Au Parlement norvégien, un registre en ligne permet de traquer les conflits d'intérêts des élus. © LISE AASERUD/BELGAIMAGE

Transparence: à quand le modèle norvégien chez nous ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

En Belgique, il n’y a que les scandales qui font avancer la transparence. En Norvège, c’est culturel. Et si la culture norvégienne nous inspirait ? Reportage.

Au sens étymologique, transparence signifie  » qui laisse passer la lumière  » et, au sens figuré,  » qui ne cache rien « . Mais, dans le langage politique, le mot ne semble pas avoir la même portée partout. En Belgique, il en faut des scandales sur l’opacité de la gestion publique (la Carolo, Kazakhgate, Publifin, Samusocial…) pour engranger ensuite des avancées en matière de gouvernance et de transparence. Mais des avancées timides. Dans son dernier rapport, mi-septembre, le Greco (Groupe d’Etats contre la corruption), un organe du Conseil de l’Europe, l’a constaté.

Sur le registre des lobbys mis en place en 2018 à la Chambre des représentants, par exemple : il ne permet pas de voir qui vient rencontrer quel parlementaire. Ou sur la transparence des revenus des mandataires publics : le Greco déplore que les déclarations de patrimoine n’aient pas été étendues aux conjoints et ne soient pas publiées sur un site Internet officiel. Il rappelle que  » les exigences en matière de vie privée ne devraient pas s’opposer à la publication de ces informations concernant des représentants élus au suffrage universel.  » Cette dernière sentence ne semble pas trop émouvoir nos édiles. En Norvège, elle ferait mouche. La Une des journaux même.

Chez les politiques belges, la transparence est une question de génération.

A deux heures d’avion de Bruxelles, l’air de la capitale Oslo, nichée dans un fjord, est agréable à respirer. La circulation y est moins dense qu’à Bruxelles. Les transports en commun sont réguliers et ponctuels. Dans les trains, on peut s’installer dans un compartiment  » silence  » pour échapper à la pollution sonore des accros du smartphone. Ecoles, universités, soins de santé sont gratuits, ou presque. L’Etat-providence norvégien est garanti par un modèle démocratique robuste et pragmatique.

Opiniâtreté de Vikings

Caracolant dans le top 3 des habitants les plus riches du monde depuis la découverte de gisements pétroliers au large de leurs côtes, les Norvégiens laissent une bonne partie de leur salaire au fisc (toutefois, moins qu’en Belgique). Aussi, dans cette monarchie constitutionnelle nordique, la transparence de toutes les institutions financées par les impôts est prise très au sérieux. Pas question de dilapider la moindre couronne (NOK). Les journalistes veillent d’ailleurs au grain, avec une opiniâtreté de Vikings. A la rédaction d’ Aftenposten, l’un des principaux quotidiens norvégiens, Henning Carr Ekroll enquête depuis un an, avec un collègue, sur les factures de voyage des 169 députés du Storting, l’unique chambre du Parlement.

Deux d’entre eux ont été épinglés par le journaliste pour avoir remis des factures fictives, couvrant des déplacements privés, dont l’un pour 450 000 NOK (45 000 euros). Ils sont désormais poursuivis par la justice et risquent une lourde peine de prison. Neuf autres élus doivent rembourser de plus petites sommes.  » Nous disposions de données brutes du Parlement, nous explique Ekroll, soit 19 700 factures. Nous avons fait un premier tri pour repérer les cas suspects, puis introduit des demandes de documents plus spécifiques. Cette longue enquête n’aurait bien sûr pas été possible sans le Foia.  »

Le journaliste Henning Carr Ekroll a épluché 19 700 notes de frais de voyages des 169 députés.
Le journaliste Henning Carr Ekroll a épluché 19 700 notes de frais de voyages des 169 députés.© DR

