butin de guerre italien, ce n’est pas l’argent qui lui manque. Mais contrairement aux journaux militaires traditionnels, ces deux titres ne se contentent pas d’entretenir le moral des troupes. Bonaparte entend à la fois communiquer directement avec les soldats et éviter que le public parisien ne l’oublie. C’est surtout ce public, son propre public, qu’il souhaite gagner à sa cause par le biais de ses journaux. Grâce aux nombreux contacts qu’il a dans la capitale, les articles du Courrier et de La France sont fréquemment repris par la presse française ordinaire.

Il engage même ses propres journalistes, des hommes pourvus d’une bonne plume et connaissant les rouages de la politique républicaine. Au Courrier, il s’agit de l’ancien jacobin de gauche Jullien, tandis qu’à La France, le ton est donné par Regnaud de Saint-Jean d’Angély, plus modéré. Le message et le ton politique varient suivant le public visé. Jullien donne de Bonaparte l’image du sauveur des idéaux républicains, tandis que Saint-Angély en brosse un portrait susceptible de rassurer les franges les plus conservatrices et traditionnelles de la société française. Tantôt le soutien de la population civile est sollicité, tantôt la confiance des troupes est stimulée, mais jamais on ne manque de dépeindre en des termes élogieux les réalisations héroïques du général Bonaparte.

Au sein de l’appareil militaire même, Napoléon se préoccupe aussi d’entretenir en permanence le moral des troupes. Il a conscience que les soldats ont besoin d’une « raison d’être », d’une cause qui mérite de subir toutes les épreuves qu’implique la vie en campagne, loin du pays. Cette raison d’être, c’est la promotion des principes de la Révolution française et la défense de la République face à l’ennemi étranger, mais également intérieur. Dans tous ses discours, dans les bulletins militaires et les articles de journaux, Bonaparte insiste sans relâche sur la responsabilité patriotique des officiers et des troupes en tant que défenseurs de la Révolution.

Le tournant de la bataille du pont d’Arcole

Il faut dire que grâce à ses victoires éclatantes, Napoléon n’est jamais à court de sujets. Ses journalistes tirent abondamment profit des actions époustouflantes du général à Lodi et à Arcole, auxquelles ils donnent des proportions surhumaines. C’est ainsi, notamment, que la bataille du pont d’Arcole devient célèbre. Le général, drapeau républicain à la main, y avait franchi le pont de la rivière sous une pluie de balles et avait ainsi insufflé un nouvel élan à ses soldats découragés. La nouvelle de son intervention se répand via les journaux jusque dans les coins les plus reculés de France ainsi que, naturellement, dans les rangs des armées françaises. La campagne italienne fera de lui une légende. Ou plutôt, il s’en chargera lui-même. L’épisode de la bataille du pont d’Arcole est trop sublime pour ne pas l’exploiter généreusement. L’image glorieuse de cette bataille est créée lorsque le tout jeune mais très talentueux peintre Antoine-Jean Gros trouve en Bonaparte le sujet idéal. A Gênes, en quête d’argent et de renommée, il avait gagné la sympathie de Joséphine, qui l’avait alors mis en contact avec son époux. Napoléon lui avait finalement commandé une oeuvre qui deviendra l’un des classiques de la propagande artistique : Bonaparte au pont d’Arcole. C’est ainsi que Gros devient le premier peintre néoclassique à réaliser des tableaux puissants au service de l’imagerie politique.

Antoine-Jean Gros (1770-1835) a immortalisé les actes héroïques de Bonaparte. Il a dépeint de scènes puissantes qui ont contribué à la construction de son image politique.
Antoine-Jean Gros (1770-1835) a immortalisé les actes héroïques de Bonaparte. Il a dépeint de scènes puissantes qui ont contribué à la construction de son image politique.© GETTY IMAGES

Les hommes de paille que Napoléon détient dans la presse veillent à ce que les journaux français écrivent davantage sur lui que sur toute autre armée ou tout autre général de la République. Pendant et après sa conquête de l’Egypte, Bonaparte crée deux journaux, comme il l’avait fait en Italie. La Décade relate les dernières découvertes scientifiques et archéologiques des scientifiques français qui l’accompagnent. Quant au Courrier d’Egypte, il publie le plus possible d’informations légères et réjouissantes.

