Sortie du nucléaire: pourquoi l’Allemagne a réussi alors que la Belgique continue d’échouer (reportage)

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Prolongés. Les deux réacteurs nucléaires de Doel 4 et Tihange 3 resteront encore en activité 10 ans, à la place d’être fermés en 2025. Tel l’a décidé, vendredi, la Vivaldi. Mais pourquoi la Belgique échoue-t-elle depuis 20 ans à tenir cette promesse, là où l’Allemagne voisinne y est parvenue ? Reportage à Lingen, dont la centrale nucléaire sera une des dernières à fermer en vertu de la transition énergétique voulue par Berlin en 2011 après la catastrophe de Fukushima. Place à l’hydrogène vert.

C’est un gros bourg entouré de forêts et bordé par le canal de la Ems, à quelques kilomètres de la frontière néerlandaise. Rue piétonne bordée des incontournables chaînes de mode internationales, quelques bâtisses à colombage des XVIe et XVIIe siècles… Mis à part une poignée de curiosités dont l’ancien hôtel de ville, petit bâtiment blanc avec pignon à gradins typique de la Renaissance néerlandaise, agrémenté d’un imposant escalier en arc de cercle et d’un carillon animé trois fois par jour, ou l’ancienne usine de locomotives transformée en galerie d’art, rien ne distingue en apparence Lingen, 58 000 habitants, de ses voisines reliées à elle par un petit train régional longeant pendant des dizaines de kilomètres des zones de pavillons en brique entourés de jardins soignés.

A Lingen, l’économie est dominée par l’énergie depuis des décennies. La région dormait sur les plus gros réservoirs de pétrole et de gaz d’Allemagne.

C’est pourtant dans cette commune que se joue une page du virage énergétique impulsé par Angela Merkel. La centrale nucléaire de Lingen sera la dernière à se déconnecter du réseau, fin 2022, conformément à la décision prise par la chancelière en 2011 de mettre fin au nucléaire à la suite du drame de Fukushima au Japon. C’est également à Lingen que l’Allemagne veut produire à compter de 2024 les plus grosses quantités au monde d’hydrogène vert.

A Lingen, l’économie est dominée par l’énergie depuis des décennies. La région, qui dormait sur les plus gros réservoirs de pétrole et de gaz d’Allemagne, s’est lancée dans l’extraction à la fin des années 1940. Aujourd’hui encore, la raffinerie de BP emploie 750 personnes. Rosen, spécialiste des équipements spéciaux pour l’industrie pétrolière, leader mondial sur son créneau, est implanté à Lingen avec 1 500 salariés. Le fabricant d’électricité RWE y exploite une centrale à gaz de 400 salariés et Framatome produit des éléments de combustible pour le nucléaire civil. En regard de ces infrastructures, la centrale nucléaire avec ses quelque 400 salariés semble de dimension modeste. C’est pourtant elle qui assure toujours la base de la prospérité de la ville, grâce aux colossales, mais tenues secrètes, recettes fiscales qu’elle procure à la commune.

Lingen n'abrite pas seulement une centrale nucléaire. Riche de son pétrole, elle accueille aussi une raffinerie du géant BP.
Lingen n’abrite pas seulement une centrale nucléaire. Riche de son pétrole, elle accueille aussi une raffinerie du géant BP.© BP

Un quart de la production nationale

Le maire de Lingen, Dieter Krone, sans étiquette, se souvient parfaitement du tremblement de terre provoqué par la conférence de presse d’Angela Merkel le 14 mars 2011, trois jours après la catastrophe de Fukushima. La chancelière parle alors de « césure pour le monde entier, pour l’Europe et pour l’Allemagne », annonce un « moratoire » de trois mois sur le nucléaire et demande un « grand débat » sur la politique énergétique de l’Allemagne car « il est de notre devoir d’atteindre le plus vite possible l’âge des énergies renouvelables ». Le nucléaire représente alors 22% dans la production d’électricité du pays. Dix ans plus tard, plus de 50% de la consommation d’électricité provient des énergies renouvelables et la décision de 2011 aura été l’une des plus lourdes de conséquences de la carrière politique d’ Angela Merkel.

« L’annonce de mars 2011 a provoqué de grosses inquiétudes dans la ville, se rappelle le maire, alors en poste depuis un an seulement. Les gens étaient à la fois inquiets que quelque chose puisse se produire ici aussi. Et tout le monde se demandait ce que ça signifiait pour la centrale de Lingen. » Il apparaît rapidement que le site ne sera pas concerné par les fermetures immédiates décidées par le Parlement. Le 30 juin 2011, les députés allemands adoptent à une écrasante majorité le projet de loi présenté par le gouvernement Merkel, qui prévoit la fermeture des dix-sept centrales encore en activité d’ici au 31 décembre 2022. Huit centrales plus anciennes se voient retirer immédiatement leur autorisation de fonctionnement. Les neuf autres fermeront par étapes. Lingen sera la dernière à mettre la clé sous la porte. Lingen 2, en fonction depuis 1988, produit 10 000 gigawatts-heure de courant par an, de quoi approvisionner 3,5 millions de foyers. Lingen 1, inaugurée en 1968 et fermée en 1977, est toujours en cours de démembrement.

