Le nouveau consulat général de Turquie est une démonstration de force architecturale. © F. MAIGROT/REA

Strasbourg, capitale de l’islam turc

Le Vif

Avec sa très importante communauté turque, la métropole européenne est au coeur de la stratégie d’influence du président Erdogan.

Une quinzaine d’adolescents s’égaillent à la sortie du collège privé Eyyûb Sultan. Les garçons, en tee-shirt, jean et baskets, se regroupent autour d’un scooter. Les filles discutent entre elles, téléphone mobile à la main. Elles arborent pour la plupart un foulard et une robe longue aux couleurs vives, à la mode traditionnelle turque. A côté du collège se dresse un énorme chantier. Celui de la future grande mosquée Eyyûb Sultan, qui pourrait ouvrir ses portes en 2023. Enfin, si les finances sont au rendez-vous : le budget initial de 20 millions d’euros a déjà atteint les 32 millions… De style ottoman, la mosquée pourra accueillir 2 500 fidèles, dans une salle de prière de 900 mètres carrés et un patio de 1 000 mètres carrés, entourés de locaux socioculturels, d’un restaurant… Ses deux minarets culmineront à 36 mètres de hauteur dans le quartier de la Meinau, près du stade de football du Racing Club de Strasbourg.

 » Ce sera la plus grande nouvelle mosquée de France, et sûrement l’une des dernières de cette taille autorisée à être construite en Europe « , se félicite Sabahaddin Aydemir, responsable régional du Milli Görüs ( » Vision de la communauté « ), une fédération d’organisations islamiques très conservatrices d’obédience turque, qui porte le projet de l’édifice religieux.  » Nous n’avons pas demandé de subventions à la Ville. Le chantier avance au rythme des dons des fidèles : trois millions d’euros aujourd’hui « , explique Ertugrul Güler, salarié du Milli Görüs, qui reçoit cordialement autour d’un verre de thé, dans les locaux provisoires de l’association. Et si les dons des fidèles ne suffisaient pas ?  » Si un pays nous proposait une grosse somme, il serait difficile de la refuser…  » Un ange, venu de Turquie, passe…

Strasbourg, siège du Parlement européen, est un point d’ancrage particulier pour la communauté franco-turque. Première région à avoir vu arriver des paysans d’Anatolie dans les années 1960, le Grand Est accueille aujourd’hui environ 130 000 personnes d’origine turque, la troisième plus grosse communauté en France. A Strasbourg, les Turcs sont majoritaires parmi les musulmans de nationalité étrangère. De nombreuses associations et des partis politiques liés au pays d’origine y ont pignon sur rue. Cette communauté, loin d’être uniforme, est tiraillée entre des courants antagonistes : pro-Kurdes,  » Loups gris  » ultranationalistes, opposants ou inconditionnels du Parti de la justice et du développement (AKP) et du président turc Erdogan. Ce dernier est venu à trois reprises à Strasbourg. En octobre 2015, il y avait galvanisé 12 000  » supporteurs « , lors d’une  » rencontre citoyenne contre le terrorisme  » ressemblant à s’y méprendre à un meeting électoral.  » Il est évident qu’Erdogan veut faire de Strasbourg un lieu d’influence turque, non seulement en France, mais à l’échelle européenne « , analyse Bernard Godard, fin connaisseur de l’islam en France, et ancien responsable du bureau des cultes au ministère de l’Intérieur.

Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre quai Jacoutot, le long de la rivière Ill. A deux pas des institutions européennes, le nouveau consulat général de Turquie est une démonstration de force architecturale. Sur une parcelle de 13 000 mètres carrés, l’ensemble est aussi gigantesque qu’ultramoderne : une centaine de salles, réparties dans un polygone de plus de 100 mètres pour son plus grand côté…  » En dehors de sa fonction consulaire, l’endroit sera le point de convergence en Europe des services de renseignement turcs « , glisse au Vif/L’Express une source avisée.