Il va de soi que chaque dirigeant doit prêter attention à la qualité de sa communication. Ce qui frappe toutefois dans l’approche de Napoléon, c’est non seulement le fait qu’il utilise les médias pour communiquer avec ses troupes, mais aussi qu’il comprend qu’il exerce à travers la presse une influence indirecte considérable. Les journaux militaires ne sont pas les seuls à évoquer la campagne et les troupes en termes positifs, la presse régulière en fait tout autant. Et comme celle-ci est aussi lue par ses soldats, il parvient ainsi à faire confirmer son message par une source supposée neutre. La nature humaine est ainsi faite qu’elle aime s’identifier à un dirigeant à succès. De plus, Napoléon pratique ce que l’on appelle aujourd’hui l’ employer branding. Car c’est là un autre objectif visé par Napoléon : les échos qui parviennent d’Italie et d’Egypte encouragent les jeunes hommes à s’enrôler, ce qui soutient la cause républicaine. Et donc la sienne.

Marketing politique

Le général Bonaparte invente encore d’autres formes de communication. Les rapports qu’il adresse d’Italie au Directoire à Paris ne sont pas de simples bouts de papier. A chaque fois, c’est toute une délégation qu’il envoie avec un butin composé de fanions, de médailles et d’impressionnantes oeuvres d’art italiennes. L’opinion publique boit du petit lait, elle qui avait grand besoin de confiance et de fierté nationale. Le jeune général incarne désormais la victoire, la gloire et, surtout, la garantie de frontières sûres. Il devient pour beaucoup un héros national doué de qualités et de forces exceptionnelles. C’est le début du mythe napoléonien. A la fin de la campagne d’Italie, Bonaparte est passé maître non seulement dans la stratégie militaire, mais aussi dans l’art de la propagande. Il organise donc des  » événements médiatiques  » (l’envoi de fanions à Paris) et s’adonne au marketing en veillant à ce que les artistes identifient son image à la grandeur et au succès.

Tous ces outils marketing, ses propres journaux et bulletins lui permettent de créer l’image d’un homme privilégiant l’intérêt général plutôt que celui des partis et optant pour les principes de la Révolution plutôt que pour les tiraillements politiques entre les fractions. A l’été 1797, la partie est gagnée. Le public veut en savoir plus sur le général, et les journaux suivent le mouvement. Chacune de ses paroles, chacun de ses déplacements est abondamment commenté. En rue, les médaillons et les portraits du général se vendent comme des petits pains. Les commerçants se servent de son effigie pour écouler leurs marchandises, qu’il s’agisse de livres, de cannes ou encore de boîtes à priser ou de confiseries. Les théâtres programment toute une série de pièces sur le thème de la campagne d’Italie.

Bonaparte accompagné d'érudits en Egypte, Maurice D'Orange. Le journal La Décade a rendu compte des découvertes scientifiques et archéologiques des scientifiques qui l'accompagnaient.
Bonaparte accompagné d’érudits en Egypte, Maurice D’Orange. Le journal La Décade a rendu compte des découvertes scientifiques et archéologiques des scientifiques qui l’accompagnaient.© BRIDGEMAN IMAGES

Après une longue absence de dix-huit mois, et sans avoir posé un pied à Paris, Napoléon Bonaparte a acquis une dimension politique inattendue dont le gouvernement se méfie. L’homme dispose d’une armée qui n’obéit qu’à lui, d’une trésorerie bien fournie et de deux gazettes. Sans l’armée d’Italie et son chef, rien ne semble plus possible. Le voilà devenu un concurrent politique de taille. Il comprend, mieux que quiconque, que la République est en danger à présent que le Directoire se trouve coincé entre les jacobins de gauche et les royalistes de droite. L’Etat se retrouve sur la touche et la population espère que des personnalités fortes puissent sortir le pays du malaise qui le paralyse. Pour Napoléon, le moment est venu de se présenter en sauveur et de tirer un profit politique de ses succès militaires.