Sortie du nucléaire: pourquoi l'Allemagne a réussi alors que la Belgique continue d'échouer (reportage)

Il faut prendre une petite route à travers la forêt pour atteindre le site. Seule la fumée blanche s’élevant de la tour aéroréfrigérante indique que le géant de béton est encore en activité. Aucun mouvement de véhicule ou de personnel sur le site. Le centre d’information destiné au public semble lui aussi sortir d’une longue torpeur, liée à la Covid. Une reproduction miniature du site, une maquette électrifiée s’ouvrant en deux pour révéler l’intérieur en activité du colosse, un tableau mural censé prouver que la radioactivité se trouve partout dans notre environnement, jusque dans les modèles anciens de montres qu’on porte au poignet… Le site accueille à l’occasion des classes ou des visiteurs isolés. Le besoin d’information de la population locale semble limité.

Population locale choyée

« Les gens d’ici ne se posent pas de question sur le nucléaire. Il n’y a aucune remise en question », déplore Alexander Vent, l’un des rares militants antinucléaires locaux. Né dans la région, parti vivre plus loin de la centrale pendant trente ans et revenu après l’annonce de la fermeture prochaine, ce père de famille représentant commercial pour l’industrie pharmaceutique est l’un des fondateurs de AgiEL, un groupe de militants demandant la sortie totale du nucléaire civil en Allemagne. Et surtout la fin des activités sur place de Framatome « qui vend des éléments de combustible au monde entier, y compris à des centrales désuètes vraiment dangereuses. Il faut définitivement tourner le dos au nucléaire. » Le groupe de vingt à trente personnes se retrouve une fois par mois. « On veut que ce qui se passe à Lingen soit plus transparent. On organise des manifestations sur le marché, devant la centrale… Malheureusement, les gens ici ne s’intéressent pas à tout ça. Il faut bien voir que les entreprises actives dans le nucléaire ici sont de gros sponsors, du théâtre, de la culture, du club de foot, des associations sportives, etc. »

Les quelque 58 000 habitants de la commune de Lingen ont bénéficié des dividendes de l'industrie nucléaire pendant plusieurs années.
Les quelque 58 000 habitants de la commune de Lingen ont bénéficié des dividendes de l’industrie nucléaire pendant plusieurs années.© BELGA IMAGE

Le maire, de son côté, énumère les bienfaits de décennies de nucléaire pour sa commune. Grâce à sa centrale, Lingen a pu financer un théâtre de sept cents places assises, unique dans la région, des salles de sport, un parking sous-terrain sous l’esplanade du marché, là encore inédit dans la région. Les familles disposent de places en nombre suffisant dans les jardins d’enfants, « et la garde est aussi possible pour une journée complète », ajoute le maire, précision qui ne va toujours pas de soi dans un pays où bien des femmes travaillent à mi-temps, faute de places de garde à temps plein. « Les cadres qui viennent pour quelques années peuvent envoyer leurs enfants dans des écoles bilingues avec l’anglais à côté de l’allemand, ce qui leur permet de poursuivre ensuite leur carrière à l’international« , ajoute Dieter Krone. A Lingen, 2 500 étudiants fréquentent l’antenne locale de l’université d’Osnabrück, installée à côté du musée local dans l’ancienne usine de construction ferroviaire, à deux pas de la gare. Le bâtiment de briques, de verre et d’acier, fraîchement rénové, accueille notamment les quelque vingt-cinq étudiants d’une filière hyperspécialisée dans l’énergie. A Lingen, le taux de chômage est de 2,5% et la population augmente de façon continue, de l’ordre de 10% par an, au point de créer des tensions sur le marché du logement.

Les gens d’ici ne se posent pas de question sur le nucléaire. Il n’y a aucune remise en question.

Cette hyperspécialisation de l’économie locale sur l’énergie est aujourd’hui un atout pour Lingen, à côté de sa situation géographique. Située à proximité des Pays-Bas, du plus gros port européen, Rotterdam, non loin de la mer du Nord et de ses parcs éoliens offshore, le site était tout indiqué pour la production de l’hydrogène vert, sur le développement duquel mise le gouvernement allemand pour atteindre ses objectifs climatiques. Le gouvernement, dont ces objectifs viennent d’être retoqués par la Cour constitutionnelle qui les avait jugés trop peu ambitieux, vise la neutralité carbone à l’horizon 2045. « L’hydrogène, répète à l’envi le ministre de l’Economie Peter Altmaier, est un élément clé du virage énergétique. » Notamment pour l’industrie.