Repas de rupture du jeûne du mois de ramadan dans le quartier de Hautepierre.
Repas de rupture du jeûne du mois de ramadan dans le quartier de Hautepierre.© A. MIRDASS/HANS LUCAS

Un faux nez de l’AKP

A leur échelle, les admirateurs strasbourgeois d’Erdogan cultivent, eux aussi, un surprenant goût du secret. Quasi impossible d’obtenir un rendez-vous. Motif :  » La presse déforme tout ce que nous disons.  » Seul Murat Erçan, président du collège-lycée privé confessionnel Yunus Emre, consent à délivrer quelques informations.  » Ici, l’enseignement classique est complété par des cours de religion et d’éthique. L’arabe et le turc sont privilégiés comme langues étrangères « , indique le quadragénaire, qui est également chargé de mission par le Ditib, l’organisme turc chargé des affaires religieuses en France.  » Nos professeurs sont très bien formés : ils ont fait leurs études de théologie dans les meilleures facultés de Turquie.  »

Les responsables de l’antenne régionale du Ditib sont encore moins loquaces. Certes, son président n’est pas francophone. Mais le responsable des relations publiques, Saban Kiper – ancien conseiller municipal (PS) écarté pour ses critiques répétées des principes de la laïcité -, refuse toute interview. Sauf si ses réponses sont  » intégralement publiées « … Dommage, car Saban Kiper est également membre du Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), devenu un relais d’influence de l’AKP au sein de la communauté. Son président, Ali Gedikoglu, est un ami de l’actuel ministre de l’Intérieur turc. En 2015, à l’occasion des élections départementales en France, deux membres du Cojep ont créé le Parti égalité et justice (PEJ). Ce faux nez de l’AKP avait obtenu jusqu’à 10 % des suffrages dans un bureau de vote de la ville. Sollicité à plusieurs reprises, le président du PEJ n’a pas répondu à nos demandes.  » Depuis qu’Erdogan est président, on sent qu’ils montent en puissance « , constate Yasmine, secrétaire de direction dans une petite société de travaux publics.  » Cela se manifeste par de petits signes : un père s’entend dire que sa fille devrait mettre le voile, que son fils ne fréquente plus telle association « , poursuit cette trentenaire, en jupe et tee-shirt griffés.

Une académie « fantôme »

L’imbrication entre les structures communautaires  » islamo-conservatrices  » prend tout son sens dans le quartier de Hautepierre. Près de petits immeubles d’habitation, un îlot urbain de 20 000 mètres carrés, racheté à la Poste, a des allures d’enclave turque. A l’angle de deux rues, un local désaffecté est voué à accueillir le  » Salon de l’union des femmes  » du Ditib. Aux n° 4-6, rue Thomas-Mann, un bâtiment héberge le Ditib Strasbourg et la mosquée Yunus Emre. En contrebas, des élèves du collège-lycée Yunus Emre, situé sur le trottoir d’en face, jouent au basket. Juste à côté, un autre immeuble, de deux étages. Devant, un panneau :  » Diyanet Strasbourg académie « . En Turquie, la Diyanet est le ministère des Affaires religieuses, qui forme, nomme et salarie le personnel voué au culte. Officiellement, cette  » académie strasbourgeoise  » de théologie n’est qu’une ébauche de projet. Pourtant, à l’accueil, une jeune femme explique aimablement que des personnes, venant parfois d’Allemagne, y séjournent quelques jours lors de  » formations « …

A deux pas de la cathédrale de Strasbourg, Faruk Günaltay, 70 ans, amateur de cigares et de liberté d’expression, dirige le cinéma d’art et d’essai Odyssée. Il dénonce ouvertement les tentatives de mise sous tutelle des Franco-Turcs par les fans d’Erdogan.  » Les pouvoirs publics français doivent faire respecter un équilibre complexe : ni  » turcophobie  » ni permissivité face à ceux qui défient la laïcité pour complaire à Ankara « , souligne ce fils de diplomate. Aux prétentions grandiloquentes des pro-AKP répond aussi l’optimisme de la nouvelle génération. A l’image de Mehmet, 24 ans, étudiant, sensible au pays d’origine de ses parents, mais qui  » construit sa vie ici « . Plus près du cours paisible de l’Ill que des flots majestueux du Bosphore.

Par Boris Thiolay.

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