Faire d’une menace, une occasion

Pendant la campagne contre les Turcs, en mars 1799, la peste bubonique s’est déclarée à Jaffa. Un hôpital d’urgence a été aménagé dans un monastère orthodoxe grec où sont rassemblés un grand nombre de civils et de soldats, malades et mourants. Parmi eux, trente et un Français. Les moines se sont déjà retirés et même les frères chargés de soigner les malades n’osent plus les approcher. L’inquiétude est grande dans les rangs de l’armée française : la crainte d’être le prochain pestiféré risque d’affecter encore un peu plus le moral déjà bien éprouvé des troupes. « C’est une des circonstances particulières à la peste qu’elle est plus dangereuse pour les personnes qui la craignent », estime le général Bonaparte à juste titre.  » Ceux qui se laissèrent maîtriser par la peur en sont presque tous morts.  » Il intervient alors d’une façon bien à lui. Le 1er mars, au grand dam de ses officiers d’état-major, il pénètre dans l’hôpital. Il veut prouver qu’il n’y a rien à craindre et se rend dans les salles où les pestiférés sont tenus en quarantaine. La pestilence est insupportable et le seul fait de poser les yeux sur les visages tordus des malades, sur leurs plaies et bubons épouvantables, requiert un sacré courage. Quelques membres de l’état-major suivent le général d’un pas hésitant. Napoléon se penche sur les malades, leur parle, leur caresse la tête et leur prend les mains. Il entre dans une pièce où des mourants se trouvent alignés et entassés. L’un des hommes est mort, son uniforme souillé par le pus jailli d’un énorme bubon éclaté. Bonaparte se dirige vers le cadavre, le saisit et le traîne loin des patients vivants. Ses officiers tentent de le retenir, mais il les repousse. Encore un acte qui entrera dans les annales de l’histoire.

Le récit de cette visite fera bien entendu le tour de l’armée. Il contribue à atténuer la peur de la maladie et renforce l’image du chef. Antoine-Jean Gros, encore lui, fixera la scène pour la postérité dans le tableau Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, exposé aujourd’hui au Louvre. L’idée n’en est toutefois venue à Napoléon et à Gros qu’en 1804, lorsque l’argent était disponible et que le besoin se faisait ressentir de redorer l’image du futur empereur. L’attitude de Napoléon à Jaffa témoigne sans conteste de compassion, d’intrépidité et de courage personnel. Mais elle est avant tout l’oeuvre d’un grand communicateur.

Napoléon visitant les pestiférés de Jaffa, Antoine-Jean Gros, 1804. Cet acte prouve l'intrépidité du général Bonaparte, mais il est également l'oeuvre d'un grand communicateur.
Napoléon visitant les pestiférés de Jaffa, Antoine-Jean Gros, 1804. Cet acte prouve l’intrépidité du général Bonaparte, mais il est également l’oeuvre d’un grand communicateur.© BRIDGEMAN IMAGES

Le soleil d’Austerlitz

Juste avant le début de la fameuse bataille, Napoléon fait une nouvelle fois la preuve de son talent de communicateur. Il explique à ses officiers supérieurs, dans les moindres détails, comment le piège va se refermer sur l’ennemi. Et il n’en reste pas là. Après la réunion, il dicte une communication aux troupes, dans laquelle il leur explique son plan. Napoléon sonde à la perfection l’âme du soldat républicain, un soldat servant dans une armée démocratisée et qui sait pour quelle cause il se bat. « Le soldat français est raisonneur, parce qu’il est intelligent », dit-il un jour au ministre Chaptal. « Il juge sévèrement le talent et la bravoure de ses officiers. Il discute un plan de campagne et toutes les manoeuvres militaires. Il peut tout, lorsqu’il approuve les opérations et qu’il estime ses chefs ; mais aussi, dans le cas contraire, on ne peut pas compter sur des succès. »

C’est pourquoi, le même soir, des dizaines de milliers de soldats français reçoivent de leur commandant le message suivant : « Soldats, l’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. […] Les positions que nous occupons sont formidables ; et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. » Difficile pour un commandant d’être plus clair et plus transparent envers ses soldats. Ce jour-là, chacun sait à quoi s’en tenir. Napoléon sait que ses troupes ont conscience d’affronter deux formidables armées et de devoir donner le meilleur d’elles-mêmes. Il leur explique qu’il a un plan dans lequel intervient chacun de ses soldats et qui mènera à la victoire.

Soldats, je dirigerai moi-même vos bataillons. […] Si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre empereur s’exposer aux premiers coups.

Dans la lignée des principes exposés à Chaptal, Napoléon a encore un autre message pour ses troupes : « Soldats, je dirigerai moi-même vos bataillons« , précise-t-il. « Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis. Mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre empereur s’exposer aux premiers coups […]. Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation. » Voilà un échantillon parfait de la communication interne que mène Napoléon. L’homme n’a pas son pareil pour trouver les mots qui vont droit au coeur du soldat. Il y va de la survie de la France nouvelle, leur France.

Comment parler au peuple

Napoléon est à la fois chef d’Etat et commandant des armées. Cela signifie qu’il doit diriger un empire, y compris lorsqu’il est en campagne loin du pays. Comme il refuse de laisser à d’autres le soin de communiquer à son propos, à propos de la guerre ou du pays, il crée ses fameux Bulletins pour relater les événements sur place. Les dizaines de Bulletins qu’il écrit ainsi sont publiés au Moniteur, le journal officiel qui est lu jusque dans les auberges des hameaux les plus reculés de l’empire. Et les journaux édités dans les capitales étrangères en publient des extraits. Les lecteurs ne sont donc pas que des militaires. Ils s’adressent aux souverains et dirigeants politiques d’autres pays, à leurs faiseurs d’opinions, aux Français et même à la postérité. Plus tard, Napoléon s’en expliquera très clairement à son biographe Las Cases :  » Ces Moniteurs […] ne sont constamment utiles et favorables qu’à moi seul. C’est avec les pièces officielles que les gens sages, le vrai talent, écriront l’histoire ; or, ces pièces sont pleines de moi, et ce sont celles que je sollicite et que j’invoque. « 

L'empereur revient de l'île d'Elbe et est accueilli avec enthousiasme par les troupes qui auraient dû l'arrêter. Cela montre à quel point l'opinion publique lui était favorable, même dans les jours les plus sombres.
L’empereur revient de l’île d’Elbe et est accueilli avec enthousiasme par les troupes qui auraient dû l’arrêter. Cela montre à quel point l’opinion publique lui était favorable, même dans les jours les plus sombres.© GETTY IMAGES

Depuis Napoléon, pas un seul chef de gouvernement n’a négligé d’avoir sa propre version du Moniteur, mais c’est lui qui en a été l’inventeur. Si, sur le plan généalogique, Napoléon est un enfant de Corse, sur le plan politique, il est un enfant de la Révolution. Il a dès lors parfaitement conscience du pouvoir de l’opinion publique et de la parole écrite. Très tôt déjà, il y consacre une attention extrême. En 1788, alors tout jeune officier, il avait écrit à son frère Lucien un commentaire à propos de l’un de ses pamphlets. « J’ai lu votre proclamation, elle ne vaut rien du tout. Il y a trop de mots, pas assez d’idées. Vous courez le pathos. Ce n’est pas là manière de parler au peuple. Il a plus de jugement et d’esprit que vous ne pensez. » En 1804, il dit au Conseil d’Etat : « Nous sommes ici pour former l’opinion publique, pas pour la commenter. » Au ministre Fouché, il écrit le 9 septembre 1804 : « Barrère croit toujours qu’il faut animer les masses ; il faut, au contraire, les diriger sans qu’elles s’en aperçoivent. » En 1815, il déclarera : « L’opinion publique est une puissance invisible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste ; rien n’est plus mobile, plus vague et plus fort ; et toute capricieuse qu’elle est, elle est cependant vraie, raisonnable, juste, beaucoup plus souvent qu’on ne pense. » Et à Sainte-Hélène, il dira :  » Je me suis toujours adapté à l’opinion publique et aux événements. Je n’ai guère attaché de valeur à l’avis d’individus, mais d’autant plus à celui de l’opinion publique. »