En avril 2019, Angela Merkel inaugurait le parc éolien Arkona, le plus grand de la mer Baltique, situé au large de l'île de Rügen: le pari des énergies renouvelables.
En avril 2019, Angela Merkel inaugurait le parc éolien Arkona, le plus grand de la mer Baltique, situé au large de l’île de Rügen: le pari des énergies renouvelables.© GETTY IMAGES

Pays précurseur

Plusieurs projets concernent directement Lingen. BP et le gestionnaire danois de parcs éoliens offshore Orsted ont ainsi annoncé en novembre vouloir installer à Lingen un électrolyseur de 50 mégawatts capable de produire une tonne d’hydrogène vert par heure, soit près de 9 000 tonnes par an. Le tout grâce au courant produit par le parc offshore d’Orsted. Cela suffirait pour remplacer 20% de la consommation actuelle d’hydrogène d’origine fossile de la raffinerie, et éviter l’émission de 80 000 tonnes de CO2 par an. Dans le cadre d’un autre projet, toujours à Lingen, RWE prévoit de construire le plus grand électrolyseur d’Allemagne, avec une capacité de 100 MW en 2024, 300 MW à terme.

« La décision du gouvernement allemand de sortir du nucléaire a certainement donné l’impulsion nécessaire au développement des énergies renouvelables, estime Tim Hussmann, jeune ingénieur chargé des questions énergétiques pour la municipalité. En tant que physicien, je trouve le nucléaire civil très intéressant. Mais il faut bien avouer que c’est une technique qui coûte beaucoup trop cher si on prend en considération la question du traitement des déchets, toujours non résolue. Il y a bien d’autres moyens de produire du courant sans CO2. »

La production d’électricité sans émissions est devenue une préoccupation de premier plan en Allemagne, plus encore depuis que, sous la pression des écologistes et de l’opinion, le gouvernement Merkel a décidé, en 2019, de mettre également fin aux centrales à charbon d’ici à 2038 et alors que les prévisions font état d’une hausse de la consommation de 60% d’ici à 2030 par rapport à 2018, avec le développement encouragé du parc de véhicules électriques et du chauffage électrique.

L’ Allemagne fait figure de précurseur en termes d’énergies renouvelables. Le pays a commencé à investir en avril 2000 dans le développement des énergies propres, du temps du gouvernement de Gerhard Schröder avec les Verts. Le 1er avril 2000 est adoptée la loi sur les énergies renouvelables (EEG), qui accorde la priorité aux sources d’énergie propres par rapport aux combustibles fossiles, avec de forts incitants pour les particuliers qui s’équiperaient de panneaux solaires ou pour la construction d’éoliennes. En quelques années, l’éolien et le solaire décollent. En 2020, pour la première fois, l’électricité issue des renouvelables injectée dans le réseau dépasse la barre de 50% du mix électrique contre 25% il y a 10 ans. « La baisse du poids du nucléaire (12,5% en 2020) a été surcompensée par le développement des seules énergies renouvelables », explique Claudia Kemfert, experte en énergie à l’Institut de recherche DIW de Berlin. Les centrales nucléaires n’ont donc pas été remplacées par les centrales à charbon, même si celui-ci représente toujours un quart du mix électrique, contrairement à un mythe tenace.

Au nucléaire produit à Lingen va succéder l'hydrogène pour alimenter notamment les voitures de nouvelle génération promues par le ministre allemand de l'Economie Peter Altmaier.
Au nucléaire produit à Lingen va succéder l’hydrogène pour alimenter notamment les voitures de nouvelle génération promues par le ministre allemand de l’Economie Peter Altmaier.© GETTY IMAGES

Décisions importantes attendues

Mais l’effort consenti ne suffit pas. Avec la nécessité de parvenir à la neutralité climatique en 2045, l’Allemagne va devoir mettre les bouchées doubles sur les renouvelables. La part de ceux-ci doit être portée à 65% d’ici à 2030. « Il va falloir doubler les capacités d’ici à 2030 et les multiplier par cinq d’ici à 2050 », résume Murielle Gagnebin, project manager d’Agora. Une gageure, alors que les nouveaux projets se heurtent de plus en plus souvent aux réticences voire à l’opposition des riverains, notamment dans le sud du pays particulièrement industrialisé. « De grosses décisions attendent le prochain gouvernement, souligne Murielle Gagnebin. L’ Allemagne est à la veille de décisions politiques importantes. Le prochain gouvernement devra sans doute décider de sortir plus tôt du charbon, peut-être en 2030, sans quoi il sera impossible d’atteindre la neutralité carbone en 2045. »

A Lingen, le nucléaire va en tout cas occuper la ville encore plusieurs générations. Le démantèlement débutera en 2023. Il faudra attendre 2027 pour que soit achevée la phase de décharge du combustible nucléaire. Et au moins trente ans jusqu’à la phase « prairie verte » et la destruction de tous les bâtiments projetée par le maire. Cent ans même, selon les militants antinucléaires.

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