Philippe Lamberts

Taxation des multinationales : « pourquoi fermer les yeux ? »

Philippe Lamberts Co-Président du Groupe des Verts/ALE au Parlement européen

En politique,l’aveuglement volontaire peut être un choix de raison. Surtout lorsque la réalité est trop dure à accepter… ou à assumer. Le cas de la fiscalité des entreprises multinationales est emblématique à ce sujet : dans ce domaine, nos gouvernements préfèrent organiser leur propre ignorance, en se privant délibérément de données statistiques essentielles pour mesurer l’efficacité de leurs politiques publiques.

Jugez plutôt : à l’heure actuelle, il n’existe toujours pas au niveau européen de base de données précise concernant les taux d’imposition effectifs qui sont appliqués aux entreprises multinationales. Cela entrave dès lors la capacité des gouvernements européens à évaluer les montants de taxe qu’elles paient réellement… et à adopter des mesures correctives, dans le cas où les impôts perçus se révéleraient nettement en deçà de ce qui est officiellement dû et escompté. C’est tout le débat portant sur la différence entre taux d’imposition effectif (« réel ») et taux d’imposition nominal (« officiel »).

Afin de contribuer à combler le manque de données dans ce domaine, le Groupe des Verts au Parlement européen a commandé une étude académique sur la question. Bien que parcellaire (faute de chiffres officiels précis), elle confirme que les grandes entreprises, passées maîtresses en matière d’optimisation fiscale, se trouvent moins taxées que les petites.

Plus précisément, trois constats éclairants peuvent être tirés de notre étude.

Tout d’abord, au niveau européen, le Luxembourg présente le taux d’imposition effectif (TIE) des multinationales le plus bas (2,2%), devant la Hongrie (7,5%), la Bulgarie (9,5%), Chypre (9,6%) et les Pays-Bas (10,4%). Avec un TIE de 14,3%, la Belgique se situe, quant à elle, dans le ventre mou du classement, dont les premières places sont occupées par l’Italie (30%), la Grèce (28%) et l’Espagne (22%).

Deuxièmement, il existe des écarts substantiels entre les deux taux observés (nominal et effectif). À nouveau, le Luxembourg (2,2% vs 29,1%) constitue le cas le plus extrême en Europe. Mais d’autres États membres présentent également des différences très élevées entre les deux taux. C’est le cas de la Belgique, où l’écart entre le taux « officiel » de l’impôt des sociétés (34%) et le taux « réel » (14,3%) est conséquent. Cela prouve que le taux nominal (« officiel ») ne constitue pas une information utile pour évaluer la charge fiscale pesant sur les entreprises multinationales : il ne signifie rien sans prise en compte de l’assiette sur laquelle s’applique ce taux, ainsi que des niches fiscales accordés aux entreprises concernées.

Troisièmement, la plupart des pays européens imposent les entreprises multinationales de manière régressive : plus l’entreprise multinationale est grande, plus le taux effectif est bas. Selon l’auteur du rapport, la Belgique ferait d’ailleurs partie des pays étudiés taxant les entreprises multinationales de la manière la plus régressive : si le taux moyen effectif appliqué aux multinationales de petite taille (c’est-à-dire, dont le total des actifs est inférieur à 10 millions de dollars) est de 29,3%, il chute à 11,7% pour les plus grandes d’entre elles (dont le total des actifs est supérieur à 100 millions de dollars).

Bref, notre étude rappelle la nécessité de disposer de données de meilleure qualité dans ce domaine, afin de pouvoir garantir que la justice fiscale soit bien réelle, et non plus une position de principe chimérique.

Taxation des multinationales : pourquoi fermer les yeux ?

La voie la plus directe pour y parvenir serait d’imposer aux entreprises multinationales une mesure revendiquée depuis plus d’une décennie par la société civile et les écologistes, à savoir : le ‘reporting pays-par-pays’. Elle obligerait ces dernières à rendre publiques, dans chacune des juridictions fiscales où elles exercent des activités, des informations spécifiques, incluant notamment : le montant de leur chiffre d’affaires, leur bénéfice avant impôts, le nombre de leurs employés, ou encore les bénéfices provenant d’un traitement fiscal privilégié. L’idée du ‘reporting pays-par-pays’ étant de pouvoir vérifier si ces entreprises multinationales paient des impôts là où se déroulent réellement leurs activités économiques ou si elles déplacent artificiellement leurs profits dans des juridictions où les taux d’imposition sont faibles afin d’éviter l’impôt.

Malheureusement, en raison de la règle de l’unanimité en matière fiscale, une minorité d’États membres (dont le Luxembourg, l’Autriche, la Hongrie, la Suède et Chypre) continue de bloquer toute avancée en la matière.

Cette stratégie de l’aveuglement commence néanmoins à battre sérieusement de l’aile : à l’image du mouvement des gilets jaunes en France et en Belgique, une partie grandissante de l’opinion publique ne tolère plus l’injustice fiscale entretenue par nos gouvernements.

À l’approche des élections européennes, ces derniers devraient d’ailleurs lire sans plus tarder le dernier rapport d’Oxfam (intitulé « Services publics ou fortunes privées »). Celui-ci rappelle que, depuis la crise financière de 2008, « le poids de la fiscalité a été transféré des entreprises vers les ménages » (via l’augmentation de l’impôt sur les salaires et des taxes sur la consommation), ce qui a contribué à aggraver les inégalités.

Il convient donc de remédier sans plus tarder à cette situation explosive, en refondant la fiscalité sur les principes d’équité et de progressivité. Le vivre-ensemble dans nos sociétés en dépend, plus que jamais.

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