En 1804, il dit au Conseil d’Etat : « Nous sommes ici pour former l’opinion publique, pas pour la commenter.

Si Napoléon fait tout pour influencer l’opinion publique, la manipuler et la gagner à sa cause, les Bulletins sont sans doute son principal instrument. Le ton de ces documents est très particulier. Il est clair qu’ils ne visent pas à critiquer Napoléon ni l’armée, et ils relatent évidemment une histoire positive. Mais le style dans lequel Bonaparte les fait rédiger témoigne d’une plus grande subtilité. Ils évoquent toujours l’empereur à la troisième personne du singulier, comme s’ils sont le fait d’un reporter indépendant qui relate les événements en toute objectivité.

Une autre constante est le récit des relations directes que l’empereur entretient avec ses soldats. On y retrouve de nombreuses descriptions de parades militaires et d’occasions où Napoléon fait l’éloge d’une unité ou d’un soldat individuel, décerne ici la Légion d’honneur, octroie là une pension de retraite. On constate que le groupe des heureux comprend de plus en plus souvent des étrangers, dans une tentative sans doute de garder les faveurs de la population des territoires non français. Le rapprochement entre les unités françaises et non françaises de l’armée est également mis en exergue, tout comme les pensions de veuve octroyées aux femmes des soldats tombés au combat ainsi que nombre d’autres actions de charité qu’il entreprend. A l’époque, il s’agit là d’un facteur motivant important pour les soldats de la Grande Armée, à qui les Bulletins expliquent que s’ils tombent, c’est au champ d’honneur et qu’ils ne laisseront pas leur famille dans la misère. Toutes ces initiatives sont aussi réellement mises en oeuvre. Napoléon a seulement l’idée de les exploiter au mieux de son image.

Communication de crise

Pendant la campagne d’Egypte, l’armée est accablée par la chaleur torride du désert. Les privations sont quasiment insupportables, tandis que le but final paraît hors d’atteinte. L’armée commence à grogner, et l’insatisfaction prend petit à petit un caractère politique. Les troupes commencent à supposer un complot politique de la part du gouvernement – le Directoire – désireux de se défaire de l’armée acquise à Napoléon. Celle-ci a le moral dans les talons.

Napoléon saisit alors le taureau par les cornes. Le 11 juillet 1798, il fait ranger les troupes pour une revue générale. Les fusils doivent être rutilants, les uniformes brossés, les règlements respectés à la lettre. Ainsi fut fait. A trois heures de l’après-midi, tous les soldats se trouvent à leur place en plein soleil. Un roulement de tambour annonce le chef des armées. Les drapeaux sont hissés. Tous les regards sont tournés vers lui, une pression à laquelle il est à présent accoutumé. Napoléon passe devant chacune des cinq divisions, ramène son cheval au centre et convoque les officiers. « Je vous préviens que nous n’avons pas achevé nos souffrances », lance-t-il. « Nous aurons des combats à soutenir, des victoires à remporter et des déserts à traverser. Enfin, nous arriverons au Caire où nous aurons tout le pain que nous voudrons ! »

La bataille des pyramides (le 21 juillet 1789), Louis-François Lejeune, 1806 (détail). Napoléon avant la bataille à ses troupes:
La bataille des pyramides (le 21 juillet 1789), Louis-François Lejeune, 1806 (détail). Napoléon avant la bataille à ses troupes:  » Rappelez-vous qu’au sommet de ces pyramides, quarante siècles d’histoire vous contemplent. « © BRIDGEMAN IMAGES