Quasi tous les documents sont publics

Foia ? Le Freedom of Information Act est le sacro-saint texte de loi qui érige la transparence en fierté nationale. Il garantit l’accès aux documents publics, obligeant les administrations norvégiennes (gouvernementales, régionales, municipales…) à conserver tous leurs documents pour les mettre en ligne. Chacun est numéroté, daté et fait l’objet d’une brève description. Certains sont consultables dans leur intégralité. Pour les autres, on peut introduire une demande d’accès, anonyme, gratuite et sans justification. La loi prévoit des exceptions à la règle, surtout liées à la vie privée ou la sécurité. Mais ces exceptions alimentent le débat permanent sur la transparence, qui tourne aussi autour des mails, sms, tweets, posts Facebook : doivent-ils être conservés ?

Quoi qu’il en soit, tout refus doit être dûment motivé par l’administration concernée. Et, pour permettre aux citoyens de faire pression avant qu’une décision publique ne soit prise, il y a des délais légaux de mise en ligne (quatre jours) et de réponse (trois jours) à respecter, avec la possibilité de saisir une instance supérieure en cas de dépassement ou de refus. Ici aussi, la presse se montre intraitable : la puissante commission des journalistes et éditeurs norvégiens publie des palmarès où sont épinglés les ministères ou les communes les plus lents à enregistrer leurs documents en ligne ou les plus réticents à répondre aux demandes d’accès.

Même si les portails d’accès officiels avec moteur de recherche, tel l’important Innsyn.no, sont régulièrement améliorés, il n’est pas toujours simple de s’y retrouver dans ces dizaines de millions d’entrées. Raison pour laquelle des associations, comme Norske-poslister.no, s’attachent à rassembler les différents registres et à indexer les documents de manière pratique pour faciliter les recherches.  » Un gros problème est que trop d’informations inutiles sont stockées par le gouvernement, par exemple les images des voitures passant les péages routiers, relève Petter, actif dans l’une de ces associations. Il y a une inflation d’informations, sans compter les conflits entre législations : Foia, vie privée, droit d’auteur…  »

Tout doit être déclaré

La transparence norvégienne ne se résume pas à ces gigantesques répertoires publics. Au Storting, un registre en ligne permet de traquer les conflits d’intérêts des élus. Rien ne leur est interdit mais ils doivent déclarer tout ce qui risquerait d’influencer leur travail de parlementaire : leurs activités et mandats rémunérés publics ou privés et le montant des rémunérations, les actions et participations qu’ils détiennent, même indirectement, toute aide financière ou matérielle fournie par une société, les contrats d’emplois conclus qui entreront en vigueur à l’issue de leur mandat parlementaire, les cadeaux de plus de 2 000 NOK (200 euros) qu’ils ont reçus, avec l’identité du donateur, et les voyages liés à leur fonction dont les dépenses ne sont pas couvertes par le Parlement.

Pour lutter contre le pantouflage, la reconversion du personnel politique est également strictement réglementée. L’objectif de la loi sur la quarantaine est clairement de contribuer à assurer la confiance dans le système politique et les administrations. Lorsqu’un ministre, un conseiller politique ou un haut fonctionnaire quitte son poste pour être engagé dans le privé ou même dans un autre ministère, le Karantenenemnda, conseil indépendant de quarantaine, peut imposer une période de cooling-off ou des restrictions. Cette année, il a déjà décrété une quarantaine de périodes de trois à six mois dans sept cas sur quatorze départs examinés et a rappelé à l’ordre l’ancien ministre de la Pêche qui n’avait pas respecté une interdiction, ce qui a d’ailleurs fait la Une des journaux.