En s’éloignant, il entend les voix des officiers qui transmettent son message à leurs hommes. Il ne se retourne pas lorsqu’il entend ensuite des chants s’élever des rangs. Ils vont se battre et vaincre. Napoléon n’en doute pas un instant. Lorsque le lendemain, les premiers rayons du soleil rougeoient à l’horizon, Bonaparte ordonne au corps de musique de jouer la Marseillaise. Une heure plus tard, il voit s’avancer au loin les premières colonnes de la cavalerie mamelouke. Certains portent des casques dorés qui rutilent au soleil, d’autres des turbans colorés. Ces mameloukes suivent l’armée napoléonienne à distance. La caravane se poursuit ainsi vers le sud, jusqu’à ce qu’un jour à l’aube, les soldats français atteignent leurs positions. Au-delà du Nil, ils voient les centaines de minarets de la capitale égyptienne briller au soleil. Dominant la ville, l’ancienne citadelle de Saladin dresse sa silhouette menaçante.

Des cris victorieux s’élèvent des rangs français. Ils sont arrivés! Bonaparte a tenu parole. Après un repos d’une heure exactement, les soldats sont disposés en ordre de bataille. Les combats se dérouleront sous les regards d’un public nombreux. Toute la population du Caire s’est massée sur l’autre rive pour assister à cette confrontation décisive. Quinze kilomètres plus loin à l’ouest, les Français aperçoivent le sommet des anciennes pyramides du désert se dresser vers le ciel. Cette vue inspire Bonaparte. Il longe ses troupes, ordonne d’avancer et de bien serrer les rangs à l’approche des Mamelouks. Il tient aussi un bref discours : « Soldats ! Vous êtes venus de loin pour libérer ces pays des barbares, apporter la civilisation à l’Orient et garder ce pays hors de l’emprise des Anglais. A présent, nous allons nous battre. » Vient alors l’une de ses phrases choc, qui entreront dans les annales : « Songez que du haut de ces pyramides, quarante siècles d’histoire vous contemplent. »

Tabatière à l'effigie de Napoléon et Joséphine. Le visage du nouveau héros français sert d'outil publicitaire pour tout, des livres aux cannes et aux boites de bonbons.
Tabatière à l’effigie de Napoléon et Joséphine. Le visage du nouveau héros français sert d’outil publicitaire pour tout, des livres aux cannes et aux boites de bonbons.© GETTY IMAGES

Le 29e bulletin

Durant l’hiver 1812, la campagne de Russie touche à sa fin. La retraite est une débâcle. Le froid et le dénuement coûtent la vie à des dizaines de milliers de soldats. Le 3 décembre 1812, l’avant-garde arrive avec l’empereur à Molodetchna, à 80 km de Vilnius. Napoléon passe la nuit dans une petite ferme et se retire le soir dans une chambre avec son secrétaire, le baron Fain, pour rédiger à la lumière d’une chandelle un texte qui choquera l’Europe tout entière. Il dicte le 29e Bulletin de la Grande Armée, car il lui faut d’urgence mener une communication de crise. Le caractère un peu brumeux du propos cache mal la déception profonde qu’éprouve son auteur.

Napoléon reconnaît sans détour que la guerre a mal tourné. La première phrase est éloquente : « Jusqu’au 6 novembre le temps a été parfait. » Le doute n’est pas permis : l’armée a été défaite par le temps, et non par les Russes. Ce n’est pas l’entière vérité, même si ce n’est pas un mensonge non plus. Contrairement à son habitude, Napoléon laisse entendre que l’armée s’est effondrée. « Dire que l’armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel, c’est le résultat de l’exposé qui vient d’être fait. » Bonaparte ne donne pas de chiffres précis quant aux pertes subies, mais il suffit de lire que 30 000 chevaux sont perdus et que l’arrière-garde du maréchal Ney ne compte plus que 3 000 hommes pour se rendre compte qu’une véritable tragédie s’est déroulée en Russie.

L’empereur sait pertinemment quel choc ces lignes vont provoquer après dix ans de communiqués victorieux et de prestations militaires remarquables. Aussi la dernière phrase de ce Bulletin caractérise-t-elle bien l’instinct de survie politique de l’homme : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. » Il ne fallait surtout pas qu’à Paris, on s’imagine que c’en était fini de l’empereur. Si cette précision est astucieuse, on peut se demander quelle a été la réaction des centaines de milliers de veuves et d’orphelins lorsqu’ils ont appris que le chef de l’Etat, lui, était revenu en pleine santé. Dans toutes les capitales européennes, et en particulier à Paris, le 29e Bulletin serait quelques semaines plus tard le document le plus lu du moment.

Près de Smarhon le 3 décembre 1812, Christian Wilhelm von Faber du Faur. Ce jour-là, la campagne de Russie touche à sa fin. La débâcle est complète. Pourtant, Napoléon dicte son célèbre 29e Bulletin de la Grande Armée dans lequel il reconnait avoir été vaincu, non par les Russes mais par l'hiver.
Près de Smarhon le 3 décembre 1812, Christian Wilhelm von Faber du Faur. Ce jour-là, la campagne de Russie touche à sa fin. La débâcle est complète. Pourtant, Napoléon dicte son célèbre 29e Bulletin de la Grande Armée dans lequel il reconnait avoir été vaincu, non par les Russes mais par l’hiver.© Heritage Images/Getty Images

Comment ? Quelques semaines plus tard ? Oui, car bien que Napoléon l’ait dicté au baron Fain dès le 3 décembre, il n’en ordonne la publication que le 16. « Les bulletins de guerre de l’empereur étaient écrits pour Paris et toute l’Europe », expliquera le baron. « C’est pourquoi leur effet faisait toujours l’objet d’un calcul politique ; il ne disait dans ses bulletins que ce qu’il pouvait y dire. Il évitait de parler de circonstances s’il craignait qu’une mention hâtive ne recèle un danger, qu’elle alerte nos ennemis ou inquiète nos amis.

Deux jours après la rédaction du texte, le 5 décembre 1812, Napoléon laisse l’armée en Russie pour rentrer à Paris en compagnie de Caulaincourt. Il sait que la nouvelle de la désastreuse campagne de Russie, qui torpillerait sa réputation d’autorité militaire et politique, finira par être connue dans l’Europe tout entière. Il prend donc les devants et ne laisse publier les phrases soigneusement pesées du 29e Bulletin qu’au moment où il s’approche du trône. De cette façon, il peut annoncer la mauvaise nouvelle par lettre et non pas en personne. Ensuite, l’arrière-ban dispose de plusieurs jours pour digérer le choc. Mais avant qu’ils soient pris de panique ou battent le tambour, il serait de retour auprès d’eux, il pourrait feindre que tout est parfait et travailler aussitôt au redressement.

Si le 29e Bulletin avait été diffusé en France alors que Napoléon était encore en Russie, ses opposants auraient pu saisir la confusion et la panique pour s’emparer du pouvoir dans la capitale. Ce scénario s’était déjà produit pendant la campagne de Russie. Quatre jours après le départ de l’empereur de Moscou, le 18 octobre, le général Claude-François de Malet avait tenté un coup d’Etat à Paris. A l’aide de faux documents, il avait réussi à faire croire à quelques colonels et généraux, mais aussi au préfet du département de la Seine, que l’empereur avait péri. Ce préfet avait même déjà aménagé à la mairie une salle pour y faire siéger un gouvernement provisoire. Le lendemain, Malet était démasqué et arrêté. La tentative était perdue d’avance mais a confirmé le pressentiment qu’avait Napoléon quant à la situation politique à Paris. « Il y va des Français comme des femmes, il ne faut jamais les laisser seuls trop longtemps », avait-il plaisanté. Tant sur le plan du contenu que sur celui du timing, ce 29e Bulletin illustre les talents de communicateur de l’empereur. Il faisait partie d’un plan de campagne politique élaboré avec la même précision stratégique que ses campagnes militaires.

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