Dans ce pays, 8e exportateur de pétrole, la corruption est perçue comme très faible.
Dans ce pays, 8e exportateur de pétrole, la corruption est perçue comme très faible.© NERIJUS ADOMAITIS/REUTERS

Le salaire de son voisin

Autre particularité plus connue de la Norvège : depuis 2001, en quelques clics, on peut consulter les données fiscales (revenus, fortune, montant des impôts) des politiciens du pays, mais aussi des stars, des sportifs professionnels et… de tous les contribuables. Une transparence unique – en Suède et en Finlande, les données fiscales sont publiques mais pas mises en ligne – dont se targue le directeur de l’Office des impôts, Hans Christian Holte, qui aime répéter que cela renforce considérablement le capital confiance de l’administration fiscale. Les autorités norvégiennes tablent sur le fait qu’en constatant que tout le monde paie bien des taxes, tous les citoyens se soumettent facilement à leurs obligations fiscales. Toutefois, depuis cinq ans, les consultations en ligne ne sont plus anonymes car elles entraînaient beaucoup de voyeurisme. La presse, elle, s’en sert abondamment pour ses enquêtes.

Tous ces garde-fous et obligations n’empêchent pas les scandales d’éclater au pays de Jo Nesbø, roi du polar nordique. Mais ils sont rares. Vous ne trouverez aucune personnalité norvégienne dans les Panama Papers. L’épisode du compte suisse détenu par la famille d’un maire d’Oslo est exceptionnel et ancien (2007). Si l’on en croit l’indice de perception de Transparency International, la corruption semble faible dans ce pays, 8e producteur mondial de pétrole et 3e exportateur de gaz naturel. Même la tuerie de 2011 (77 morts) perpétrée par Anders Breivik n’a pas ébranlé la foi des Norvégiens en leur fonctionnement démocratique exemplaire.

Même s’il est imparfait, ce système ne pourrait-il pas inspirer nos institutions ? Est-il exportable tel quel en Belgique ? Claude Archer, de la plateforme Transparencia.be qui a récemment participé à Oslo à une réunion entre associations luttant pour la transparence (1), y croit.  » La mise en ligne de documents publics numérotés et indexés ne rencontre aucun obstacle technique grâce aux technologies numériques actuelles, analyse-t-il. Mettre ce type de registre en ligne constitue juste un choix politique.  »

Au début de cette législature, le député Ecolo Gilles Vanden Burre a redéposé sa proposition de loi visant à réduire le pantouflage en prévoyant une période tampon lorsqu’un ministre ou un chef de cabinet quitte ses fonctions pour le privé avec un risque de conflit d’intérêts. L’année dernière, au Parlement, sa proposition a été rejetée quasi unanimement. Pour élaborer son texte, il s’était intéressé entre autres aux systèmes nordiques, dont celui de la Norvège. Selon lui, nous ne sommes pas prêts culturellement à ce genre de transparence.  » Cela arrivera inévitablement chez nous, mais plus tard, affirme l’élu de 41 ans. C’est sans doute une question de génération. Je le vois dans les autres partis, la transparence semble naturelle à ceux qui ont mon âge ou qui sont plus jeunes.  »

(1) Cette rencontre était organisée par l’association britannique MySociety (voir Alaveteli.org), précurseur en matière de développement d’outils online pour améliorer l’accès aux documents publics.

Les fondements de la transparence

Il existe plusieurs facteurs pouvant expliquer cette incroyable culture norvégienne pour la transparence. Selon le professeur de droit à l’université d’Oslo Eivind Smith, la société norvégienne, qui n’a pas d’héritage féodal fort, est dominée par une idéologie très égalitariste sur le plan socio-économique. La Norvège enregistre l’un des plus petits écarts de revenus au monde entre employés et patrons.  » Il y a aussi chez nous une très ancienne tradition d’alphabétisation, selon Eivind Smith, qui est due notamment à l’idée luthérienne de pouvoir lire par soi-même les textes bibliques. Les premières écoles publiques sont apparues au début du xviiie.  » Tout cela a contribué à un niveau d’éducation élevé propice à revendiquer depuis longtemps davantage de transparence. Sans compter également la taille de la société norvégienne qui rend la transparence plus inévitable : un peu plus de cinq millions d’habitants. Dans un pays où toutes les familles se connaissent, le contrôle social est particulièrement important.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire